Une ancienne réflexion
- Par Thierry LEDRU
- Le 12/10/2017
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Dans les abysses de mon ordinateur, je suis tombé là-dessus.
C'était il y a quelques années.
"Prendre en considération l’enfant avant de juger le niveau de l’élève. Si on délaisse ce regard empathique, on entre dans le conflictuel. Si l’enseignant n’est qu’un technicien, il n’aura jamais aucune crédibilité dans l’éducation et son enseignement lui-même sera inévitablement déficient. Il n’aura aucune chance de devenir « un père spirituel ».
Je suis assez sidéré de voir que cette attitude respectueuse puisse parfois être considérée comme favorisant l’élaboration d’un « enfant-roi ». Il n’y a dans ma classe aucun « enfant-roi » et je ne suis pas non plus un « maître-roi ». Il y a un équilibre relationnel qui se nourrit d’un respect mutuel. Nous sommes les « sujets » de la connaissance. Aucun détournement de la règle n’est admis, aucune contestation de l’autorité, aucun refus de l’exigence, aucun déni de la performance. Il ne s’agit pas pour autant d’autoritarisme étant donné que les enfants savent que la justice est le pilier. Le fondement de cette justice est construite sur un principe très simple : « Tu n’es pas ce que tu fais. »
Cette distinction essentielle, vitale, entre la difficulté épisodique de l’enfant dans son travail et ce qu’il est lui-même, en tant qu’être humain.
Son niveau scolaire peut être évalué mais il n’aura aucune incidence sur le respect que je lui porte. Je continuerai à faire appel à ce souci constant de l’exigence, à le renvoyer à une observation de ses propres fonctionnements. Je suis celui qui a pour rôle de maintenir la qualité du miroir. Que l’enfant puisse avoir une vision claire de ses dysfonctionnements, tout autant que de ses performances. De la même façon qu’il n’aura à subir aucune parole blessante : « Tu es vraiment nul », il ne pourra se glorifier de paroles pompeuses : « Tu es vraiment excellent. »
« C’est un travail insuffisant » ou « c’est un très bon travail » sont des paroles qui ne concernent que l’élève. L’humain, quant à lui, sera systématiquement renvoyé à l’analyse minutieuse des phénomènes internes qui ont conduit à cette appréciation.
Il est donc primordial de garder à l’esprit que la technique ne fait pas l’humain. Mais que l’humain s’observant peut améliorer l’acquisition des techniques.
C’est là que je me place, ni « maternant », ni « autoritaire ». Juste celui qui favorise l’observation interne.
Il ne s’agit pas pour autant « d’un cocon fusionnel » qui les protègerait de toute difficulté, de toute frustration, de toute remise en question, avec une acceptation bienveillante des faiblesses, de l’abandon, du désintérêt, de la démotivation.
Mais comment pourrait-on motiver des enfants à travailler s’il ne leur est jamais permis d’établir cette observation macroscopique de ce qu’ils vivent ? L’enseignant a pour rôle de les élever, non pas seulement dans des acquisitions cognitives mais bien davantage, et de façon prioritaire, dans cette quête de Soi. Il ne s’agit donc pas de nier ou de cacher les faiblesses mais de les combattre dans une lucidité permanente au regard des mouvements de pensées, de la gestion des émotions, des dérèglements ponctuels de l’intellect.
« Pourquoi est-ce que tu t’es trompé dans cet exercice alors que tu en connais tous les tenants ? »
Ni autoritarisme, ni cocon fusionnel mais cet effet miroir qui se doit d’être constant.
L’enseignant essuie la buée sur le miroir de la conscience.
Toute technique qui est perçue comme la finalité aura besoin d’autoritarisme.
Toute technique qui devient le ferment d’une connaissance de soi à travers une connaissance universelle devient une motivation suprême.
Pourquoi est-ce que les enfants aiment majoritairement les séances de sport ? Parce qu’ils apprennent une technique à travers le « jeu physique » (et le « je physique») et que ce jeu les conduit à une meilleure connaissance et usage de leur potentiel. Il ne reste qu’à appliquer ce principe à l’ensemble des apprentissages. Ah, j’entends déjà les contestataires s’écrier qu’à l’école, on ne joue pas, on travaille ! Ce qui revient à dire qu’il faut habituer les enfants à leur future vie d’adulte…
« Mon enfant, tu ne travailleras pas pour le bonheur de travailler et de mieux te connaître mais juste pour gagner ta vie. Et tu seras aussi déprimé et aigri que moi. C’est la vie ; tu dois apprendre à être frustré. »
Merci pour ce cadeau…
Il ne s’agit pas à mes yeux de constituer de nouvelles réformes. Trente ans que je vois passer des « sinistres » (non, ça n’est pas une coquille) et leurs nouvelles méthodes. Qu’ils aillent donc lire Krishnamurti et on pourra commencer à parler de choses sérieuses. René Barbier, chercheur contemporain, aurait beaucoup de choses à leur apprendre également.
Il n’y a jamais eu une seule réflexion réelle dans ce milieu parce qu'elles sont toutes fondées sur la technique et que les enseignants ont été appelés à rester des techniciens de surface. Ceux que beaucoup apprécient finalement.
Il ne s’agit pas de se demander quelles sont les conséquences de la démotivation de certains enfants sur les autres mais des raisons de cette démotivation.
Dans les épidémies, les médecins ont pour rôle de soigner les malades et de protéger autant que possible les bien-portants.
Les chercheurs, pour leur part, travaillent à comprendre l’apparition de l’épidémie.
Je n’attends pas que des chercheurs m’apportent une réponse. Je vis constamment avec une population dont la diversité est considérable. Si je n’étais pas capable d’être chercheur et par conséquent observateur, je ne mériterais pas l’honneur de porter cette mission d’enseigner. Je n’attends donc rien des réformes parce que les réformateurs n’ont aucune empathie pour l’humain. Ils travaillent au conditionnement des citoyens et des contingents de futurs frustrés.
Comment pourrait-il en être autrement pour ces enfants alourdis de données techniques que d’en voir autant « décrocher » quand ces données ne sont pas destinées à les porter vers un meilleur d’eux-mêmes ? Formatés, conditionnés, humiliés, comparés, hiérarchisés, poussés à la compétition.
« Le professeur a toujours raison, même quand il a tort. »
Comment les enfants pourraient-ils être motivés par ce « Maître-roi » ?
Si les enseignants s’obstinent à ignorer les différences éducatives, sociales, historiques, culturelles et à travailler comme s’ils avaient affaire à un contingent d’individus identiques ou susceptibles de se conformer à une pratique unilatérale, ils n’ont pas le droit de se plaindre. Ils ont choisi la voie frontale de celui qui a raison même quand il a tort. Qu’ils en assument les conséquences.
D’autre part, telle qu’elle est conçue, l’école n’a pas vocation « à élever » les individus mais juste à user de leurs compétences pour maintenir la croissance et y participer, soit comme consommateur, soit comme concepteur. Ce sont juste des instruments. Et tant que la part existentielle des individus sera bafouée, il n’en sera pas autrement.
C’est aux enseignants de montrer que les techniques ne représentent pas à elles seules la citadelle mais uniquement des pierres assemblées. L’individu est la citadelle et les techniques ne représenteront jamais l’objectif. Si on en vient à honorer les pierres, on reste les yeux collés à l’édifice et on n’en voit plus la dimension réelle.
Si on considère que la citadelle représente le groupe humain et que chaque pierre est un individu, que des pierres soient ébréchées ou partiellement disjointes n’affaiblit l’ensemble que si le groupe humain est amené à focaliser son attention sur ces éléments. Mais il est connu depuis bien longtemps qu’on ne combat les faiblesses qu’en leur opposant la plénitude des forces acquises et non la concentration des pensées sur les effets néfastes de ces faiblesses. A vouloir lutter contre des éléments disparates, on leur donne vie, on les gave d’importance jusqu’à en perdre de vue l’adhésion des pierres.
Il est inutile de poser des questions si on n’identifie pas la raison première de la question elle-même.
Alors, il faudrait donc renforcer encore davantage le formatage, l’atelier de poteries pour les esprits, nier avec une force décuplée, cette diversité ?...Puisqu’on a échoué à aimer les différences et à contribuer à enrichir le groupe humain en développant les potentiels, réduisons intégralement ces différences. Accusons les formateurs qui prônent l’individualisation et la reconnaissance des existences de contribuer à une société d’enfants rois, punissons-les de cet outrage puisqu’ils mettent en péril la cohésion sociale !
Il y a une question essentielle qui revient constamment dans ma classe : « Qui est responsable ? » Il s’agit de remonter à la source du problème.
Les enfants apprennent ce cheminement dans chaque situation et ne subissent dès lors aucune frustration. La frustration, pour elle-même, une soumission totale, sans aucune parole signifiante, une frustration autoritaire, n’est nullement éducative. Ce qui l’est, c’est d’identifier la cause des émotions qui surviennent. Ou alors, c’est à l’armée qu’il faut s’adresser pour enseigner nos enfants.
Considérer que de renvoyer l’enfant à une observation lucide de ses actes, de ses pensées, de ses fonctionnements contribuent à l’élever à un statut d’enfant-roi témoigne à mon sens d’une peur d’adulte qui ne veut pas perdre sa prédominance sur de jeunes esprits. Et là, c’est à l’enseignant d’apprendre à s’observer. Mais combien acceptent-ils ainsi d’inverser les rôles ?
Vendredi, en classe, je circulais dans les allées, les enfants font un exposé personnel, un sujet libre. Ils ont chacun un grand carton posé sur la table. Je demande à l’enfant : « Alors, sur quoi fais-tu ton exposé ? »
L’enfant lève les yeux, une incompréhension totale dans ses yeux. Un instant suspendu, comme une réponse qui n’ose se dire.
« Ben, je le fais sur mon carton… »
Eh oui, ma question était absurde et j’ai éclaté de rire, j’ai remercié cet enfant de m’avoir montré mon erreur. Il a répondu avec sa logique d’enfant mais avec également une incompréhension totale quant à l’absurdité de ma question.
« Comment le maître peut-il me poser une question aussi bête ? »
Le maître a toujours raison même quand il a tort.
Eh bien, non, dix mille fois non. J’avais tort et je me suis excusé de l’avoir troublé. J’ai reformulé ma question.
Apprendre dans un rapport respectueux et sans aucune peur.
Les accompagner dans un respect constant et simultanément exigeant quant aux objectifs à atteindre.
Réussir à être aimé de ses élèves tout en les portant vers le haut, intellectuellement et d'un point de vue existentiel, c’est le fondement même de ce métier. Et cela signifie que l’enseignant est lui-même l’élève de ces élèves, qu’il se doit d’établir en lui une observation constante de ses propres fonctionnements et que l’exigence qu’il réclame de ses élèves, il se l’impose également.
Tout le reste, les réformes politiques, les interférences sociales, éducatives, historiques, les pressions hiérarchiques, les rythmes scolaires, et tout le magasin de casseroles ce sont des phénomènes environnementaux. Ils créent des influences mais il appartient aux enseignants de ne pas les laisser recouvrir la citadelle.
La dimension existentielle contribue à une éducation réussie.
Une éducation réussie contribue à l’instruction.
En France, on travaille à l’envers. D’abord, on s’acharne à maltraiter les individus et ensuite on se plaint de leur rébellion.
Lorsque j’entendrai parler de réforme philosophique, j’écouterai attentivement. Pas avant."
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