Le choix du végétarisme est bien évidemment associé à cette attention constante. L'industrie alimentaire carnée exploite des ressources considérables en terre, en eau et contribuent de façon dramatique à la pollution de la planète.
Il ne s'agissait pas uniquement d'un choix lié à notre propre santé mais d'une vision beaucoup plus large.
S'y ajoute bien entendu, le refus catégorique de cautionner la souffrance animale.
Décapitaliser les consciences
À propos de : Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte
par Federico Tarragoni , le 18 février 2015
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Le capitalisme contemporain est auto-destructeur. Le médiéviste Jérôme Baschet en expose les raisons et dessine les voies de la société qui pourrait lui succéder. Une réflexion sur le « bien vivre » qui emprunte les sentiers de l’utopie pour penser l’émancipation.
Recensé : Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014, 160 p., 15 €.
Le constat dressé par Jérôme Baschet dans Adieux au capitalisme est sans appel : le capitalisme néolibéral serait entré dans une crise structurelle : accroissement de l’exploitation du travail (p. 35-39), tyrannie de l’urgence (p. 42-43), formatage concurrentiel des subjectivités (p. 39-42), marchandisation généralisée de la vie (p. 43-47) et prédation des ressources naturelles de la planète. Voici selon J. Baschet, spécialiste d’histoire médiévale et penseur des formes d’émancipation contemporaines, les traits saillants d’une crise qui se déploie sous nos yeux, à l’échelle du globe. Comment en sortir ? Quels référents imaginer pour « décapitaliser les consciences » (p. 173) ?
J. Baschet choisit la voie de l’utopie. Afin d’établir une critique du caractère humanicide du capitalisme contemporain, il entreprend de le mesurer aux possibles concrets qui le travaillent. Son analyse conjugue ainsi trois régimes temporels : le passé ou la longue durée de vie des rapports sociaux capitalistes et des réalités socialement constituées ; le présent (ou plutôt le « présentisme ») s’imposant sous la forme du TINA (There is no alternative) comme une norme d’action a priori indépassable ; le futur, construit comme une projection utopique. Il n’en fallait pas moins pour aborder l’épineux problème de l’avenir du capitalisme, sans mythes ou faux espoirs.
Du « capitalisme humanicide » à l’avenir d’une société autonome : l’expérience zapatiste
L’avenir du capitalisme est ainsi mesuré aux formes d’organisation alternatives qui en fissurent l’hégémonie. Ces expériences prennent pied sur les nombreuses contradictions que manifeste le capitalisme tardif, dans ses phases critiques comme celle en cours depuis 2008 (p. 24). L’auteur commence par repérer une transformation majeure des sociétés capitalistes contemporaines, suivant à la fois, dans la lignée de Foucault, les régimes de gouvernementalité qui les caractérisent, et l’autonomie de leur organisation sociale par rapport à la logique économique (selon Polanyi) :
« Au total, on glisse du capitalisme disciplinaire des États-nations, où, tout en s’épaulant mutuellement, les sphères de l’économie et de l’État répondaient à des normes propres et influaient de manière différenciée le champ social, à un capitalisme sécuritaire mondialisé, caractérisé par une forme managériale de l’État et un formatage de plus en plus généralisé des conduites sociales par la logique de l’économie » (p. 31).
Le nouveau capitalisme néolibéral constituerait ainsi, en quelque sorte, l’apogée de la « Grande transformation » de Polanyi, et en même temps une rupture par rapport à la forme capitaliste elle-même, sous la forme d’une transformation radicale de l’organisation sociale moderne (le rapport entre l’économique, le social et l’étatique). C’est cette rupture qui permet d’étayer la transition vers une société post-capitaliste. Mais comment ?
Avant même de plonger dans les formes d’organisation alternative au « capitalisme humanicide », J. Baschet présente une issue structurée au capitalisme : les Juntas del buen gobierno (Conseils de bon gouvernement) zapatistes, désignées comme une « utopie réelle » (p. 54). Mouvement social inauguré le 1er janvier 1994 après l’entrée en vigueur de l’Accord de libre échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique, le zapatisme conjugue la revendication des droits des groupes indigènes et l’opposition structurelle aux formes de domination capitalistes. Représenté par le charismatique et médiatique « Sous-commandant Marcos », ce mouvement anti-système s’est déployé sous la forme d’une organisation sociale alternative dans le territoire du Chiapas, progressivement soustrait au contrôle militaire de l’État mexicain. L’exemple zapatiste fournit à l’auteur matière à réfléchir pour esquisser les formes de la société post-capitaliste future, ce qui suppose de conjuguer une critique des rapports de domination capitalistes présents et une imagination utopique d’un « possible » à venir.
Les Conseils zapatistes apparaissent ainsi comme des « formes non étatiques de gouvernement », qui se caractérisent par l’étroite imbrication d’une dimension d’horizontalité (coopération, discussion, partage) et de verticalité (autorité, influence). L’une de leurs caractéristiques fondamentales, génératrice d’autonomie, est le mandar obedeciendo (« gouverner en obéissant »), diffus dans toutes les pratiques sociales et quotidiennes (familiales, de voisinage, coopératives, productives, éducatives, politiques). Entre l’opposition organisée de la société à l’État et la revitalisation de la pratique démocratique, Baschet esquisse ainsi une politique opposée au capitalisme. La réflexion de l’auteur semble reproduire ici la méthode de P. Clastres [1] qui repérait dans les sociétés amérindiennes des Guayaki les formes d’un pouvoir irréductible à la gouvernementalité étatique et fondé sur l’autonomie de la société vis-à-vis de l’accumulation primitive du capital.
Le principe du mandar obedeciendo permet ainsi de revenir de manière critique sur notre pratique de la démocratie, prise dans les rouages de la délégation représentative, de la bureaucratie étatique et de l’« expertocratie » (p. 71-72). Les Conseils montrent en effet que l’essence même de la démocratie tient, pour utiliser la formule de Rancière, au « gouvernement de n’importe qui » [2]. Baschet prend appui sur ce constat pour penser les frontières de la démocratie post-capitaliste, en assumant (de façon un peu rapide) le primat de la tendance humaine à la coopération vis-à-vis de l’attitude intéressée [3].
Une nouvelle organisation politique cohérente avec ce postulat devrait être fondée sur l’autonomie locale, le contrôle « par le bas » du pouvoir, la circulation des mandats et la rotation des charges, une gestion du commun partagée à différentes échelles (local, supra-local et global) et surtout une opposition de principe à toute captation du pouvoir par l’État. Cette forme d’organisation est une utopie pratique : elle ne peut se réaliser, comme le souligne l’auteur à maintes reprises, que dans un ensemble de luttes, de litiges, de conflits préservant des espaces d’autonomie de la domination de l’État et du capitalisme (p. 78-84).
Les formes de l’organisation post-capitaliste : le « bien vivre »
J. Baschet souligne que l’enjeu d’une démocratisation véritable, assise sur le principe de l’autonomie locale, est également de nature économico-productive. Il s’agit dès lors de privilégier l’autoproduction et « les circuits les plus courts possibles entre producteurs et consommateurs » (p. 79-80), tout en maintenant l’échelle supra-locale pour certaines compétences (transports et communications à grande distance, développement de certaines productions, compensation des déséquilibres régionaux, préservation de la biosphère). Cette nouvelle organisation collective devrait permettre de réimbriquer le social, le politique et l’économico-productif (p. 85-117), tout en contrant le désenchantement et la « perte de sens » inhérents à la civilisation capitaliste [4].
Si l’autonomie politique reste à construire, les bases matérielles de la société post-capitaliste sont toutefois déjà là : l’augmentation de la productivité du travail dans les dernières décennies permet désormais d’affronter, avec un nouveau « réalisme utopique », la question de la libération du travail. Celle-ci doit se produire en inversant, sur la base d’une redéfinition collective du commun [5], les logiques mêmes de la division du travail. La société post-capitaliste de demain se produira dans une « dé-différenciation progressive » des sphères de production et d’échange, en suivant le principe d’une redéfinition, selon les critères du commun, de la division du travail social. L’auteur le montre en déclinant les conséquences imaginaires d’une élimination de la sphère répressive, du système financier, de certains secteurs industriels et de service, comme la publicité et du marketing (p. 90-91), d’une reconfiguration d’envergure des modalités de circulation des hommes et des marchandises (p. 92) et d’une politique de la décroissance (p. 93). Cette refonte de l’organisation productive entraînera une nouvelle relation collective au temps, le temps de travail devenant désormais un des temps socialement qualifiés : l’individu post-capitaliste consacrera son temps de vie à des tâches multiples, en s’investissant tant dans la production que dans la gestion de la cité, tant dans les tâches de justice et de police [6] que dans l’entretien des infrastructures locales. Seules l’éducation, en partie « déscolarisée » (p. 100), et la santé, dépouillée de « l’hypertechnicisme de la médecine capitaliste » (ibid.), continueront à fonctionner comme des sphères différenciées.
Les formes de cette nouvelle organisation productive devant être arrêtées collectivement, dans les différents échelons décisionnels pertinents (locaux et supra-locaux), il est impossible, dit l’auteur, de dessiner a priori un modèle d’organisation. Les lignes structurantes de la société post-capitaliste sont l’autonomie locale, l’autoproduction et la déspécialisation productive, l’assujettissement de l’économique au politique, la réduction du temps de travail dans l’économie du temps de vie et la libération d’un temps disponible (p. 105-109), l’assomption collective de tous les choix de production et de consommation. Mais il n’est pas possible d’imaginer les normes (formelles et informelles) qui permettront à ces différentes exigences de fonctionner ensemble. De telles normes, supposant une refonte du droit, devraient résoudre les tensions qui demeurent dans la société post-capitaliste : les conflits entre les différentes échelles politiques (local et supra-local), la possible reproduction des inégalités entre groupes ou régions et la présence de domaines non déspécialisés (la médecine et la recherche) à l’intérieur d’une société totalement opposée à la perspective de la division du travail (p. 103-104).
Baschet remplace dès lors l’impossible codification des normes de la société post-capitaliste à venir par la définition d’un éthos qui lui serait propre, un « esprit » au sens wébérien [7]. C’est à l’intérieur de cette problématique que prend tout son sens l’analyse du concept amérindien de « bien vivir ». En tant qu’ensemble de valeurs opposées au culte du quantitatif, de la marchandise, de la « production-pour-la-production », le « bien vivre » permet de « faire des choix relatifs à la forme même de la vie vécue le cœur sensible de l’organisation collective » (p. 130). Ces valeurs sont assises sur la définition même de la vie du « bien vivre » : une vie caractérisée par la pluralité de ses formes culturelles (p. 132-141) et par ses interdépendances entre humain et non-humain (p. 147-149), et qui est opposée à tout ce qui la nie. Ainsi défini, ce « bien vivre » constitue bien l’analogue idéel de l’ancien « ascétisme intramondain » du capitalisme en voie de constitution, analysé par Max Weber.
Les frontières de l’émancipation dans la société post-capitaliste
Ce qui précède montre bien à quel point l’enjeu de la réflexion de Baschet sur l’avenir du capitalisme est davantage normatif que positif. Il ne s’agit pas, dans ses intentions, d’apprécier les possibilités d’émergence d’une telle organisation sociale alternative, en évaluant, de manière comparative, les affinités électives entre l’utopie zapatiste, d’un côté, et les expériences anti-capitalistes parsemant notre organisation sociale, de l’autre [8]. Ce point est rapidement évacué de l’analyse au profit d’un repositionnement normatif : nous serions entrés, par le degré d’exploitation sociale présente et l’accroissement de la conflictualité, dans une période de transition post-capitaliste ; il ne resterait donc qu’à accélérer le processus en engageant une réflexion collective sur la meilleure organisation politique à adopter dans la société à venir. Or, concrètement, cette réflexion se traduit par la démonstration suivante : il s’agit d’imaginer une organisation sociale néo-zapatiste (dont on tend à gommer les propriétés contextuelles et les spécificités, comme la forme communautaire du lien social) généralisée à l’échelle de la planète. Les réflexions sur le « bien vivir » sont également tributaires de cette méthode ; bien que l’auteur fasse état, au passage, de quelques tensions internes caractérisant le modèle amérindien, il s’agit in fine d’en faire une « source d’inspiration » pour la transition post-capitaliste :
« Sans faire des peuples indigènes une énième version de la perfection du bon sauvage, leur conception plus écocentrée du rapport à la Terre Mère et leur sens du collectif (qui n’exclut ni la différenciation sociale, ni les hiérarchies de statut, de prestige ou de genre, mais s’enracine néanmoins dans la possession collective de la terre et les pratiques coutumiers d’entraide) pourraient constituer une source d’inspiration, ou plutôt un utile point d’appui pour une humanité occidentalisée dont les valeurs fondamentales, comme l’individualisme compétitif et l’instrumentalisation de la nature, ont partie liée avec la crise de civilisation à laquelle est confrontée » (p. 126).
Est-il permis de penser que les modalités d’une émancipation post-capitaliste puissent se rapprocher d’expériences organisationnelles s’ancrant dans un mode de vie communautaire, dans un certain rapport à la terre et à la tradition, dans une ritualité partagée ? Si le but de l’auteur est d’organiser la sortie du capitalisme, comme Gramsci proposait, dans ses Cahiers de prison, d’organiser le pessimisme face à l’échec révolutionnaire, l’assise empirique du projet semble ainsi se dérober. Le renouveau de la critique sociale des années 1990-2000, dont l’un des enjeux a été précisément de réarticuler les formes savantes de critique et les expériences d’injustice ordinaire, n’est pas ici suffisamment exploité dans le cadre d’une réflexion sur les catégories présidant la « sortie du capitalisme » [9].
Aussi le statut de l’exemple zapatiste et amérindien demeure-t-il ambivalent. On oscille en permanence, malgré les mises en garde de l’auteur, entre le modèle, le cas analytique et l’idéal pratique (la référence pour la praxis). Ainsi, pour décrire le fonctionnement des Conseils de bon gouvernement, Baschet recourt à des textes produits par l’Ejército Zapatista de Liberación nacional (Armée zapatiste de libération nationale) ou à des extraits repris de travaux ethnographiques de seconde main. Ce type de démonstration manque évidemment de rigueur et de distanciation analytique vis-à-vis du matériau empirique présenté. Il eût été utile de confronter les formes de l’autonomie politique repérables dans les Conseils, avec les pratiques quotidiennes, dans la sphère de la famille, des sociabilités, de la socialisation éducative, de la vie communautaire, du rapport aux institutions et au droit, qui les font vivre au jour le jour. Quitte, ensuite, à construire des passerelles sociologiques entre dynamiques émancipatoires ici et là-bas. L’absence d’une telle réflexion, qui eût nourri le dispositif analytique de l’auteur et renforcé la thèse, fait pencher le lecteur vers une sorte de « modèle zapatiste/indigéniste » que l’auteur n’assume pas complètement. Ce modèle, caractérisé par des formes d’organisation spécifiques, des modalités de distribution du pouvoir, des types de lien social, des modalités éducatives et pédagogiques, des types de rapport à l’autre, à l’enfance, à soi, au temps, à l’espace, pourrait ne pas se « greffer » parfaitement à notre capitalisme en voie de transition. Ou du moins pourrait-il produire des surprises, quant aux modalités concrètes d’émancipation des individus ou aux lignes directrices des conflits à venir…Il semblerait que derrière ce problème il y ait plus généralement un malentendu autour du concept même d’utopie, dont l’usage en sciences sociales ne peut pas faire l’économie d’une certaine vigilance épistémologique. Le pari d’Adieux au capitalisme est de construire une utopie zapatiste qui puisse éclairer, sous le double mode de la critique et de l’alternative, les ravages sociaux, éthiques et politiques du capitalisme. En ce sens, l’utopie renvoie bien, comme le soulignait Elias, à un procédé spécifique de connaissance dans le domaine des sciences sociales [10]. Toutefois, la proximité au modèle semble sacrifier la critique à la volonté assumée de changer les rapports sociaux : ainsi la capacité de l’observateur à restituer les « possibles » qui traversent le monde social, dans leur pluralité irréductible, cède-t-elle, de son côté, à la volonté de faire coller la réalité au modèle.
Cette critique ne réduit pas toutefois l’apport d’Adieux au capitalisme à la construction de référents pratiques pour l’émancipation. C’est sans doute sur le terrain de la réflexion normative et de l’imagination conceptuelle que ce livre apporte une pièce importante au débat sur les alternatives à la société capitaliste présente, et aux formes de l’émancipation à venir.