Sur la souffrance : Krishnamurti
- Par Thierry LEDRU
- Le 11/01/2010
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"Lorsque vous souffrez, lorsque vous avez une douleur, quel sens cela a-t-il ? Je ne pense pas que votre question se rapporte à la douleur physique, mais à la souffrance et à la douleur psychologiques, qui ont des sens différents, à différents niveaux de la conscience. Quel est le sens de la souffrance ? Pourquoi voulez-vous qu'elle ait un sens ? Non point qu'elle n'en ait pas: nous allons chercher à le savoir. Mais pourquoi voulez-vous le savoir ? Pourquoi voulez-vous savoir "pourquoi" vous souffrez ? Lorsque vous vous posez cette question "pourquoi est-ce que je souffre ?" et que vous cherchez la cause de la souffrance, n'êtes-vous pas en train de fuir la souffrance, d'essayer de vous évader ? Le fait est celui-ci : je souffre ; mais dès l'instant que je fais intervenir ma pensée pour agir sur ma souffrance en demandant "pourquoi ?" j'en ai déjà atténué l'intensité. En d'autres termes nous voulons que la souffrance soit diluée, allégée, écartée par des explications. Mais cela ne peut certes pas nous donner une compréhension de la douleur. Si je suis affranchi de ce désir de la fuir, je peux alors comprendre le "contenu" de la souffrance.
Qu'est-ce que la souffrance ? Une perturbation à différents niveaux, depuis le niveau physique jusqu'aux différentes couches du subconscient. C'est une forme aiguë de perturbation, qui m'est pénible. Mon fils est mort ; j'avais construit autour de lui tous mes espoirs (ou autour de ma fille, ou de mon mari, prenez n'importe quel exemple). J'en avais fait mon idole, à l'image de tout ce que je désirais. Et c'était mon compagnon, etc..., vous savez tout ce qu'on dit. Or, soudain, il n'est plus là. C'est une grave perturbation, n'est-ce pas ? Et cette perturbation, je l'appelle souffrance. Si je n'aime pas cette souffrance, je me dis: "Pourquoi est-ce que je souffre ?" "Je l'aimais tellement." "Il était ceci." J'essaye, ainsi que le font la plupart des personnes, de fuir dans des mots, qui agissent comme des narcotiques. Si je ne fais pas cela, qu'arrive-t-il ? Il arrive que je suis complètement conscient de la souffrance. Je ne la condamne pas, je ne la justifie pas, je souffre et c'est tout. Mais alors, je peux suivre son mouvement, je peux suivre tout ce contenu de sa signification ; le "suivre" dans le sens d'essayer de le comprendre.
Que veut dire souffrir ? Qu'est-ce qui souffre ? Je ne me demande pas "pourquoi" il y a souffrance, ni quelle est la "cause" de la souffrance, mais "que se passe-t-il en fait" ? Je ne sais pas si vous voyez la différence : je suis simplement dans l'état où la souffrance se perçoit ; elle n'est pas distincte de moi à la façon dont un objet est séparé de l'observateur ; elle est partie intégrante de moi-même, tout moi souffre. Dès lors, je peux suivre son mouvement, voir où elle me mène. Et ainsi elle se révèle et je vois que j'ai donné de l'importance à moi-même et non à la personne que j'aimais. Celle-ci avait comme rôle de me cacher ma misère, ma solitude, mon infortune. J'espérais qu'elle aurait pu accomplir tout ce que "moi" je n'avais pas pu être. Mais elle n'est plus là, je suis abandonné, seul, perdu. Sans elle, je ne suis rien. Alors je pleure. Non parce qu'elle est partie, mais parce que je demeure. Je suis seul.
Parvenir à ce point est très difficile. Il est difficile de simplement admettre, "je suis seul", de ne pas ajouter : "comment me débarrasser de cette solitude ?" ce qui serait une évasion. Il est difficile d'être parfaitement conscient de cet état et d'y demeurer, de voir son mouvement. Graduellement, si je lui permets de se révéler, de s'ouvrir à moi, je vois que je souffre parce que je suis perdu ; mon attention se trouve malgré moi attirée vers quelque chose que je n'ai pas envie de regarder ; quelque chose m'est imposé qu'il me déplaît de voir et de comprendre. Et d'innombrables personnes sont là pour m'aider à m'évader : des milliers de personnes soi-disant religieuses, avec leurs croyances, leurs dogmes, leurs espoirs et leurs fantaisies: "c'est votre karma", "c'est la volonté de Dieu" ... vous connaissez toutes ces voies d'évasion. Mais si je peux demeurer avec cette souffrance, ne pas l'éloigner de moi, et ne pas essayer de la circonscrire ou de la nier, qu'arrivera-t-il ? Quel est l'état de mon esprit, lorsqu'il suit ainsi le mouvement de la souffrance ?
La souffrance n'est-elle qu'un mot, ou est-ce un fait ? Si c'est un fait, le mot, au point où j'en suis, n'a plus de sens ; il n'y a en moi que la perception d'une intense douleur. Une douleur par rapport à quoi ? Par rapport à une image, à une expérience, à quelque chose que je n'ai pas (lorsque je l'avais, je l'appelais plaisir). La douleur, la peine, est par rapport à quelque chose. Ce "quelque chose", n'est-ce qu'une représentation de mon esprit ou est-ce une réalité ? Si la souffrance n'existe que par rapport à quelque chose, il est important de savoir ce qu'est ce "quelque chose". De même que la peur n'existe pas "en soi" mais est toujours la peur de quelque chose, la souffrance est toujours en relation avec un individu, un incident, un sentiment. Me voici maintenant pleinement conscient de la souffrance. Est-elle distincte de moi, ne suis-je que l'observateur qui la perçoit, ou est-elle "moi" ? Lorsqu'il n'y a pas un "observateur" qui souffre, la souffrance est-elle autre chose que moi-même ? Je "suis" elle. Et alors que se passe-t-il ? Il n'y a pas de mot, pas d'étiquette qui vienne écarter cette douleur en lui donnant un nom. Je ne suis que cela, cette souffrance, ce sentiment d'agonie. Et lorsque je ne suis que cela, que se produit-il ? Lorsque je ne la nomme pas, lorsqu'il n'y a pas de peur suscitée par elle, est-ce qu'il existe une relation entre cette souffrance et le moi en tant que centre de conscience ? Si ce centre est en état de relation avec cette souffrance, il en a peur. Mais s'il "est" cette souffrance même, que peut-on faire ? Il n'y a rien que l'on puisse faire. On "est" cela, on ne peut ni l'accepter ni le refuser, ni lui donner un nom. Si vous "êtes" cela, qu'arrive-t-il ? Pouvez-vous encore dire que "vous" souffrez ? Mais déjà une transformation fondamentale s'est produite. Il n'y a plus le "je" souffre, parce qu'il n'y a pas de centre pour souffrir. Le centre ne souffre que parce que nous n'avons pas examiné ce qu'est ce centre. Nous ne vivons qu'en passant d'un mot à un autre mot, d'une réaction à une autre réaction. Nous ne disons jamais: "voyons ce qu'est cette chose qui souffre".
Et on ne peut pas la voir en se forçant, en se disciplinant. Il faut regarder avec intérêt, avec une compréhension spontanée. Et alors on s'aperçoit que ce que nous appelions souffrance, douleur, et que nous cherchions à éviter ou à discipliner, que tout ce processus a disparu. Tant que je ne suis pas en relation avec cette souffrance comme si elle était extérieure à moi, le problème n'existe pas. Dès que j'établis un rapport entre elle et moi, comme si elle m'était extérieure, le problème existe. Tant que je considère ma douleur comme une chose extérieure - "je souffre parce que j'ai perdu mon frère, parce que je n'ai pas d'argent, à cause de ceci ou cela" - j'établis une relation entre elle et moi et cette relation est fictive. Mais si je "suis" elle, si je vois ce fait, tout est transformé, tout a un autre sens. Car je suis dans un état d'attention totale, d'attention intégrée et ce qui est complètement considéré est complètement compris et dissous. Alors il n'y a pas de peur et, par conséquent, le mot "affliction" n'existe pas."
Jiddu Krishnamurti.
Qu'est-ce que la souffrance ? Une perturbation à différents niveaux, depuis le niveau physique jusqu'aux différentes couches du subconscient. C'est une forme aiguë de perturbation, qui m'est pénible. Mon fils est mort ; j'avais construit autour de lui tous mes espoirs (ou autour de ma fille, ou de mon mari, prenez n'importe quel exemple). J'en avais fait mon idole, à l'image de tout ce que je désirais. Et c'était mon compagnon, etc..., vous savez tout ce qu'on dit. Or, soudain, il n'est plus là. C'est une grave perturbation, n'est-ce pas ? Et cette perturbation, je l'appelle souffrance. Si je n'aime pas cette souffrance, je me dis: "Pourquoi est-ce que je souffre ?" "Je l'aimais tellement." "Il était ceci." J'essaye, ainsi que le font la plupart des personnes, de fuir dans des mots, qui agissent comme des narcotiques. Si je ne fais pas cela, qu'arrive-t-il ? Il arrive que je suis complètement conscient de la souffrance. Je ne la condamne pas, je ne la justifie pas, je souffre et c'est tout. Mais alors, je peux suivre son mouvement, je peux suivre tout ce contenu de sa signification ; le "suivre" dans le sens d'essayer de le comprendre.
Que veut dire souffrir ? Qu'est-ce qui souffre ? Je ne me demande pas "pourquoi" il y a souffrance, ni quelle est la "cause" de la souffrance, mais "que se passe-t-il en fait" ? Je ne sais pas si vous voyez la différence : je suis simplement dans l'état où la souffrance se perçoit ; elle n'est pas distincte de moi à la façon dont un objet est séparé de l'observateur ; elle est partie intégrante de moi-même, tout moi souffre. Dès lors, je peux suivre son mouvement, voir où elle me mène. Et ainsi elle se révèle et je vois que j'ai donné de l'importance à moi-même et non à la personne que j'aimais. Celle-ci avait comme rôle de me cacher ma misère, ma solitude, mon infortune. J'espérais qu'elle aurait pu accomplir tout ce que "moi" je n'avais pas pu être. Mais elle n'est plus là, je suis abandonné, seul, perdu. Sans elle, je ne suis rien. Alors je pleure. Non parce qu'elle est partie, mais parce que je demeure. Je suis seul.
Parvenir à ce point est très difficile. Il est difficile de simplement admettre, "je suis seul", de ne pas ajouter : "comment me débarrasser de cette solitude ?" ce qui serait une évasion. Il est difficile d'être parfaitement conscient de cet état et d'y demeurer, de voir son mouvement. Graduellement, si je lui permets de se révéler, de s'ouvrir à moi, je vois que je souffre parce que je suis perdu ; mon attention se trouve malgré moi attirée vers quelque chose que je n'ai pas envie de regarder ; quelque chose m'est imposé qu'il me déplaît de voir et de comprendre. Et d'innombrables personnes sont là pour m'aider à m'évader : des milliers de personnes soi-disant religieuses, avec leurs croyances, leurs dogmes, leurs espoirs et leurs fantaisies: "c'est votre karma", "c'est la volonté de Dieu" ... vous connaissez toutes ces voies d'évasion. Mais si je peux demeurer avec cette souffrance, ne pas l'éloigner de moi, et ne pas essayer de la circonscrire ou de la nier, qu'arrivera-t-il ? Quel est l'état de mon esprit, lorsqu'il suit ainsi le mouvement de la souffrance ?
La souffrance n'est-elle qu'un mot, ou est-ce un fait ? Si c'est un fait, le mot, au point où j'en suis, n'a plus de sens ; il n'y a en moi que la perception d'une intense douleur. Une douleur par rapport à quoi ? Par rapport à une image, à une expérience, à quelque chose que je n'ai pas (lorsque je l'avais, je l'appelais plaisir). La douleur, la peine, est par rapport à quelque chose. Ce "quelque chose", n'est-ce qu'une représentation de mon esprit ou est-ce une réalité ? Si la souffrance n'existe que par rapport à quelque chose, il est important de savoir ce qu'est ce "quelque chose". De même que la peur n'existe pas "en soi" mais est toujours la peur de quelque chose, la souffrance est toujours en relation avec un individu, un incident, un sentiment. Me voici maintenant pleinement conscient de la souffrance. Est-elle distincte de moi, ne suis-je que l'observateur qui la perçoit, ou est-elle "moi" ? Lorsqu'il n'y a pas un "observateur" qui souffre, la souffrance est-elle autre chose que moi-même ? Je "suis" elle. Et alors que se passe-t-il ? Il n'y a pas de mot, pas d'étiquette qui vienne écarter cette douleur en lui donnant un nom. Je ne suis que cela, cette souffrance, ce sentiment d'agonie. Et lorsque je ne suis que cela, que se produit-il ? Lorsque je ne la nomme pas, lorsqu'il n'y a pas de peur suscitée par elle, est-ce qu'il existe une relation entre cette souffrance et le moi en tant que centre de conscience ? Si ce centre est en état de relation avec cette souffrance, il en a peur. Mais s'il "est" cette souffrance même, que peut-on faire ? Il n'y a rien que l'on puisse faire. On "est" cela, on ne peut ni l'accepter ni le refuser, ni lui donner un nom. Si vous "êtes" cela, qu'arrive-t-il ? Pouvez-vous encore dire que "vous" souffrez ? Mais déjà une transformation fondamentale s'est produite. Il n'y a plus le "je" souffre, parce qu'il n'y a pas de centre pour souffrir. Le centre ne souffre que parce que nous n'avons pas examiné ce qu'est ce centre. Nous ne vivons qu'en passant d'un mot à un autre mot, d'une réaction à une autre réaction. Nous ne disons jamais: "voyons ce qu'est cette chose qui souffre".
Et on ne peut pas la voir en se forçant, en se disciplinant. Il faut regarder avec intérêt, avec une compréhension spontanée. Et alors on s'aperçoit que ce que nous appelions souffrance, douleur, et que nous cherchions à éviter ou à discipliner, que tout ce processus a disparu. Tant que je ne suis pas en relation avec cette souffrance comme si elle était extérieure à moi, le problème n'existe pas. Dès que j'établis un rapport entre elle et moi, comme si elle m'était extérieure, le problème existe. Tant que je considère ma douleur comme une chose extérieure - "je souffre parce que j'ai perdu mon frère, parce que je n'ai pas d'argent, à cause de ceci ou cela" - j'établis une relation entre elle et moi et cette relation est fictive. Mais si je "suis" elle, si je vois ce fait, tout est transformé, tout a un autre sens. Car je suis dans un état d'attention totale, d'attention intégrée et ce qui est complètement considéré est complètement compris et dissous. Alors il n'y a pas de peur et, par conséquent, le mot "affliction" n'existe pas."
Jiddu Krishnamurti.
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