Philosenfants (école)

La philo à l’école primaire, est-ce bien sérieux ?

 

Questions à Jocelyne Beguery, professeure agrégée de philosophie, ancien formatrice en IUFM à l'université de Cergy-Pontoise, qui vient de publier Philosopher à l’école primaire, préface d'André Comte-Sponville, aux éditions Retz, dans la collection Comment faire ?, dirigée par André Ouzoulias.

Commençons par un point de vocabulaire. Le concept que les médias ont retenu de certaines expériences, c'est « la philo à l'école ». Vous le reprenez d'ailleurs, sur un ton moins familier, dans votre titre. Mais à vous lire, on s'aperçoit vite que vous préférez les termes de « discussion à visée philosophique »...

Le titre, de même que "la philo à l'école" sont des termes génériques. La notion de "discussion à visée philosophique", initiée par Michel Tozzi, est plus précise. Je la reprends à mon compte pour me démarquer essentiellement du terme de "débat" très usité aussi et qui ne renvoie pas au même exercice.

Pratiquer la « discussion à visée philosophique » à l’école primaire, parfois dès la grande section de maternelle, cela veut-il dire, de la part de l'enseignant, s'écarter délibérément du programme ?

Pas du tout. Même si elle n’y est pas formellement inscrite, la discussion à visée philosophique est conforme à l'esprit des programmes depuis longtemps, y compris, même si cela peut étonner, aux programmes de 2008 actuellement en vigueur. Il s'agit en effet d’une pratique du dialogue régulée par l’enseignant, où les élèves s’efforcent de penser ensemble des concepts comme la beauté, grandir, le courage, l’amitié, la liberté, etc. Les programmes demandent aux enseignants d’être autre chose que de « simples exécutants » et disent qu'à « partir des objectifs nationaux, le professeur des écoles doit inventer et mettre en œuvre les situations pédagogiques qui permettront à ses élèves de réussir dans les meilleurs conditions ».

Or justement, les pratiques de discussion à visée philosophique les plus réussies sont nées de l’initiative de maîtres confrontés aux nécessités internes à l’enseignement : ici l'apprentissage de la langue, ailleurs l'instruction civique et morale, ailleurs encore le rapport au savoir, etc. Amener les élèves sur le terrain de la philosophie est une façon de servir les missions et finalités de l’institution scolaire. Il s’agit avant tout d’apprendre à parler pour apprendre à penser. Et il est bon de prendre plaisir très tôt à partager le sens des mots. Au nom de la maîtrise de la langue, première compétence du « socle » à acquérir, cela s'applique dès la grande section, quand les enfants commencent à pourvoir argumenter. Au cycle 3 (CE2-CM), l’introduction de contenus relatifs à la « culture humaniste » apporte de nouvelles justifications à ce type de pratique. La culture humaniste, qui met en jeu des valeurs,  relève du discutable et nécessite donc examen et échanges. L’instruction civique ainsi que l’enseignement de la morale, questions, semble-t-il, toujours d’actualité, donnent également prise à la réflexion philosophique.

Je reviens sur la définition. Apprendre à parler, apprendre à penser : ce sont vos propres mots. Alors pourquoi vouloir à toute force se hausser du col avec « discussion à visée philosophique » ?

C’est tout l’enjeu du livre que je propose, sur la base d'un travail fait en amont avec les professeurs d’école en formation. Le pari pour l'enseignant est de tenir la visée philosophique, d’en connaître les enjeux et les difficultés, de s’y préparer. La référence disciplinaire, même s’il ne peut évidemment être question à l’école élémentaire d’un enseignement de la philosophie, garantit contre les dérives de vertueuses intentions démocratiques, le débat stérile qui répète lieux communs ou préjugés, la sophistique ou le seul plaisir de triompher de l’autre, la démagogie.

En général, ce qu'on appelle « débat » est exclusivement contradictoire : il faut être pour ceci ou contre cela. Les élèves ne gagnent rien à cette simplification. La discussion à visée philosophique exige une argumentation et une problématisation plus serrées. Elle exerce à la pensée dialogique. Il ne s’agit pas seulement de s’exprimer ou de communiquer mais de s’efforcer à penser, fut-ce modestement, en explorant par exemple les acceptions d’un concept. Et cela peut s’apprendre très tôt. Il s’agit de mettre le logos — langage et raison — au cœur de l’enseignement. Et les retombées des compétences acquises ne servent pas la seule civilité ni même l’esprit citoyen, si ce n’est par surcroît. La visée philosophique se suffit à elle-même, elle exclut l’instrumentalisation de la discussion à des fins d’inculcation ou de discipline scolaire. Elle forme à l’autonomie de pensée d’un sujet.

C'est bien beau, mais d'une part n'y a-t-il pas des choses, ne serait-ce qu'en matière de comportement, à inculquer ? D'autre part, en quoi la seule référence à la « visée philosophique, par des enseignants qui, quelles que soient leurs qualités et leurs intentions, ne sont pas rompus à cette discipline suffirait magiquement à éviter les écueils que vous venez de citer ?

Bien sûr, il y a des choses à inculquer pas seulement en matière de comportement mais aussi en ce qui concerne les apprentissages fondamentaux, comme le langage ou la numération. C'est l'enjeu de l'école maternelle qui s'emploie également à inculquer des comportements, de civilité et des attitudes morales et civiques. C'est pourquoi les questions morales qui commencent à interroger l'autonomie morale de chacun ne peuvent être abordées avant la fin du cycle 3.

Les enseignants n'éviteront pas les écueils par incantation et magie mais par le travail et un minimum de formation philosophique. Il leur faut apprendre à distinguer une opinion d'un jugement vrai,    à interroger les concepts. Et ne pas encourager les élèves à seulement dire ce qu'ils pensent, mais les amener à douter, à problématiser afin de réellement penser ce qu'ils disent.

Le ministre, Vincent Peillon, a mis en avant le concept de « morale laïque », ce qui n'a pas manqué de déclencher les réserves de ceux qui redoutent un catéchisme d'Etat. Comment analysez-vous ce concept et voyez-vous un rapport possible avec la discussion à visée philosophique ?

Vincent Peillon estime , je cite,  « que la laïcité consiste à faire un effort pour raisonner, considérer que tout ne se vaut pas, qu’un raisonnement ce n’est pas une opinion. Le jugement cela s’apprend ». Sous couvert de laïcité, il me semble donner ainsi une définition de l’attitude philosophique. Ou alors, mais ce n'est pas du tout ce que j'ai compris, il s'agirait  de revenir au catéchisme laïque et à ses maximes. Lorsqu'il parle de « morale laïque », cela renvoie plutôt à l'idée d'une morale universelle, de valeurs qui font consensus mais  ne peuvent faire l’économie de l’adhésion propre du sujet, c’est-à-dire de son jugement. Or, la confrontation des idées dans la discussion, leur problématisation, leur conceptualisation et le recours à l’argumentation relèvent bien de la discussion à visée philosophique. Celle-ci consiste à construire rationnellement le jugement et non, comme cela arrive parfois, à faire comme si toutes les opinions se valaient. Il ne s'agit donc  pas de déguiser en tolérance le relativisme intellectuel et moral ambiant. C’est pourquoi, avec les précautions qu’impose une déontologie laïque, la discussion à visée philosophique est une manière sensée et sensible de mener à bien l’instruction morale et de la faire aimer.

En d'autres termes, vous aimeriez bien qu’à la faveur de la prochaine révision des programmes de l’école primaire, ce soit généralisé...

Surtout pas ! Cela peut paraître contradictoire puisque je défends les bienfaits d’une telle pratique pour les élèves. Mais elle n’est pas pour les professeurs anodine. Elle doit correspondre à un réel intérêt de leur part et être menée en cohérence avec leur conduite de classe, dans un climat d’ouverture et d’écoute philosophique. Elle nécessite une posture particulière, que tous les enseignants ne peuvent pas ou ne veulent pas avoir, ce qui est tout à fait leur droit. D'autre part, ces discussions doivent être en phase avec ce qui se vit dans la classe. Leurs sujets émergent souvent spontanément de questions posées lors des apprentissages. Et il n’y a pas de façon de mener ces discussions qui ne soit marquée par le style de l’enseignant. Les imposer serait imposer un programme et les thèmes traités perdraient ce lien vivant avec la curiosité des élèves. C'est précisément là que l'on risquerait l’artifice et le dogmatisme.

Depuis une dizaine d’années, sont déjà parus de nombreux ouvrages pédagogiques sur la discussion à visée philosophique. Qu’apporte de plus ou de différent votre livre ?

Ce livre reflète une expérience dans les classes de plus de dix ans. Je tente de relever le défi d’une véritable visée philosophique et ce dès les tentatives de discussion en grande section de maternelle, par l’attention portée, dès ce niveau scolaire, à l’analyse langagière et conceptuelle. J’ai voulu témoigner du faisable, à travers la restitution intégrale de discussions menées dans les classes de tout niveau par des maîtres formés à cet effet. J’ai cherché à penser la discussion à visée philosophique à l’école hors de tout esprit militant mais en référence aux principes de l’école publique et laïque, et à mettre en garde contre toutes sortes de dérives préjudiciables aux élèves. C'est pourquoi, j'invite aussi le lecteurs à s’interroger sur l’impensé de nos représentations de l’enfance, sur les attendus idéologiques de certaines de ces dites nouvelles pratiques.

« Dérives préjudiciables », dites-vous ?

Je suis très critique envers les ouvrages parus ces dernières années. Ils ont pour la plupart été rédigés dans la précipitation avec comme souci premier de livrer clés en main des méthodes courtes pour mettre en place à tout prix « du » débat, le plus souvent de la communication, à mon avis. D’autres, il est vrai plus instruits des techniques éprouvées par la recherche, s’intéressent exclusivement à l’éducation citoyenne et ont sur ce plan de l’efficacité. Mais je n’en connais pas qui prennent au sérieux la dimension philosophique et de ce fait formatrice de ces exercices. Je n'en connais pas qui mènent de concert la double question : « Qu’en est-il de la teneur philosophique de ces pratiques ? » et « Qu’en est-il de l’école dans ces tentatives ? » Beaucoup de ces parutions, de ce fait, s’emploient à une diffusion militante et inconsidérée des nouvelles pratiques dites philosophiques à l’école qui ne relèvent pas du projet de l’école et qui, pour certaines, peuvent même contribuer à le mettre à mal.

Ce que je crois comprendre, à ma surprise, c'est qu'il y a du conflit dans l'air et que vous vous placez en  opposition à des personnalités ayant travaillé sur ce thème. Alors pourquoi ne pas mettre les pieds dans le plat et les nommer ? A qui faut-il attribuer la « diffusion militante et inconsidérée » ? Viseriez-vous par exemple Michel Tozzi, que nous avons cité au départ ?

En parlant de diffusion militante et inconsidérée, je vise une attitude et un esprit plutôt que des personnes qui ne sont cependant que trop nombreuses à vouloir prôner "la philo à l'école" où le débat comme une cause idéologique. Leur militantisme est d'ailleurs le plus souvent inversement proportionnel à leur formation philosophique et s'emploie à propager un anti-corporatisme vis-à-vis des professionnels de la philosophie. On le rencontre dans bien des associations se donnant pour tâche cette seule divulgation. Je ne vise pas Michel Tozzi avec qui j'ai travaillé et de qui j'ai beaucoup appris. Mais certains de ses épigones développent un esprit prosélyte et partisan que je trouve hors de propos en la matière.

Quelle peut être aujourd'hui la place pour cette pratique dans la formation initiale et continue des enseignants ?

Quelques enseignants chercheurs s’y intéressent et nombre de formateurs de terrain aussi. Mais le problème majeur est la lente agonie de la philosophie dans la formation des maîtres. Au moment où l’on célèbre le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, l’auteur de l’Émile, les IUFM sont en effet en train de perdre leurs derniers professeurs de philosophie ! Ce phénomène est très inquiétant. On peut l’analyser comme le produit d’une conception de la compétence pédagogique réduite à une pure technicité, avec, en arrière-plan, un projet d’éducation utilitariste et un projet de société fondé sur les valeurs de l’économie libérale. Il est indispensable de redonner à la philosophie la place qu’elle doit avoir dans le formation des maîtres dans notre pays. Cela s’impose évidemment si le ministre envisage d’encourager la pratique de la discussion à visée philosophique comme un des moyens de refonder l’éducation morale.

Propos recueillis par Luc Cédelle

 

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