Sciences et vie : la guerre de l'eau
- Par Thierry LEDRU
- Le 08/01/2020
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Sud-Est : en 2070, une guerre de l'eau pourrait avoir lieu
© B. BOURGEOIS
Par YVES SCIAMA, VINCENT NOUYRIGAT, FIORENZA GRACCI, THOMAS CAVAILLÉ-FOL. ILLUSTRATIONS YANNICK MONGET (VUES D'ARTISTE), BRUNO BOURGEOIS (CARTES) ET MIKO KONTENTE (INFOGRAPHIES)
Ce sera sûrement la région la plus impactée par le réchauffement. Certes, l'identité régionale est déjà largement façonnée par la chaleur : les 5 millions d'habitants qu'elle compte sont habitués à vivre sous un climat typiquement méditerranéen, marqué par des étés secs et des hivers doux. Mais l'avenir leur promet des étés encore plus secs et encore plus chauds. Or, dans cette région où l'activité est dominée par le tourisme et la fruiticulture, cela promet de fortes tensions autour des ressources en eau. Et que vont devenir les fameuses plages de la Côte d'Azur, particulièrement vulnérables à la montée de la mer ? Comment vont évoluer les colères du ciel, déjà incroyablement violentes ? Depuis les premiers reliefs des Alpes jusqu'aux rives de la Méditerranée, c'est toute la région qui paraît menacée.
Tout indique qu'une guerre de l'eau va avoir lieu
Verra-t-on, d'ici à la fin du siècle, des guerres de l'eau enflammer tout l'arc méditerranéen ? Mille conflits du type de celui de Sivens semer la discorde ? Des pelleteuses creuser canaux et barrages sous la protection des CRS, des commandos d'opposants saboteurs, une ruineuse guérilla juridique pour se répartir les dernières gouttes du précieux liquide ? C'est en tout cas le scénario catastrophe que les responsables du quart sud-est de la France s'efforcent de déminer. En cherchant dès maintenant à mettre en place les pare-feu qui permettront de gérer les extrêmes tensions sur l'eau annoncées.
Sachant que ce scénario catastrophe, objectivement, ne manque pas de réalisme : d'ores et déjà, la région est en tension hydrique permanente.
"40% des bassins sous notre juridiction sont déjà en déficit structurel, avertit Laurent Roy, directeur général de l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse. C'est-à-dire qu'ils sont en crise chaque année, qu'il n'y a plus d'eau dans les rivières, et qu'il faut faire intervenir les préfets, appuyés par la police de l'eau, pour procéder à des arbitrages. La crise est en passe de devenir la norme…"
ÉCONOMIES ET AMÉNAGEMENTS
La hausse des températures sur le pourtour méditerranéen, de l'ordre de 1,5 °C en un siècle, a bien sûr contribué à cette situation. De plus, la région ne cesse de se peupler depuis quatre décennies : près de 50 000 nouveaux arrivants chaque année, un afflux que l'Insee ne voit que légèrement ralentir à l'avenir.
Par ailleurs, la région a une tradition agricole, beaucoup d'irrigation et un tissu industriel gourmand en eau. Enfin, l'attractivité touristique de la côte, essentielle pour l'économie, fait doubler voire tripler la population des communes littorales en été, créant un énorme appel d'eau… précisément au moment où il y en a le moins dans les rivières et les nappes phréatiques. Ces 31 millions de visiteurs annuels ont en outre de plus en plus d'exigences : désormais, hôtels et hébergeurs se doivent de proposer une piscine, et les parcs aquatiques ainsi que les golfs ont prospéré, y compris dans des endroits notoirement arides…
Mais, à en croire les projections, les tensions actuelles ne sont rien relativement à ce qui va advenir. La continuation de la hausse des températures ne fait plus aucun doute, et un réchauffement de l'ordre de 1,5 °C supplémentaire dans les prochaines décennies est acté. Ce qui n'est pas encore joué, c'est l'horizon de la fin de siècle, pour lequel, dans le scénario le plus "émetteur", les chercheurs prévoient des hausses de température de l'ordre de 5 °C à Avignon !
© INRA /EMMAH/UMR 1114 - P .ALLARD/RÉA - AGENCE DE L'EAU
Le réchauffement frappe des ressources en eau déjà critiquesLa nappe de la plaine de la Crau se réduira d'ici à 2030 Si l'urbanisation et l'industrialisation impactent la ressource en eau, le climat va lui aussi aggraver la situation.
L'évolution de la pluviométrie, quant à elle, est plus difficile à prévoir ; mais une baisse perceptible en été se dessine. Tout au plus les modèles montrent-ils, sous réserve, une hausse modeste des pluies hivernales.
Résultat, le débit des rivières va baisser en été (en fait, de mai à octobre), notamment à cause de la disparition de la neige -on parle dès le milieu du siècle de -30 % pour le débit estival du Rhône, et de -50 % pour la Durance (qui fournit 60 % de l'eau consommée en PACA…).
Que faire ? Le maître mot, bien sûr, c'est économiser. Il revient en leitmotiv dans la bouche de Laurent Roy, dont l'agence veut réduire de 20 % les prélèvements, en demandant à chacun de faire un effort. Mais les agriculteurs, d'ores et déjà, réclament plus d'aménagements (retenues d'eau, canaux…) et la possibilité de puiser davantage dans des rivières et des nappes souvent exsangues, dont on vient de voir qu'elles baisseront encore. Les aménagements ne sont pas tabous, leur répond l'Agence de l'eau, mais ils sont très coûteux et ne prendront pas forme sans concertation et économies en contrepartie. Des économies obtenues, par exemple, en généralisant le goutte-à-goutte ainsi qu'en recourant à des cultures moins assoiffées.
© INRA /EMMAH/UMR 1114 - P .ALLARD/RÉA - AGENCE DE L'EAU
Les recherches qui mesurent l'influence de la sécheresse sur les plantes agricoles, comme ici à l'Inra, fourniront des solutions visant à économiser l'eau de la région.
Les industriels, de leur côté, travaillent à des process moins gourmands en eau, mais l'industrie agroalimentaire, par exemple, a besoin de beaucoup laver, tout comme l'électronique de pointe, ou la pétrochimie autour de l'étang de Berre. Pas question d'être au chômage technique en été ! Quant aux collectivités locales, elles ont certes fait des progrès : leurs prélèvements ont baissé de quelques pour-cent. Mais l'augmentation de la population sera forcément problématique, et les indispensables dépenses à engager pour refaire les réseaux (parfois si vétustes qu'ils perdent 70 % de leur eau !) sont onéreuses.
BESOIN D'UN DÉBIT MINIMUM
Et attention, pas question de trop puiser dans ce qui restera du débit des rivières pour satisfaire les besoins. D'abord parce que, écologiquement, un débit minimum est nécessaire pour ne pas transformer les cours d'eau en déserts, mais aussi parce que les protecteurs de l'environnement sont devenus aussi prompts à manifester que les agriculteurs. Et puis il y a le tourisme, qui s'effondre si les lacs sont vides (Serre-Ponçon, Sainte-Croix) et les rivières à sec. Sans oublier la navigation et les centrales nucléaires, qui ont besoin d'un débit minimum sur le Rhône. Tout comme certains agriculteurs : "Lorsque le débit du Rhône est trop faible, l'eau salée remonte et je ne peux plus pomper pour irriguer", indique Dario Viola, riziculteur à Arles.
40 % des bassins sous notre juridiction sont déjà en déficit structurel - LAURENT ROY Directeur général de l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse
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LAURENT ROY Directeur général de l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse40 % des bassins sous notre juridiction sont déjà en déficit structurel
Alors, pourra-t-on éviter la guerre de l'eau ? Localement, on veut croire que c'est possible, et on anticipe. La région PACA a commencé à réfléchir au problème il y a déjà dix ans, et a mis sur pied un comité d'experts, le GREC-PACA, qui vient de livrer un rapport intitulé Une Région face au changement climatique. "L'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse est la première de l'Hexagone à avoir adopté un plan d'adaptation au changement climatique, dès mai 2014", rappelle de son côté Laurent Roy, qui insiste sur le fait qu'une gouvernance irréprochable sera essentielle pour éviter des catastrophes comme Sivens. "Il faut absolument que tout le monde soit autour de la table, et qu'on développe à fond la solidarité", renchérit Annick Delhaye, vice-présidente du conseil régional PACA.. Dans ce but, sa région a créé l'Agora (Assemblée pour une gouvernance opérationnelle de la ressource en eau et des aquifères), instance "d'échange et de coordination", autrement dit de déminage, qui vient de prendre ses fonctions après une vaste consultation régionale. "Et puis nous pouvons nous appuyer sur une culture de l'eau très ancienne, espère l'élue. Le premier canal d'irrigation sur la Durance date du XIIe siècle !"
Cette culture du partage et de la gestion de l'eau suffira-t-elle à garantir la cohésion sociale lorsque tous les voyants seront au rouge ? En tout cas, insiste Laurent Roy, "il y a une prise de conscience incontestable, et nous voyons des initiatives d'économie d'eau partout - chez les industriels, les particuliers, les agriculteurs" … D'ailleurs, la consommation d'eau n'augmente plus sur le bassin, elle aurait même baissé de quelques petits pour-cent depuis 2009.
© Y.MONGET
-30%
C'est la baisse du débit estival du Rhône envisagée pour la moitié du siècle. En cause : la disparition de la neige et la baisse de la pluviométrie.
Le stock de poissons va diminuer et se diversifier
"La Méditerranée est une des régions marines qui se réchauffe le plus rapidement", ont prévenu cet été un groupe de climatologues, pointant un réchauffement 2 à 3 fois plus rapide que celui de l'océan global, lié principalement à son caractère fermé. Avec quelles conséquences pour les 1 500 navires de pêche et les 4 000 emplois de marins de la région ? Une équipe de scientifiques grecs a comparé sur plus de 20 ans les statistiques de pêche et les relevés de température. Résultat ? "60 % des espèces présentaient des taux de capture étroitement corrélés à la température, la grande majorité d'entre elles se raréfiant les années chaudes, montrant une baisse de 44 % en moyenne." Du côté des gagnants : l'anchois, la crevette et le sar. Dans les perdants se trouvent le merlu, le pilchard, le mérou ainsi que les mollusques (calmars, seiches, poulpes, coquillages). La recette de la bouillabaisse devra s'adapter…
© SOURCE : CLIMATE DYNAMICS , 2015
Et la Corse ?
"La Corse est trop petite pour être vue dans les modèles climatiques, avoue Véronique Ducrocq, du CNRM. Mais on prévoit une augmentation du nombre d'événements de précipitations intenses. De près de 10 % pour 2 °C." La clémentine, par exemple, risque de perdre de son acidité et de sa couleur, pièces maîtresses de son indication géographique protégée. Il est envisagé de modifier l'irrigation, la fertilisation ou la variété.
© F .GUIZIOU/HEMIS.FR - E.GAILLARD/REUTERS - M.KONTENTE
Vers des colères du ciel toujours plus violentes
"Nous sommes tout de même le seul bassin de l'Hexagone où les inondations font chaque année des morts !" rappelle Laurent Roy, directeur général de l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse. "Les 'épisodes méditerranéens', dont les pluies cévenoles font partie, constituent les phénomènes météorologiques les plus violents de la France métropolitaine, et produisent les pluies les plus intenses d'Europe", renchérit Samuel Somot, spécialiste du climat méditerranéen au CNRM, le laboratoire de recherche de Météo-France. Des déluges qui s'abattent en outre sur des reliefs tourmentés, capables d'accélérer et de concentrer les flots - les plus modestes rivières se transformant en de monstrueux torrents. Les inondations à Cannes, Nice et Antibes au début du mois d'octobre dernier l'ont tragiquement rappelé.
Qu'adviendra-t-il s'il fait plus chaud ? A Météo-France, on reste prudent. "Pour représenter ces phénomènes, avertit Samuel Somot, il faut des modèles d'une précision géographique de l'ordre de 2 km, que nous n'avons pas encore." Mais les travaux existants indiquent une intensification de "quelques pour-cent par degré de réchauffement, jusqu'à 10 % par degré si l'on prend les pires simulations". Logique : la hausse des températures chargera en vapeur d'eau et en énergie les nuages au-dessus de la Méditerranée. Sur les reliefs de cette région, qui ne cesse de se construire et s'imperméabiliser, des pluies de 1 000 mm/ jour sont alors envisageables. Une violence typiquement tropicale, à ce jour inconnue sur le Vieux Continent.
© F .GUIZIOU/HEMIS.FR - E.GAILLARD/REUTERS - M.KONTENTE
Le signe avant-coureur…Le 4 octobre dernier, à Cannes, des pluies torrentielles provoquent de meurtrières inondations.
Des fruits venus d'ailleurs
Pêches, abricots, cerises… Les vergers du Languedoc-Roussillon prennent une drôle de tournure.
En cause : des hivers toujours plus doux. "Les arbres n'accumulent pas assez de froid et la levée de leur dormance ne s'effectue plus dans de bonnes conditions, explique Inaki Garcia de Cortazar, ingénieur à l'Inra (Avignon). Cela va se traduire par une diminution du taux de bourgeons viables et surtout un étalement excessif de la floraison."
Des décalages qui perturbent la pollinisation, voire brisent la concordance de floraison entre deux variétés devant s'inter-polliniser…
Les scientifiques craignent des chutes de rendement. Et il faut s'attendre, au moment de la récolte, à des fruits de maturité très inégale - avis aux saisonniers. Les consommateurs devront aussi revoir leurs critères : sous l'effet des canicules de juillet-août, l'initiation des bourgeons de l'année suivante connaît des ratés et donne naissance à des fruits malformés ; les cerisiers, notamment, produisent des fruits doubles, quasi invendables.
La Camargue ne pourra peut-être pas être sauvée
C'est quasi inéluctable : un jour, les vagues prendront le dessus. Certes, pour le moment, la mer ne s'élève que de 2,1 mm/an en Camargue.
Mais elle aura pris 50 cm à 1 m en 2100 : profitant des tempêtes, elle enjambera alors les digues et inondera les salines, prés-salés et rizières de ce delta du Rhône, royaume plat de la biodiversité méridionale.
Faut-il opérer un repli stratégique et rendre cette terre sauvage aux flamants roses ? Ou faut-il la protéger contre vents et marées ?
Pour l'instant, on ignore lesquels de ses 150 000 ha seront submergés et à quelle fréquence. "Nous allons affiner nos modèles de l'écoulement local pour préciser l'impact des digues, épis ou brise-lames", indique Alexis Stépanian, du BRGM. Ces ouvrages existent déjà à Saintes-Maries-de-la-Mer, (2 500 habitants sur 15 000 Camarguais). Car bien avant la montée de la mer, la perte progressive des sédiments charriés par le Rhône a fait reculer le trait de côte (4 m/an depuis 1895 !). "Ces vingt dernières années, 20 millions d'euros ont été investis pour protéger Saintes-Maries, et les travaux continuent", rassure Roland Chassain, son maire.
Combien de temps cette lutte sera-t-elle économiquement soutenable ? Le géomorphologue François Sabatier (université Aix-Marseille) n'est pas très optimiste : "L'impact de l'élévation de la mer sera incomparable aux problèmes affrontés jusqu'ici." Et se murer derrière des digues rocheuses de plus en plus élevées ne semble pas si efficace : "Si elles freinent le recul des plages, elles empirent l'érosion sous-marine ! Leurs fondations, privées de sable, peuvent alors céder lors d'une tempête." Au Parc naturel régional de Camargue, on a choisi la stratégie opposée : "Sur un site de 6 500 ha autrefois exploité par les salins, on a laissé digues et épis s'enfoncer, explique Delphine Marobin (chargée de mission littoral). Résultat : l'érosion suit son cours, mais la dynamique naturelle des échanges hydrauliques est rétablie." Reconnectés à la mer, étangs et marais ont vu le retour de l'anguille, pour le bonheur des pêcheurs. Mais tout le monde ne pourra pas être gagnant…
© SOURCE : PARC NATUREL RÉGIONAL DE CAMARGUE
Au-revoir grives et merles noirs
Ces oiseaux hivernaient en France 8 années sur 10 il y a trente ans mais se font rares aujourd'hui. Avec les hivers plus doux, grives et merles noirs restent plus longtemps dans leur région d'origine : Pays-Bas, Pays baltes et Scandinavie.
© SHUTTERSTOCK - M.KONTENTE
Les plages de la Côte d'Azur en danger
A raison de 30 cm/an, l'érosion menace les petites criques. "Normalement, la dynamique du littoral ferait simplement reculer ces plages, explique François Sabatier (université Aix-Marseille). Mais adossées à une falaise ou à un parking, elles ne peuvent se retirer et sont vouées à disparaître !"
Pénurie de truffes !
"Le diamant noir est fragile, explique Michel Tournayre, président de la Fédération française des trufficulteurs, il ne résiste ni aux longues sécheresses, ni aux épisodes ultra-pluvieux, qui semblent devenir la norme." L'avenir repose sur la trufficulture.
© SHUTTERSTOCK - M.KONTENTE
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