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A Sotchi, l'écologie mène en prison

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Situé sur les hauteurs de Sotchi, le village d'Akhchtyr est privé d'eau, d'accès routier et de transports publics depuis les grands travaux du chantier olympique à Krasnaïa Poliana, la station de ski ultramoderne sortie de terre à quelques kilomètres de là.

En février 2013, sur le chantier de la station de sports d'hiver qui accueille les épreuves olympiques de ski alpin.

Une voie rapide a bien été construite, mais elle ne dessert pas le village. Pour y accéder, les habitants – 120 âmes – peuvent toujours emprunter le nouveau tunnel sous la voie ferrée. Seulement, faute de passage réservé aux piétons, la grand-route est impossible à traverser. A moins d'enjamber les glissières et de prendre ses jambes à son cou pour éviter les bolides lancés à toute allure. Les autochtones ont beaucoup perdu avec la construction de la voie rapide. Leurs puits se sont taris, et la carrière du coin, transformée en décharge, s'est mise à rejeter des boues suspectes dans le fleuve Mzymta.

Lire : A Sotchi, l'acharnement judiciaire contre un militant écologiste

Pour avoir critiqué les aléas du chantier de Sotchi, l'organisation régionale Veille écologique pour le Caucase du Nord est devenue la bête noire des autorités. Ses militants ont été poursuivis, chassés, harcelés. Evgueni Vitichko est derrière les barreaux, Souren Gazarian a quitté la Russie, et Ioulia Naberejnaïa a déserté Sotchi pendant la durée des Jeux. Natalia Kalinovskaïa, ancienne porte-parole des expulsés de la plaine d'Imérétie, a pris ses quartiers à Krasnodar (à 170 km de Sotchi), tant elle était harcelée. Les méthodes ? Toujours les mêmes : menaces, écoutes, entretiens « prophylactiques » avec les services.

« LA FORÊT EST À TOUT LE MONDE »

En janvier, Evgueni Vitichko nous avait raconté son histoire dans un petit local loué par les écolos pour leurs réunions, quelque part dans l'arrière-pays de Sotchi. Géologue de formation, passionné par les problèmes d'environnement, « Jénia » – pour les intimes – est l'un des deux protagonistes de l'« affaire de la clôture ». Le dernier feuilleton judiciaire de la Russie « Potemkine » (du nom du premier ministre de Catherine II qui aurait installé des décors de carton-pâte sur le trajet de la souveraine afin de masquer la pauvreté des villages) que Vladimir Poutine met en scène avec les Jeux olympiques de Sotchi.

Lire notre décryptage : Sotchi, la luxueuse et la crasseuse

Les ennuis ont commencé pour les écologistes le 13 novembre 2011. Ce jour-là, Evgueni se rend en tournée avec d'autres militants à Djoubga, aux abords du palais d'été du gouverneur de la région de Krasnodar, le tout-puissant Alexandre Tkatchev. Et là, surprise ! La propriété a triplé de volume. Le notable a fait clôturer un large pan de la forêt, domaine public protégé selon la loi, qu'il a intégré à son domaine. Les écolos auraient alors inscrit sur la clôture : « Sania , tu es un voleur. La forêt est à tout le monde » et froissé la tôle. « Cette barrière est illégale, c'est une captation de propriété », dénonce Evgueni Vitichko.

Le graffiti va lui valoir une condamnation à trois ans de prison par un tribunal de quartier de Touapsé, le 20 décembre 2013. Il a fait appel. Au moment de notre rencontre, il s'attendait au pire : « Ils peuvent tout à fait m'arrêter dans la salle du tribunal le jour de l'appel et m'envoyer en prison. » Son inquiétude était justifiée. Le 3 février, il a été arrêté et condamné à quinze jours de prison pour avoir « proféré des jurons » en attendant l'autobus. Incarcéré depuis, Evgueni Vitichko n'a pas pu assister à son procès en appel, le 12 février à Krasnodar. Il a dû suivre l'audience par le biais d'un enregistrement vidéo. Un tribunal de Krasnodar a confirmé sa condamnation à trois ans de prison ferme, a fait savoir l'organisation régionale Veille écologique pour le Caucase du Nord.

Son collègue Souren Gazarian, condamné lui aussi dans « l'affaire de la clôture », a préféré prendre le large. Depuis un an et demi, ce spécialiste des chauves-souris a reçu l'asile en Estonie. En réalité, Evgueni Vitichko et Souren Gazarian ont été trop curieux, trop bavards. Ils informaient les journalistes, ils n'ont pas hésité à mettre leur nez dans les dessous peu reluisants du grand chantier des Jeux.

Lire notre post de blog : Des fuites d’eau et de la boue dans les hôtels mal finis de Sotchi

Quand la Russie remporta la timbale en 2007, il était clair que la région de Sotchi, zone balnéaire vieillotte et dépourvue d'infrastructures, allait devoir passer par une transformation copernicienne pour être à la hauteur. Sept ans plus tard, le pari est gagné, les installations sont prêtes. La plaine d'Imérétie, une ancienne zone marécageuse, s'est muée en un Las Vegas de bord de mer, avec hôtels, arènes sportives et un centre de presse flambant neuf, grand comme quatre fois la place Rouge. Les hôtels de la région affichent désormais une capacité de 40 000 lits.

Sotchi, le 26 janvier 2014.

Rien à dire, le décor est somptueux, conforme aux dépenses considérables – 50 milliards de dollars (37 milliards d'euros) au lieu des 12 milliards annoncés par M. Poutine en 2007. La corruption n'y est pour rien, il s'agit d'un simple « dépassement des coûts », a précisé le président russe dans une interview à la presse étrangère le 20 janvier : « Pendant les appels d'offres, les candidats à tel ou tel projet affichent des devis très bas pour emporter le marché. Dès qu'ils l'ont en main, ils comprennent que c'est impossible et commencent à faire monter les prix. De telles choses arrivent partout, notre cas n'est pas unique. »

Et le premier volet de la série Hors-piste : Les oubliés de la rue des Acacias

Assurément, le nouveau tremplin de saut à skis est unique. Son prix l'est tout autant. « Initialement, il devait revenir à 1,2 milliard de roubles, pour finir il a coûté 8 milliards , tout ça parce que l'endroit ayant été mal choisi dès le départ, sur un terrain meuble, il a fallu débourser plus pour le consolider que pour le construire », affirmait en janvier Evgueni Vitichko. Il n'y a pas eu d'étude des sols ? « Vladimir Poutine avait choisi l'emplacement, il fallait le faire. »

Les écolos déplorent les dégâts irréversibles causés à l'environnement. Malgré l'engagement du « zéro déchets » et autres promesses, les responsables des travaux ne se sont guère montrés soucieux. Décharges et carrières sauvages sont apparues un peu partout, les eaux usées restent encore largement rejetées dans la mer Noire, plusieurs parcs nationaux ont été transformés à la hâte en zones d'habitation ou de récréation dernier cri pas forcément dotées des installations sanitaires adéquates.

Lire :  A Sotchi, des milliers de chiens errants promis à l'abattage

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