TERRE SANS HOMMES : Ange

 

Je n'avais pas écrit depuis des semaines, des mois peut-être. Je ne sais plus.

Je sais que ça ne me sert plus à rien de me forcer à m'asseoir devant l'ordinateur et d'écrire quelques lignes. J'ai beaucoup changé ma façon de travailler. D'ailleurs, je ne parle même plus de "travail".

Je n'écris que lorsque ça devient nécessaire, lorsque tout est là et qu'il faut que je le pose devant moi, que je le vois en lettres, en mots, en lignes, en chapitres. Que ça ne soit plus seulement que des images, que le film dans ma tête réclame lui-même de s'extraire de cette enceinte, comme s'il n'avait plus de place.

C'est ce qui vient de se passer pour Ange. Un nouveau personnage qui est apparu de façon fugace il y a quelque temps et pour lequel je n'avais encore rien écrit. Comme si cette femme devait d'abord prendre forme, qu'elle se matérialise, qu'elle se construise, dans le secret de mes pensées et de mes rêves.

Ce qui suit, je l'ai écrit hier et ce soir. J'écris uniquement le soir. Parfois, la nuit. 

Je sais que ça devra être repris, affiné, précisé mais l'essentiel est fait.

Maintenant, Ange est entrée dans le livre. 

 

 

 

TERRE SANS HOMMES

 

« Je m'appelle Ange...Je m'appelle Ange... Le cri est parti, c'est vide dans ma tête mais je sais que je m'appelle Ange. C'est bien. Je n'ai pas tout perdu. »

Elle marchait dans l'herbe détrempée et parfois elle avait l'impression que la terre cherchait à l'absorber. Elle entendait des succions, des baisers aimants et elle se réjouissait de ces câlins répétés. Elle avait pris de la boue et s'en était couvert le visage et maintenant que la terre avait séché, elle s'amusait à tendre et à détendre la peau de son visage pour en sentir l'étreinte. Des volutes d'haleine d'arbres s'enroulaient autour d'elle et elle écoutait attentivement toutes leurs paroles parfumées.

Depuis que le cri s'était éteint, elle sentait en elle un sourire d'enfant, une sorte de joie figée, l'impression d'être ouverte à tout, comme un antre qui n'aurait plus d'enceintes, une bulle sans paroi, un placenta sans membrane. Elle s'amusait des images.

Parfois, elle caressait son fusil dont elle avait oublié le nom du modèle tout comme ceux des deux pistolets rangés dans des ceintures, en travers de sa poitrine, elle aimait le poids du métal, elle aimait le poids du sac sur son dos, la fatigue de ses épaules, elle aimait tout ce que son corps délivrait, non pas que ça soit nouveau pour elle mais juste parce que le cri s'était éteint et qu'il lui était délicieux de se sentir revivre.

Elle marchait hors du temps passé et elle ne cherchait pas à le retrouver, à reconstruire son existence, à rétablir le chemin parcouru. Seuls les pas devant elle l'attiraient. Elle éprouvait cette paix étrange qui enlace celui qui vient de frôler la mort, non pas dans une fraction de seconde mais pendant des jours et des nuits et des milliers d'heures et des milliards de secondes sans que jamais le moindre répit ne soit accordé.

Le cri dans sa tête était parti et c'était comme s'il avait avalé son existence, comme s'il s'était évaporé après avoir phagocyté la totalité de ses souvenirs. Le cri avait asséché sa mémoire, comme une éponge abandonnée sous un soleil cuisant, toute l'eau disparue, des alvéoles vides, la matière craquelée. L'horreur du cri l'avait déshydratée jusque dans les circonvolutions de son cerveau. Elle imaginait les lobes craquelés comme des oasis asséchés.

Et maintenant, elle marchait dans les marais, le long de canaux aux eaux sombres, sous les frondaisons, sur des chemins enherbés où elle distinguait les passages d'animaux. Hier soir, elle avait surpris un chevreuil et bien qu'il ne lui restait plus grand-chose à manger dans son sac, elle n'avait pas utilisé son fusil. Le chevreuil ne la menaçait pas et elle ne mourait pas de faim. L'animal l'avait regardé quelques instants, comme étonné, le cou tendu, les oreilles agitées, elle distinguait l'écarquillement de ses yeux, le frémissement fébrile de ses narines. Puis, il avait bondi dans les buissons, un saut magnifique et elle en avait ri de bonheur.

« Je m'appelle Ange... Je le sais. J'aime bien. »

Au fil de ses avancées lui revenaient en brides fugaces des images de chaos, explosions, cris, courses tendues, tout le corps en alerte, les souffles puissants, des armes qui balayent l'espace devant elle, des flashs qui la laissaient démunie, dans une incompréhension lourde.

« Je m'appelle Ange mais je ne sais pas ce que j'ai fait. »

Depuis que son nom lui était revenu, depuis que le cri s'était tu et avait laissé de la place, des souvenirs remontaient. Elle ne les désirait pas tous, elle aurait même voulu en repousser certains, qu'ils retombent dans leurs abysses. Mais elle n’y pouvait rien.

Son corps, désormais apaisé, s’appliquait à déverser dans le cerveau tout ce qu'il portait dans ses fibres, dans sa chair, dans ses muscles, dans sa peau. L'idée l'amusa et elle s'étonna de l'étrangeté de cette intuition. Elle se reconstruisait en humant les parfums de l’eau, de l’herbe grasse, en laissant les doigts effleurer les écorces, en écoutant le silence, l’absence de bruits humains et les sons du monde. Elle se reconstruisait en absorbant la totalité de chaque instant maintenant que le cri avait disparu. Mais elle ne pouvait pas repousser les images qui fusaient, insoumises et la raidissaient, une violence écarlate, des explosions, des incendies, des combats. Des morts. Ils étaient là, enfouis, prêts à jaillir, elle n’y pouvait rien.

Alors, elle s’appliquait à marcher, les sens en alerte, le corps ouvert, affamée de sensations, désireuse de combler le vide de sa mémoire pour en couvrir le chaos inexplicable, elle enregistrait chaque pas dans l'herbe comme ceux d'un nouveau-né qui s’émerveille, elle regardait les arbres et leurs branches nues, les feuilles pourrissant en tapis colorés, elle franchit un ruisseau sans chercher de gué, l'eau froide remplissant ses Rangers et elle s'en accommoda. Le monde, autour d'elle, n'était que végétation, le silence d'un ciel plombé, un océan gris suspendu, immobile, silencieux, un couvercle au-delà duquel elle devinait parfois la clarté laiteuse d'un soleil d'automne.

Elle avait passé beaucoup de temps le dos appuyé contre le tronc d'un arbre immense et elle avait imaginé le cheminement ralenti de la sève. Ces moments-là lui importaient bien davantage que la quête fébrile d'une mémoire dévorée. Le cri l'avait consumée mais elle avait survécu. Et l'instant restait la seule certitude d'être toujours là.

Elle avait passé plusieurs jours dans une cabane de pêcheur, ça sentait le poisson, au bord d'un bras d'eau serpentant sous les branches nues. Avant la nuit, quand elle allait remplir sa gourde filtrante de survie dans le canal, elle observait les gerris aux longues pattes qui patinaient sur l'eau immobile puis, les rares fois où le plafond nuageux s'entrouvrait, elle contemplait les rayons du couchant à travers les innombrables toiles d'araignées tissées dans les iris et les massettes. Elle s'amusait à siffler avec les petits oiseaux, à répéter les mélodies qu'ils s'échangeaient entre congénères.

Elle était seule et elle ne voulait pas de congénère.

Elle en avait tué beaucoup. Elle n'avait aucun visage sur ces morts, juste des silhouettes affolées, des gens armés qui cherchaient à l'abattre, elle s'était enfuie, elle avait appartenu à un groupe mais elle était partie, le cri dans sa tête l'avait condamnée à la solitude, c'est elle qui avait décidé de laisser ses hommes, c'était la règle, elle ne devait pas les contaminer, elle était la chef. Elle avait pris un des 4X4, elle avait chargé de la nourriture, de l'eau, des armes, des munitions, du matériel de survie et elle était partie et elle avait roulé pour s'éloigner des zones habitées, la certitude en elle que seuls les arbres pourraient la sauver de la folie dans son crâne. Elle se souvenait vaguement avoir suivi la côte, empruntant des routes secondaires, évitant les zones habitées. Elle dormait dans le véhicule, sur des chemins de terre, sous les arbres, loin des routes. Une nuit, elle s'était réveillée en sursaut, trempée de sueur, elle se souvenait d'une explosion gigantesque, une raffinerie, c'était sa mission, Donges, elle retrouvait ce nom, la raffinerie de Donges, des roquettes, elle avait tiré des roquettes, puis le cri l'avait envahie, les souvenirs revenaient dans le désordre, comme si elle devait reconstruire un puzzle, alors elle avait longé la côte, des gens, une fois, avaient voulu l'arrêter et ils étaient morts parce qu'elle refusait de s'arrêter et qu'ils ne savaient pas qu'elle pouvait tuer n'importe qui.

Elle suspendit son pas au moment où elle allait déposer sa lourde chaussure sur un escargot, une coquille volumineuse à peine visible dans l'herbe drue. Elle se baissa et le prit délicatement pour le poser dans la paume de sa main. L'animal, aussitôt rentré à l'abri, attendit quelques instants avant de ressortir une tête prudente, puis deux yeux observèrent la situation, deux petits ronds noirs perchés à la pointe des fines tentacules. Elle approcha l'animal de ses yeux, émerveillé par les corpuscules couvrant le corps gluant.

« Il ne reste plus grand-monde pour te faire du mal mais tu dois quand même rester prudent, » murmura-t-elle en le déposant dans l'herbe.

 

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