Le Sens du Sacré (1)
- Par Thierry LEDRU
- Le 13/03/2013
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LE SENS DU SACRÉ
J’avais onze ans. Je vivais en Bretagne. Mes parents avaient fait construire une maison près des bois. Avec mon vélo, il me fallait vingt minutes pour arriver à la plage. Mon vélo, c’était le Solex de ma grand-mère, le moteur avait fini sa carrière et je l’avais entièrement démonté à grands coups de burin…Je me levais à sept heures les jours de congé, je me préparais un copieux petit-déjeuner, j’enfilais « mes habits des bois » et je partais pour la journée avec un bout de pain, une tranche de jambon, une pomme, une gourde.
J’aimais tellement le silence du matin. J’aimais la lumière, le vent, la pluie, le soleil. J’aimais par-dessus tout être dehors. Libre. Un sourire perpétuel, l’envie de rire parfois, tout seul, juste comme ça, pour le bonheur de la vie en moi, la force de mes muscles, ma respiration quand j’appuyais comme un mort de faim sur les pédales.
J’étais seul, très souvent. Mon grand-frère ne venait pas avec moi. Très peu de complicité entre nous…Olivier était mon seul ami. Les autres n’étaient que des connaissances épisodiques, des « camarades » de classe, mais rien ne nous unissait. Olivier, par contre, était comme moi. Il aimait la Nature, il aimait la mer, le silence, c’était un « taiseux », comme moi. On pouvait marcher ou rouler pendant des heures sans se dire grand-chose, juste des regards échangés ou une proposition de balade, des rochers à escalader, une cabane à construire, un nouveau lance-pierres qu’on coupait dans une fourche de sapins, un bâton de marche qu’on sculptait, assis sur un rocher, face à la mer. Parfois, on se lançait des défis : nager en hiver pour aller planter un bâton le plus loin possible au fond de la mer, trois, quatre mètres de profondeur, on restait habillé et après on se faisait sécher en allumant un feu sur la plage, avec le bois flotté. On escaladait des falaises qui tombaient dans la mer et quand on se loupait, on finissait à l’eau…On aimait bien aussi installer une rampe de tremplin au bout d’une jetée, une vieille porte qu’on cachait dans un buisson, on glissait une pierre dessous et on prenait notre élan à vélo de tout au bout de la jetée, on décollait, on sautait en l’air, on lâchait le vélo et on tombait à l’eau. On remontait le vélo avec une corde qu’on accrochait sur le tube de selle. On réparait nos vélos en allant dans les décharges sauvages, on trouvait toujours ce qui nous manquait.
J’ai passé des milliers d’heures à marcher dans les bois, à écouter le vent, le chant des oiseaux, à jouer au bord d’un ruisseau, à sculpter des bouts de bois, j’avais un joli couteau de poche, j’étais comme un trappeur, je lisais Jack London parfois, le dos appuyé à un tronc d’arbre et puis quand je sentais bouillir l’énergie en moi, je reprenais mon avancée. J’étendais inlassablement les horizons.
Je n’avais pas conscience de l’importance du Sacré. Je vivais l’instant. La joie de partager ma vie avec le monde. Il y avait bien ces moments de contemplation immobile, les yeux rivés sur la houle du large ou le balancement hypnotique des grands arbres. Une absence totale de pensées. Une plénitude qui ne portait pas de nom. Je me souviens avoir pleuré parfois. Sans savoir pourquoi.
Le Sacré.
J’ai mis longtemps à comprendre.
Je n’avais pas d’ordinateur, la télévision était rarement allumée, j’avais le droit de regarder « Histoires sans paroles » et « La piste aux étoiles. ». J’attendrais quelques temps encore pour avoir le droit de regarder les films du soir. J’aimais beaucoup le cinéma. « Ben Hur », « Les révoltés du Bounty », « Vingt mille lieues sous les mers ». Quelques films comme ceux-là qui ont marqué mon adolescence.
Je n’avais pas de PlayStation, ni de Wii, ni de jeux vidéo, bien évidemment. Ma chambre était garnie de romans et de livres sur la nature. Je lisais sous ma couette avec une lampe de poche après que ma mère soit venue éteindre. J’apprenais les noms des animaux, les pays, les forêts, les grands fleuves et les Peuples Premiers, je lisais les aventures des grands explorateurs, les marins ou les marcheurs. « Bornéo » de Douchan Gersi, « Seul à travers l'Atlantique » d'Alain Gerbault, « Hymne à la mer » de Henry de Monfreid etc... et puis j’ai découvert un livre de montagnes à la bibliothèque du village où je passais beaucoup de temps : « Les conquérants de l’inutile » de Lionel Terray. Un choc immense, cet engagement physique et cette force morale m’enthousiasmaient, je sentais qu’il y avait dans les ascensions l’opportunité de se grandir…
Mais je vivais en Bretagne et je devais attendre. Alors, je continuais à courir dans les bois et à enfiler les kilomètres à vélo. Toujours dehors. Avec mes habits des bois que ma mère n’avait pas le droit de laver.
« Mais maman, les animaux me sentent arriver sinon, il faut que je sente la terre, les feuilles, la mer, il faut que je sente la Nature sinon ils s’enfuient. »
Parfois, elle craquait et fourrait le tout dans la machine à laver. À la première sortie, je me roulais dans les feuilles et dans la terre, je m’en couvrais, j’accrochais du lierre dans mes cheveux et je m’amusais à me glisser sous les frondaisons sans un bruit.
J’avais une vie très simple, construite sur un cadre immuable. L’école, des Maîtres que j'aimais, la Nature, le sport, les livres et un peu de télévision.
C’est le livre de Jack London, « L’amour de la vie » qui a été le véritable déclencheur. Le sens du Sacré. Le sens de la Vie.
Je réalise aujourd’hui que je ne me souviens quasiment plus des visages des gens que j’ai connus à cette époque. Tout s'efface. Mais je me souviens très bien des lieux, le petit pont, le moulin, la digue, le bois des marais, les rochers de Saint Guénolé, toutes les routes que j'ai parcourues...Je me souviens de la Terre. Je me souviens bien d’Olivier, un des seuls. Une tête ronde, des yeux rieurs, des bras de bûcheron. Il voulait être marin pêcheur. Il détestait l’école. Il a fait une formation d’apprenti à seize ans sur un chalutier et il a peu à peu disparu de ma vie.
Olivier est mort d’une rupture d’anévrisme l’année de ses vingt ans. Son grand-frère est mort de la même façon deux ans plus tard. Une malformation génétique qui n’avait jamais été décelée…
La mort. J’allais souvent la croiser. La souffrance, la douleur, la détresse, la lutte pour survivre, pour sauver ceux qu’on aime. Un très long apprentissage.
Le sens du Sacré. Je ne pouvais pas y échapper.
Mes parents travaillaient très dur pour qu’on ne manque de rien. Et ils me manquaient finalement. J’aurais aimé que mon père fasse du vélo avec moi, qu’ils viennent se promener avec moi. Ils n’avaient pas le temps. Ils étaient souvent fatigués ou ils étaient trop occupés, l’entretien de la maison et du jardin, des invitations chez des amis et des invitations à rendre.
Je n’aimais pas ces repas, ces visiteurs qui m’obligeaient à rester enfermé. Je n’aimais pas les repas du dimanche. Tout ça était si dérisoire à mes yeux.
Je savais déjà ce dont je ne voulais pas.
Je serai instituteur et mes élèves seront heureux. Je les aimerai comme nous aimait M Quéré, mon Maître de CM2. C’est dans sa classe que j’ai décidé que je serai instituteur. Je n’ai jamais changé d’avis. Il est la première personne que je suis allé voir quand j’ai eu mon diplôme. Il m’a pris dans ses bras. Il était mon père spirituel.
J’aurai une femme et trois enfants, je les aimerai infiniment et je passerai tout mon temps libre avec eux. Je leur apprendrai la Nature. Je leur apprendrai le Sacre de la Vie.
Et puis je les laisserai grandir en les accompagnant au mieux.
J'avais seize ans. Mon grand-frère a eu un accident de voiture. Cliniquement mort. J'ai passé trois mois à ses côtés, nuits et jours. Il est sorti vivant. Une énigme médicale. Roger, un ami d'école, avait été admis dans le même service. Cliniquement mort. J'allais lui lire un livre de Saint-Exupéry toutes les nuits, "Citadelle". Et puis, une fois, je n'y suis pas allé, j'étais trop fatigué. Et Roger est mort cette nuit-là. On ne peut pas vivre sereinement avec ça en soi quand on a seize ans.
Le sens du Sacré. Le devoir. L'engagement. Ne jamais lâcher. Vérifier à chaque instant que les pensées, les décisions et les actes sont à l'image de la personne qu'on veut être.
Dix-huit ans. Lorsque j’ai passé mon permis, j’ai tout de suite travaillé. Éducateur sportif pendant neuf mois puis j'ai passé le concours pour devenir instituteur. Reçu.
Autonome. À vingt ans, j’ai acheté un fourgon et je l’ai aménagé. J’ai vécu pendant un an et demi dedans. Pas d’adresse fixe. J’étais instituteur remplaçant, j’allais dormir à la plage ou dans les bois, là où j’avais été nommé, je bougeais tout le temps. Marcher la nuit, j’adorais ça, me baigner sous les étoiles, courir avec une lampe frontale. Parler avec mes élèves, leur enseigner l'Amour de la Vie.
Je passais tous mes congés à escalader les falaises de Pen Hir sur la presqu’île de Camaret. Je savais que le moment où je partirais en montagne approchait à grands pas.
L’escalade. Un défi puissant. Grimper en tête dans des falaises sans équipement fixe, poser ses protections, assurer son compagnon, apprendre le contrôle, la peur, l’euphorie, la puissance, cette énergie folle qui m’enflammait parfois, cette impression d’être plus que moi…
Je courais beaucoup aussi, vingt, trente, quarante kilomètres, dans les bois, sur la route, toujours ce désir de pousser le plus loin possible, d’entrer dans cet espace intérieur où tout se révèle, où l’insignifiant s’efface, où apparaît parfois ce qui n’est pas connu, l’invisible, l’insondable, l’insaisissable, des perceptions que je cherchais à prolonger, une fois allongé sur mon lit et que la pesanteur de mon corps disparaissait dans une évanescence délicieuse. Le vélo sur des distances de plus en plus importantes. Trois cent soixante-quinze kilomètres une fois. Je me souviens qu’au retour, je ne reconnaissais pas le paysage, les maisons, les villages et puis j’ai eu l’impression de me voir par-dessus, de très haut, un cycliste minuscule dans un espace immense, tout petit être agité sur la Terre, comme un insecte sur un animal gigantesque.
Je me souviens de galaxies d’étoiles, des lumières intérieures qui scintillaient, des pulsations de soleils, comme des chaleurs en moi, un cœur bien plus grand que l’organe.
J’avais une planche à voile et je partais parfois, droit vers le large, juste un petit sac sur le dos avec de l’eau et une pomme, je naviguais pendant des heures, sans aucun objectif sinon celui d’aller le plus loin possible. Plus d’une fois, je ne suis rentré qu’à la nuit en utilisant le phare de Bénodet qui m’indiquait la direction. Naviguer, debout sur ma planche, dans le silence immense de la nuit, la phosphorescence de l’eau sous les étoiles.
Mes parents ne savaient rien de ce que je faisais.
Ce qui était sacré pour moi leur était inaccessible, nous n’évoluions pas dans la même dimension. Mais je les aimais et je les aime toujours. Je sais aussi la vie qu’ils ont eue...De leur enfance, de la guerre, de la misère, l’Algérie pour mon père, les fins de mois sans un sou, travailler, travailler, enchaîner les heures, accepter les humiliations, gravir peu à peu les échelons, obtenir un poste un peu plus important et subir une pression encore plus forte…Ils se sont usés au travail.
En moi vibre toujours l’enfant qui pédalait sur les chemins de Bretagne, l’enfant qui courait sur le sable, grimpait sur les rochers, contemplait les vagues, construisait des cabanes, écoutait les oiseaux, dormait sur un tapis de feuilles, grillait des châtaignes et cuisait des pommes dans les braises, l’enfant qui aimait l’odeur du feu sur lui, l’enfant qui rentrait boueux, crotté, en sueur et heureux.
Rien de tout ça n'a disparu. J'ai toujours une tenue des bois et j'aime toujours autant sentir la terre sous la pluie et ruisseler de sueur quand le soleil inonde les montagnes.
Je vieillis mais je mourrai enfant.
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