Le sauvage chez l'enfant
- Par Thierry LEDRU
- Le 26/12/2019
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Un texte essentiel qui parle de cette humanité "hors sol" que j'ai déjà évoquée à maintes reprises et qui explique à mon sens la dévastation commise et l'absence totale de solution, dès lors que le paradigme éducatif n'est pas intégralement revu et corrigé.
"Le théoricien politique Toby Rollo a souligné de quelle façon la soumission par la force des enfants par les adultes forme la fondation psychologique de tous les autres modèles de soumission économique et politique."
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Des espèces meurent, notre planète se réchauffe, et sous le prétexte d’apprendre à nos enfants à sauver le monde, nous continuons à détruire leur côté sauvage, à les «socialiser» en les déplaçant de la nature vers la cage que nous avons construite autour de l’enfance. Nos gentils instituteurs essayent de rendre ça «amusant» pour limiter, ou du moins adoucir les dommages; tels des gardiens de zoo qui donnent des ballons à des ours polaires en captivité, ils tentent de remplacer ce qui a été perdu."
Le sauvage chez l’enfant
Voici un article que j’ai gardé sous le coude un moment et que je redoutais de traduire à cause de sa longueur. Je me suis fait rattraper par mon envie irrepressible de partager les textes de ceux qui exposent avec style les perspectives du monde alignées avec les miennes.
Il s’agit d’un essai sur les conséquences de la domestication de l’enfance telle qu’on la voit à l’œuvre dans tout le modèle éducatif occidental. L’auteure, Carol Black, a par ailleurs réalisé l’excellent documentaire « Schooling the World » (visible intégralement en ligne) qui vaut la peine d’être regardé car il démonte des idées bien ancrées.
NB1: Le texte fait référence à certaines tendances plus américaines qu’européennes, mais le fond est indéniable.
NB2: Le début est une petite dissertation sur les mots difficilement traduisible. J’ai fait de mon mieux. Ne craignez pas de poursuivre, le reste est passionnant.
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Le sauvage chez l’enfant par Carol Black (Avril 2016)
LA REVOLUTION NE SE PRODUIRA PAS DANS UNE SALLE DE CLASSE
«In Wildness is the preservation of the World.» (« C’est dans l’aspect sauvage que repose la préservation du monde.») est une phrase de Thoreau dans Walking, et Jack Turner, dans sa délicieuse série d’essais, The Abstract Wild, se demande combien d’entre nous comprennent vraiment ce dont il s’agit.Turner souligne que la citation fait souvent l’objet d’un malentendu et qu’on lit souvent: «In wilderness is the preservation of the world.» (Dans les étendues sauvages repose la préservation du monde.) mais Thoreau n’a pas dit que préserver les étendues sauvages préserve le monde, il dit que c’est l’aspect sauvage (wildness) qui préserve.
Que cela peut-il vouloir dire ? Turner a réussi à dénicher dans l’Aide-Mémoire de Thoreau une référence au mot ‘wild’ en tant que participe passé de ‘to will’ (vouloir), c’est à dire un synonyme de ‘self-willed’ (‘qui agit poussé par sa volonté propre’ ou ‘volontaire’). Le sauvage donc, est le volontaire, celui qui vit depuis sa nature intrinsèque plutôt que soumis à une force extrinsèque. Mais selon Turner nous sommes aussi dans la confusion quant à ce que Thoreau entendait par le mot ‘monde’ (world).
À la fin de Walking, il dit: « On doit nous expliquer que les Grecs nommaient le monde κόσμος, Beauté, ou Ordre, mais nous ne voyons pas vraiment pourquoi, et nous le considérons au mieux comme un phénomène philologique curieux ». Notre mot moderne est cosmos, et les études philologiques les plus récentes suggèrent une signification d’ordre harmonieux. Par conséquent, au sens large, nous pouvons dire que la phase de Thoreau « In Wildness is the preservation of the World. » parle de la relation entre les “choses“ libres, volontaires et auto-déterminées et l’ordre harmonieux du cosmos. Thoreau proclame que les premières préservent le deuxième.
Ok. Bon. Qu’est-ce que cela veut dire, et qu’en faire ?
Au début du vingtième siècle, les théoriciens de l’éducation étaient assez clairs sur le fait qu’ils concevaient des écoles dans le but d’adapter les enfants au nouvel ordre industriel. Ces pédagogues soutenaient que les enfants devaient abandonner leur côté sauvage et développer des qualités “civilisées“ comme la ponctualité, l’obéissance, la discipline et l’efficacité. Comme le dit Ellwood P. Cubberley, Doyen de la Stanford University School of Education en 1898:
Nos écoles sont dans un sens, des usines, dans lesquelles les matières premières — les enfants — doivent être modelées et taillées en produits… Le cahier des charges de fabrication provient des demandes de la civilisation du 20ème siècle, et c’est le travail de l’école de bâtir ses élèves selon le cahier des charges établi.
Dans l’esprit de ces architectes de l’éducation moderne, “L’enfant“, “Le sauvage“ et “La nature“ étaient des concepts homologues, représentant tous quelque chose d’intrinsèquement corrompu, de bestial, d’informe. “La nature“ disait William Torrey Harris, Délégué Américain à l’Education de 1889 à 1906, est la complète antithèse de la “nature spirituelle de l’homme“. Il continue:
L’homme évolue depuis l’état sauvage en se fabriquant de nouvelles natures, l’une après l’autre; il transforme ses idées en institutions, et trouve dans ces mondes idéaux sa véritable demeure et sa vraie nature.
Le but de l’école, en d’autres termes, était d’«élever» les enfants hors de leur état naturel (qui était, selon Harris, “totalement dépravé“) et de les former à prendre leur place dans le grand projet humain de « soumettre le monde matériel à notre usage ». Comme l’explique Harris, « Les nations et peuples du monde sont plus ou moins avancées… selon le degré avec lequel ils ont réalisé cet idéal de l’humanité.» Les cultures qui ne voyaient pas les choses ainsi étaient confrontées à un choix: « absorber notre culture et devenir intellectuellement productive ou sinon mourir. Voici le jugement émis par l’Anglo-Saxon sur les races inférieures.»
Nous avons oublié que tels étaient les objectifs initiaux des institutions-usines où la plupart d’entre nous avons grandi. Nous parlons de notre expérience de l’école comme si elle faisait entièrement partie de la nature des choses, une part naturelle et essentielle de l’enfance humaine, au lieu de l’expérience vaste et extrêmement récente d’ingénierie sociale qu’elle est en réalité. Mais, comme Faulkner le fit remarquer, le passé n’est jamais mort; il n’est même pas passé. Ces objectifs initiaux, comme l’a pointé John Taylor Gatto, ont été intégré de manière si efficace dans la structure de l’école moderne — avec ses systèmes sous-jacents de détention, de contrôle, de standardisation, de mesure et de discipline — qu’aujourd’hui ils sont atteints sans même que nous en soyons conscients ni ayons donné notre accord.
Ils ne sont bien entendu pas atteints de la manière dont ces ingénieurs sociaux l’imaginaient. Ces visionnaires pensaient que la nature humaine était infiniment malléable; les enfants devaient être modelés et taillés comme n’importe quelle matière première industrielle en un produit fini prédéterminé, et l’utopie industrielle en résulterait. Mais ils n’ont pas pris en compte la puissance de l’instinct de dissidence de l’enfant. L’esprit sauvage fait tout son possible pour se protéger comme le fait un cheval dressé, avec un millier de stratégies de résistance, de dérobade, d’inattention, d’oubli : les enfants ne feront pas ce que les autorités disent qu’ils doivent faire, ils n’apprendront pas ce que les experts disent qu’ils doivent apprendre, et pour chaque abeille ouvrière bien appliquée et à l’esprit scientifique que nous créons, nous créons dix jeunes indifférents, qui meurent d’ennui, résistent, et se retrouvent dissociés à la fois de la nature et de leurs cœurs enchaînés.
Le passé n’est pas mort. Il n’est même pas passé.
Quand nous enlevons les enfants du monde pour les mettre dans une institution pour la première fois, ils pleurent. Dans le temps c’était le premier jour de maternelle, mais aujourd’hui cela peut être encore plus tôt, parfois quand ils n’ont que quelques semaines. « Ne vous inquiétez pas, dit l’institutrice gentiment, aussitôt que vous serez partie, elle ira mieux. Cela ne prendra que quelques jours. Elle va s’adapter. » Et elle le fait. Elle s’adapte à un monde entre quatre murs fait de parpaings et de plastique, de néons et de volets semi-fermés (peu importe les études qui montrent que les enfants ne grandissent pas aussi bien à la lumière des néons qu’à la lumière naturelle. Avions-nous vraiment besoin qu’on nous le démontre ?). Certains enfants sont tristes plus longtemps que d’autres, et restent les yeux perdus vers le monde extérieur qu’ils aperçoivent par les fentes des stores; certains résistent plus longtemps que d’autres, n’écoutent pas la gentille institutrice, la repoussent quand ils peuvent, refusent de s’asseoir quand elle leur dit (cette résistance est, nous dit-on, un trouble du comportement). Mais au fur et à mesure des années de détention, ils s’adaptent. Le monde de parpaing devient leur monde. Ils ne connaissent pas le nom des arbres qui se trouvent devant les fenêtres. Ils ne connaissent pas les noms des oiseaux qui sont dans les arbres. Ils ne savent pas si la lune est en phase ascendante ou descendante, si la baie se mange ou est empoisonnée, si ce chant est pour l’alerte ou la saison des amours.
C’est dans ce contexte que le croisé utopiste d’aujourd’hui suggère d’enseigner l’«alphabétisation écologique».
Un enfant libre à l’extérieur apprendra la pierre plate sous laquelle se cache l’écrevisse, le bassin ombrageux où loge la truite, les pentes rocailleuses où poussent les baies sauvages. Il apprendra les séquences des vagues, quelles branches de l’arbre soutiennent son poids, quelles brindilles prennent feu, quelles plantes ont des épines. Un enfant à l’école doit apprendre ce qu’est un “biome“ et comment utiliser des logarithmes pour calculer la biodiversité. La plupart ne l’apprennent pas bien sûr; la plupart n’y trouvent aucun intérêt, et ceux qui l’apprennent l’oublient le lendemain de l’examen. Nos critères prétendent que nos enfants apprendront les mécanismes délicats des écosystèmes, les principes de l’évolution et de l’adaptation, mais un sur quatre quittera l’école sans savoir que la terre tourne autour du soleil.
Un enfant qui sait où trouver des baies sauvages n’oubliera jamais cette information. Un enfant “non éduqué“ dans les hautes terres de Papouasie Nouvelle Guinée peut reconnaître soixante-dix espèces d’oiseaux par leur chant. Un chamane “illettré“ de l’Amazone peut identifier des centaines de plantes médicinales. Un Aborigène d’Australie a en mémoire, encodée en chansons, une carte du territoire qui s’étend sur des milliers de kilomètres. Nos esprits ont évolué pour contenir une grande quantité d’informations sur le monde qui nous a vu naître et pour transmettre ces informations facilement d’une génération à l’autre.
Mais pour connaître le monde, il faut y vivre.
Mes filles, qui n’ont pas été à l’école, se mettaient parfois à observer des groupes d’enfants scolarisés à qui ont avait prescrit une dose d’«éducation environnementale». Par une journée ensoleillée, le long d’un rivage rocheux, une bande d’ados avec un questionnaire sous le bras erre sans but entre les creux de la marée. Ils tachent de ne pas mouiller leurs chaussures, regardent plus leur questionnaire que la vie qui grouille dans l’eau salée limpide. Sur un chemin de randonnée le long d’une chaîne de montagnes côtières, un bus entier d’enfants de 9 ans se déverse; chacun portant (et perdant) une feuille rose qui décrit une “chasse au trésor“ où ils doivent différencier des “choses que l’on trouve dans la nature“ de “choses que l’on ne trouve pas dans la nature“ (nous découvrons plusieurs objets en plastique cachés par leurs professeurs le long du chemin près du parking; ils n’ont pas le temps bien sûr, de faire les 4 kilomètres jusqu’à la cascade). Près d’un marais à peupliers grouillant de vie, une classe de collégiens abordant la ”biodiversité” est parquée dehors. On leur donne dix minutes pour regarder les oiseaux, on leur demande d’émettre une hypothèse scientifique et un protocole expérimental pour la vérifier. Un des garçons propose une expérience qui consiste à planter des clous dans les becs des canards sauvages.
Il y a ces jours-ci un début de prise de conscience de l’absurdité d’élever des enfants presque entièrement à l’intérieur, mais comme d’habitude, notre société répond à sa propre absurdité en créant des programmes artificiels conçus pour résoudre nos problèmes artificiels de la manière la plus artificielle possible. Nous mandatons des associations, finançons des conférences, établissons des programmes scolaires et périscolaires et des sites web interactifs esthétiques, tout cela pour créer l’impression cauchemardesque qu’afin de laisser son enfant sortir dehors il faut d’abord remplir un formulaire 501(c)3, postuler pour une subvention fédérale et recruter un responsable exécutif et un coordinateur de programme. Nous tentons de remédier à ce qui manque dans nos programmes obligatoires en créant une nouvelle liste d’obligations.
En fait, nous ne savons pas comment enseigner la nature à nos enfants car nous avons nous-mêmes été élevés dans un monde de parpaings. En utilisant le langage des personnes qui réhabilitent la vie sauvage, nous sommes des animaux qui ne peuvent plus être relâchés. J’ai moi-même fait du sauvetage et de la réhabilitation d’animaux sauvages, et nous savions tous qu’un jeune animal resté trop longtemps enfermé dans une cage ne pouvait pas survivre dans la nature. Souvent, quand on ouvrira la porte de la cage, il aura peur de sortir. Si il sort, il ne saura pas quoi faire. Le monde est devenu un endroit étrange et étranger. Voilà ce que nous avons fait à nos enfants.
Voilà ce que l’on nous a fait.
Au bout de sept générations de cette expérience, nous devons à présent envoyer des scientifiques sur le terrain pour tenter de savoir qui nous aurions pu être. Les études montrent les unes après les autres que notre déconnexion de la nature augmente les taux d’anxiété et de dépression, que notre manque d’activité physique entraîne des diagnostics de trouble de l’attention, d’obésité et même de diabète. On sait moins que notre séparation du monde transforme la manière dont nous apprenons.
Dans bon nombre de sociétés rurales, l’apprentissage n’est pas forcé; on attend des enfants qu’ils observent, absorbent, pratiquent et maîtrisent les savoirs et les compétences dont ils auront besoin adultes — et c’est ce qu’ils font. Dans ces sociétés, présentes sur tous les continents habités, les enfants, même très jeunes, sont libres de décider ce qu’ils font, de jouer, d’explorer, de participer, de prendre des responsabilités importantes. “L’apprentissage“ n’est pas du tout conçu comme une activité spéciale, mais comme un dérivé naturel du fait de vivre dans le monde.
Les chercheurs découvrent que les enfants qui vivent dans ce genre de contexte passent la plupart de leur temps dans un état d’attention différent de celui des enfants dans les écoles modernes, un état que la chercheuse en psychologie Suzanne Gaskins appelle “l’attention ouverte“. L’attention ouverte a un champ très large, est détendue et alerte. Gaskins suggère qu’elle pourrait s’apparenter au concept bouddhiste de présence consciente (mindfulness). Si quelque chose bouge dans le champ de perception, l’enfant le remarquera. Si quelque chose d’intéressant se produit, il le regardera pendant des heures. Apparemment un enfant dans cet état absorbe sa culture par osmose, en intégrant par degrés imperceptibles ce dont les adultes parlent, ce qu’ils font, leur manière de penser et leurs connaissances.
Nous n’avions pas de nom pour désigner ce phénomène, mais mes amis et moi avons remarqué que nos enfants — qui ne sont pas allés à l’école — avaient cette qualité d’attention en parcourant le monde. Ils étaient dans un état mental différent de celui des enfants scolarisés. Cela se voyait. Ils remarquaient tout. Ils se rappelaient de tout. Leur esprit était ouvert, clair, alerte et à l’aise. Si quelque chose les intéressait, ils déployaient une concentration extrêmement pointue. Quand nous rencontrions des adultes qui avaient l’habitude de gérer des groupes d’enfants scolarisés — dans les musées, les aquariums, les sites archéologiques, les promenades sur les traces des animaux, les nettoyages de plage, les projets scientifiques citoyens — ils disaient qu’ils n’avaient jamais vu des enfants pareils. Cela les époustouflait. Ils s’attendaient à ce que tous les enfants soient nerveux, excités, limite frénétiques avec toute leur énergie réprimée, comme des chiens restés enfermés dedans toute la journée.
Si des éducateurs professionnels ne comprennent pas comment les enfants qui ne vont pas à l’école apprennent autant sans professeur, il se peut que cela soit parce qu’ils ne comprennent pas le fonctionnement de ce type d’attention. Ils l’éteignent aussitôt que la sonnette retentit. La plupart des enfants scolarisés désactivent leur sens de l’observation. Ils doivent rétrécir leur attention et leur champ de concentration, ce qui veut dire qu’ils ne doivent plus prêter attention à ce qui se passe autour d’eux. On leur dit de ne pas regarder par la fenêtre. On leur dit de ne pas laisser leurs yeux — ou leur espoir – vagabonder. Un enfant qui maintient un état d’attention ouverte en classe recevra un diagnostic de trouble de l’attention et se verra prescrire des médicaments.
Bien entendu, l’attention ouverte ne vous enseigne pas grand chose si l’on vous enferme pendant 12 ans dans un environnement d’apprentissage appauvri: une pièce faite de parpaings avec des stores à demi fermés (une étude a même suggéré d’enlever les tableaux colorés des salles de maternelle pour aider les enfants à rester concentrés). Une fois que vous avez été ainsi coupé du monde, et une fois que vous avez désactivé votre état naturel d’attention ouverte vers l’extérieur, vous n’apprenez plus grand chose une fois que l’on vous relâche dehors. Tout est flou, tout vous barbe.
Il est important de noter qu’on ne peut pas forcer un état d’attention ouverte. Les adultes dans bon nombre de cultures non industrielles savent que l’esprit lui-même est sauvage, volontaire; il ne peut être forcé. L’esprit doit tourner son attention vers le monde de lui-même, s’ouvrir, chercher, explorer, créer ses propres connexions comme le mouvement fractal d’une fougère qui se déploie ou d’un arbre qui s’étire à la recherche de la lumière et de l’eau. Tel un escargot qui sort de sa coquille, il se rétracte et se ferme dès qu’il est menacé, bloqué ou obligé. C’est une évidence dans beaucoup de cultures; cela fait partie du sens commun, tout le monde est au courant. L’auteure inuit Mini Aodla Freeman raconte que lorsqu’elle est descendue de l’Arctique la première fois, ce qui l’a le plus étonnée furent les enfants.
Ils n’avaient pas l’autorisation de se comporter normalement comme nous laissons les enfants le faire dans ma culture: libres de bouger, libres de poser des questions, libres de penser tout haut, et surtout libres de faire des commentaires afin qu’ils deviennent plus sages… Pour mon peuple, une telle discipline peut empêcher un enfant de se développer mentalement, et tuer la curiosité de l’enfant.
Si on contrecarre trop l’enfant quand il est petit, dit Aodla Freema, plus tard il ne coopérera pas et se rebellera (ça vous rappelle quelque chose ?). On trouve ce point de vue dans le monde entier, dans nombre de régions des Amériques, d’Afrique, d’Inde, d’Asie, de Papouasie Nouvelle Guinée. C’était bien sûr une grand source de frustration pour les premiers missionnaires aux Amériques, dont les efforts pour éduquer les enfants indigènes étaient contrecarrés par les parents qui ne leur permettaient pas de battre les enfants: « Les Sauvages, se plaignait le missionnaire Jésuite Paul le Jeune en 1633, ne peuvent châtier un enfant, ni en voir un être châtié. Cela va nous causer beaucoup de souci dans nos projets pour éduquer les enfants ! »
Comme le dit l’ancien et enseignant Wilfred Peltier, l’apprentissage, comme toute relation humaine, doit se baser sur le principe éthique de non-interférence, dans le droit de chaque être humain à faire ses propres choix, tant qu’ils n’interfèrent avec personne. Comme le dit l’académicienne et auteure de la nation Nishnaabeg, Leanne Betasamosake Simpson, l’apprentissage, comme toute relation humaine, doit se baser sur le principe éthique du consentement, dans le droit de chaque être humain à vivre sans violence ni usage de la force. Simpson explique :
Si les enfants apprennent que la domination et l’absence de consentement sont normaux dans le contexte de l’éducation, l’absence de consentement devient un outil normal pour ceux qui détiennent et exercent le pouvoir… Ceci est impensable selon l’intelligence Nishnaabeg.
Il est intéressant de noter que les artistes et les scientifiques les plus brillants des sociétés de l’Europe de l’Ouest disent exactement la même chose : que c’est précisément l’état d’attention ouverte, de curiosité, de liberté, de collaboration, de consentement, qui est la condition nécessaire pour tout véritable apprentissage, pour toutes véritables découverte et création.
Mais notre système scolaire a été construit avec d’autres briques.
Nous pensons vivre dans une société multiculturelle “évoluée“: peu nombreux sont ceux qui oseraient parler de la nature intrinsèquement pécheresse de l’enfant. Pourtant nos écoles incarnent encore la peur du côté sauvage de l’enfant; la peur que sans un contrôle permanent, une évaluation permanente, et la menace permanente d’une punition, ils redeviendront sauvages, ne parviendront pas à apprendre, deviendront asociaux, se feront du mal ou heurteront les autres, deviendront des adultes démunis et incompétents.
Mini Aodla Freeman dit que lorsqu’elle est descendue de l’Arctique, elle ne comprenaient pas la manière dont les Qallunaat, les blancs, parlaient à leur enfants, toujours à dire NON, comme si ils étaient des chiens.
La nature de l’ours a évolué sur des centaines de milliers d’années pour abriter l’instinct de parcourir un territoire de plusieurs centaines de kilomètres carrés. Quand on met un ours en cage, il marche sans cesse de long en large, de long en large, de long en large, jusqu’à ce que ses pattes saignent. Les pattes en sang racontent une histoire à la gardienne de zoo qui est prête à l’écouter; une histoire de grands espaces, de rivières bondissantes regorgeant de poissons, d’asticots grouillants dans la terre humide sous les cailloux, du parfum des baies sauvages transporté sur des kilomètres par le vent.
Certains animaux peuvent vivre en cage. Les écureuils, le pigeons et les mouettes s’adaptent et prospèrent dans presque n’importe quelle condition, même très éloignée de leur milieu naturel. Les bébés écureuils que nous nourrissions au centre de vie sauvage enlaçaient les seringues en plastique remplies de lait de leur petits doigts et tétaient avec une volonté farouche de survivre. D’autres animaux sauvages par contre ne peuvent pas s’adapter; ils développent des graves dysfonctionnements et des traumatismes; ils sont incapables de prospérer. On trouve leur histoire dans les carnets des gardiens de zoo. Ils arpentent leur cage jusqu’à ce que leurs pattes saignent, ils régurgitent leur nourriture, ils arrachent leur fourrure ou leurs plumes. Ils deviennent excessivement agressifs ou peureux. Ou bien ils tombent malades et meurent.
Il s’avère que certains de nos enfants sont davantage semblables aux pigeons et aux écureuils, et que certains sont davantage semblables aux ours. Certains s’adaptent aux murs institutionnels que nous plaçons autour d’eux, et certains arpentent leur cage jusqu’à ce que leurs pattes saignent. Le sang qui coule de ces enfants peut, si nous l’écoutons, nous raconter bien des histoires à propos de nous-mêmes. Le petit garçon drogué aux amphétamines nous raconte une histoire de forêts remplies d’arbres auxquels grimper, de rivières où nager et pagayer, de prairies où courir. La jeune fille qui s’affame lentement nous raconte une famille et un clan où l’acceptation est un droit de naissance plutôt que quelque chose qui doit se gagner par la compétition pour les bonnes notes et la minceur. Les enfants qui répliquent, qui se mettent au défi jusqu’à l’auto-destruction, nous racontent une histoire de liberté vis à vis du contrôle exercé par l’autorité, vis à vis des récompenses et des punitions mesquines, vis à vis de la surveillance et de l’évaluation incessantes. Les gosses qui se tournent vers la drogue nous parlent de chaleur humaine, d’énergie, d’intimité, de paix impossible à trouver au sein de vies remplies à ras bord de taches compétitives sans fin.
Pendant des décennies notre modélisation de l’addiction aux drogues fut basée sur des recherches menées sur des rats de laboratoire à qui l’on fournissait un levier sur lequel ils pouvaient appuyer pour consommer la drogue jusqu’à ce qu’elle les tue, et on a conclu que la drogue était elle-même la cause du comportement addictif. Puis un psychologue nommé Bruce Alexander a remarqué quelque chose. Les rats qui se suicidaient de cette manière étaient isolés dans un environnement complètement artificiel, une boîte de Skinner dénudée sans rien de gratifiant à accomplir mis à part s’auto-stimuler avec des drogues. Quand on les plaçait dans un décor plus varié et plus naturel, avec la possibilité d’interagir librement avec l’environnement et d’autres rats, leur consommation de drogue diminuait de plus de 75%. Autrement dit, si vous leur donniez une vie digne d’être vécue, et un monde où il faisait bon vivre, ils ne se détruisaient pas. Comme le dit Johann Hari:
« Ce n’est pas vous. C’est votre cage. »
Notre ADN est un texte, un texte vaste et complexe, porteur d’informations non seulement à propos de nous-mêmes mais du Cosmos pour lequel nous avons été créé. Nous aimons tous l’eau limpide; nous aimons tous le ciel bleu. Nos natures, nos natures humaines sauvages, ont évolué, comme celles de l’ours, sur des centaines de milliers d’années pour former une harmonie minutieuse et complexe avec l’infinie minutie de l’ordre et de la beauté du Cosmos.
Ceci est-il un argument romantique du genre “bon sauvage“ ? Cela veut-il dire que le enfants dans leur état sauvage dont de parfaits petits anges ? Non. Cela veut dire que, quelque soit le degré d’intelligence que nous pensons posséder, nous sommes une espèce mammifère, et comme toutes les autres espèces mammifères, nous avons une histoire naturelle, une nature qui a évolué — une nature sauvage — à laquelle nous manquons de respect à nos risques et périls.
Une rangée de crânes géants trône devant le bureau d’un garde-chasse en Afrique du Sud. Ce sont des crânes de rhinocéros tués par des gangs de jeunes éléphants mâles qui ont été séparés de leurs mères et grand-mères, de leurs oncles et tantes, et envoyés dans une réserve de chasse où ils n’avaient que leur pairs pour compagnons. Coupés du système social sophistiqué développé par les éléphants pour enseigner les comportements de leur espèce, sans les équilibres et recadrages que l’évolution leur promettait, le comportement de ces adolescents s’est détraqué.
Aujourd’hui nous vivons dans une société entièrement détraquée, en partie parce que nous nous sommes trop éloignés de la nature de notre espèce et des structures sociales qui ont évolué pour à la fois la nourrir et lui poser des gardes-fous. Les sociétés humaines sont bien sûr bien plus variées que les sociétés animales. La variété de couleurs, de sons, de récits qui se trouvent dans les milliers de cultures de par le monde est époustouflante. Mais sous toutes ces différences existent des points communs profonds visibles chez tous les peuples du globe et dans l’histoire humaine jusqu’à la dislocation complète de l’ère moderne.
Dans les sociétés autochtones du monde entier, on voit des bébés et des jeunes enfants gardés à proximité par les parents et les grands-parents, les oncles et les tantes, la fratrie et les cousins. On voit des enfants intégrés de manière intime avec le monde naturel, libres de se déplacer et d’utiliser leur corps à l’extérieur. On voit des enfants intégrés dans leur communauté et libres d’observer et de participer au travaux, aux loisirs et aux célébrations des adultes. On voit les structures sociales complexes et multi-générationnelles des familles et des clans qui prennent soin de l’enfant, enseignent le respect et maîtrisent les comportements asociaux bien plus efficacement et avec beaucoup moins de conflit que les institutions sur lesquelles nous nous appuyons aujourd’hui. On voit des peuples connectés au territoire, avec une profondeur, une richesse et un sens de la relation éthique et réciproque inimaginable pour des citadins modernes.
On ne voit pas d’enfant enfermés à l’intérieur pendant 12 années de leur enfance, on ne voit pas les enfants triés en classes du même âge remis aux soins d’étrangers, on ne voit pas de compétition perpétuelle où les enfants sont évalués et classés les uns par rapport aux autres et où le fait d’«aider son voisin» équivaut à tricher. On ne voit pas les parents ayant à choisir entre élever leurs enfants seuls sans soutien et payer des étrangers pour le faire pour eux. On ne voit pas de jeunes gens s’affamer, se mutiler ou se suicider.
Aucune société humaine n’est une utopie; aucune société humaine n’élimine jamais la souffrance, le conflit et le chagrin. Mais les pathologies graves et pandémiques qui se sont développées dans nos institutions modernes — le harcèlement, les troubles alimentaires, la dépression, l’anxiété, l’auto-mutilation compulsive — sont aussi visibles et reconnaissables que les pathologies qui apparaissent chez les animaux des zoos.
En fait, ce sont les mêmes.
Comme le dit cette vieille plaisanterie, il y a deux sortes de personnes: ceux qui divisent tout en deux catégories et ceux qui ne le font pas.
C’est une bonne plaisanterie car elle est vraie. Les autochtones, bien sûr, ne conçoivent pas d’«étendues sauvages» ou même de «nature». Il y a simplement le monde dont les humains font intrinsèquement partie.
Thoreau, en dépit de ses grands apports — de son travail minutieux de naturaliste jusqu’à la philosophie de la désobéissance qui a inspiré deux des plus grands mouvements de libération du XXème siècle — est resté enlisé dans le dualisme Eurocentrique des «étendues sauvages» et de la «civilisation». Il était fasciné par l’idée de «L’Indien», mais avait du mal à comprendre le peuple Penobscot qu’il a rencontré, et qui ne voulaient pas être qualifiés de «sauvages» ou de «bons sauvages». Et il fut un peu déstabilisé par la réalisation que l’«étendue sauvage» menaçante, enivrante, impressionnante qu’il rencontrait dans les vastes forêts du Maine était tout simplement pour les Penobscot, chez eux.
Ce grand écart psychologique, ou dualisme, dirige aujourd’hui la compréhension des enfants et et l’apprentissage en provenance de l’Europe de l’Ouest. Nous voyons nos enfants comme des sauvages ou des bons sauvages, comme des anges innocents ou des petits démons dont la vocation est de nous faire tourner en bourrique, de nous ôter le sommeil, de détériorer notre vie sexuelle, d’anéantir notre tranquillité au restaurant ou dans les avions. Comme le dit John Holt dans sa célèbre citation; nous les voyons comme « un mélange d’inconvénient dispendieux, d’esclave et de super animal de compagnie ». La chose que nous avons le plus de mal à faire est de voir les enfants comme des êtres humains très semblables à nous-mêmes.
Mais cela n’est pas le cas de tout le monde, ni le cas partout. Ceux qui ne se perçoivent pas «au dessus» de la nature mais en son sein, ont tendance à ne pas se percevoir comme «au dessus» des enfants mais à leurs côtés. Ils ne voient pas de frontière tracée entre le travail et le jeu, entre le professeur et l’étudiant, entre l’apprentissage et la vie. Cela vaut la peine d’envisager que cela est plus qu’une coïncidence.
Les enfants, tout comme le monde naturel, ne tirent aucun bénéfice de notre dualisme. Quand ils sont libres de courir à l’air libre, de parler, de poser des questions, d’explorer, de jouer, de travailler, de participer — d’être «normaux» comme le dit Mini Aodla Freeman — l’enfant qui est «sauvage» dans une classe devient un être humain, un compagnon amical et serviable. Non pas un petit ange parfait, simplement une personne intelligente et aimable comme n’importe qui d’autre.
Portant la vision dualiste est profondément ancrée dans notre système éducatif qui, comme Peter Gray le soulignait, sépare la vie en «travail» (désagréable mais important) et «jeu» (agréable mais sans importance), les êtres humains en «professeurs» (qui contrôlent pour transmettre leur savoir) et les «étudiants» (qui doivent être contrôlés pour pouvoir le recevoir). La croyance sous-jacente qu’il faut toujours que quelqu’un soit aux commandes est tenace, profondément engrammée dans notre système de pensée. Il doit toujours y avoir un sujet et un objet, un maître et un esclave. Nous avons oublié comment vivre et laisser vivre.
Le théoricien politique Toby Rollo a souligné de quelle façon la soumission par la force des enfants par les adultes forme la fondation psychologique de tous les autres modèles de soumission économique et politique. Ce n’est pas une métaphore; c’est un principe structurel de réalité politique. À l’époque de l’impérialisme et de la colonisation assumés — l’époque où le système éducatif moderne a été créé — les autochtones, les gens de couleur, les femmes de toutes les couleurs, et les classes pauvres blanches étaient vus comme des enfant ayant besoin de tutelle et de discipline. Et parce que l’on pensait que les enfants avaient besoin de châtiments — pour leur bien ! — il était naturel que les adultes infantiles en aient besoin également.
Nous ne classons plus les peuples comme «civilisés» ou «sauvages», mais comme «éduqués» ou «non éduqués», «développés» ou «en développement» (nos termes modernes pour dire la même chose). Mais nous conservons les attitudes paternalistes de nos ancêtres envers nos enfants et envers les adultes «infantiles» que nous trouvons dans le monde — un paternalisme où le vernis de bienveillance comporte la menace sous-jacente et constante de la violence.
Le contrôle est toujours tellement séduisant, du moins pour l’esprit «développé» («civilisé»). Il semble si satisfaisant, si efficace, si puissant. A court terme, d’une certaine manière, il l’est. Mais il crée des milliers de retours de manivelle, depuis les enfants déprimés et rebelles jusqu’aux orages qui se déclenchent à nos frontières, jusqu’aux armes à feu et aux bombes qui explosent dans les villes du monde entier.
Nous sommes impliqués dans un immense projet dystopique de dépasser notre Créateur, de traiter le Cosmos comme si c’était une entreprise en difficulté, et d’imaginer que nous pouvons nous ré-inventer nous-mêmes ainsi que le monde où nous vivons. Les spécialistes de l’ingénierie sociale qui ont modelé notre monde comprenaient parfaitement que, quelque soit le degré d’«avancement» d’une civilisation, chaque être humain naît sauvage — autrement dit humain — et ils se sont donné comme objectif assumé de créer une institution qui briserait la volonté et l’autonomie — qui brimerait l’aspect sauvage — de nos enfants. Cela fonctionne. Mais comme toute autre intervention radicale dans le monde naturel, comme les barrages, les pesticides, les organismes génétiquement modifiés, le placement de masse des enfants en institution a altéré nos vies et notre planète de manières qui sont à la fois imprévisibles et incontrôlables.
Des espèces meurent, notre planète se réchauffe, et sous le prétexte d’apprendre à nos enfants à sauver le monde, nous continuons à détruire leur côté sauvage, à les «socialiser» en les déplaçant de la nature vers la cage que nous avons construite autour de l’enfance. Nos gentils instituteurs essayent de rendre ça «amusant» pour limiter, ou du moins adoucir les dommages; tels des gardiens de zoo qui donnent des ballons à des ours polaires en captivité, ils tentent de remplacer ce qui a été perdu. Mais le monde est trop beau pour être remplacé, et les plus sauvages de nos enfants — ceux qui sont mis sous Ritalin, ceux qui sont mis sous Prozac — le savent. Ces enfants sont les canaris des mines de charbon, ceux qui n’obéiront pas à nos maîtres, qui ne prendront pas leur place dans les rouages de la machine qui détruit la Terre. Ce ne sont pas eux qui ont un «dysfonctionnement». Ils sont ceux qui gardent encore précieusement la perfection du Cosmos dans leur cœur.
La révolution ne se produira pas dans une salle de classe.
C’est dans notre aspect sauvage que réside la préservation du monde.
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