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Marc-André Selosse : contre l’érosion des sols, « se tourner vers des agricultures alternatives »
Article complet : "Trop petite pour être vue à l’œil nu, la vie du sol est pourtant nécessaire à la vie sur terre. Sans elle, pas de mammifères, pas d’oiseaux… et pas de légumes. Or les techniques de l’agriculture productiviste, en accélérant l’érosion, sont en train de tuer les sols. Une fuite en avant, alerte le biologiste.
Amélie Poinssot, 3 août 2022 à 10h28
« Le sol est omniprésent dans nos vies. En plus il est de toute beauté. » C’est avec ces mots que le biologiste Marc-André Sélosse emmène lecteurs et lectrices dans un voyage souterrain de quelque 450 pages. L’Origine du Monde – Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent, paru chez Actes Sud en 2021, est un cheminement passionnant dans une matière que nous foulons tous les jours.
L’auteur, professeur au Muséum nationale d’histoire naturelle à Paris, y explore les richesses d’un milieu qui abrite « la plus grande fraction de la biodiversité », et les menaces, chaque jour plus prégnantes, auxquelles il doit faire face. Le sol possède pourtant des ressources considérables pour affronter les désastres climatiques et écologiques en cours. Entretien.
Mediapart : Que trouve-t-on dans les sols ?
Marc-André Selosse : De tout. Surtout de la roche, de la matière organique morte, et dans les trous entre ces composants, il y a de l’eau et de l’air. Donc il y a à la fois du liquide, du solide, et du gazeux. Mais il y a une partie qui est vivante. C’est moins de 1 % du total, mais c’est ce qui va entraîner la transformation progressive de tout le reste et brasser l’ensemble : ce sont les microbes, quelques animaux, et surtout les racines des plantes.
C'est énorme. Sous un hectare de surface, ces petites fractions minuscules de vie, ce sont environ 5 tonnes de microbes, champignons et bactéries, 5 tonnes de racines et 1,5 tonne d’animaux. Ces derniers sont les moins abondants, alors qu’à l’œil nu, c’est ce que l’on voit le plus, avec les vers de terre notamment.
Mediapart : Les champignons apparaissent comme un maillon indispensable dans la vie des sols. Pourquoi ?
Les champignons font surtout deux choses qu’ils sont les seuls à faire. La première, c’est qu’ils dégradent la lignine, un composé rigidifiant les nervures dans les plantes herbacées, et les troncs et les branches dans les arbres et arbustes. Cela représente 30 à 40 % des résidus de plante.
Quand il se met en place, ce composé emprisonne tous les autres : il faut d’abord manger la lignine avant de pouvoir manger le reste. Les champignons étant les seuls capables de le digérer, ils ont un rôle vital dans la décomposition de la matière organique.
La deuxième chose, c’est que des champignons sont capables de s’associer aux racines des plantes et de former avec elles ce que l’on appelle une mycorhize. Les champignons se nourrissent en sucre par la racine, et la racine reçoit de leur part eau et sels minéraux. Les champignons vont faire les courses en quelque sorte… Et ils permettent également aux plantes de se protéger contre les substances toxiques des sols et les pathogènes.
Le labour repose sur une tension entre le court terme et le long terme.
Cette association là est vitale pour 9/10e des plantes. Elle a pour résultat de démultiplier la surface de la racine : elle multiplie par 10 000 son contact avec le sol.
Or trois mécanismes suppriment les champignons : le labour, qui déchire le mycélium ; les engrais minéraux, qui conduisent la plante à se nourrir toute seule et donc à perdre le bénéfice de la protection des champignons, et certains pesticides, comme le glyphosate. C’est pourquoi il faut se tourner vers des agricultures alternatives qui mobilisent davantage les mécanismes biologiques spontanés.
Mediapart : L’agriculture repose pourtant sur le labour depuis ses origines… Faut-il revoir complètement cette technique ?
Le labour repose sur une tension entre le court terme et le long terme. Nos ancêtres pensaient qu’il était nécessaire à notre agriculture. Comme Sully qui dit, en 1768 : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée et les vraies mines et trésors du Pérou. »
Le labour, c’est vrai, augmente la production en agissant sur plusieurs facteurs. Il fait remonter les sels minéraux nutritifs des profondeurs où ils ont été entraînés par le ruissellement de l’eau de pluie ou libérés par l’altération de la roche. Le labour est également un désherbant : il arrache les herbes. Et il aère le sol en faisant des trous.
Les sols de la Beauce s’érodent à la même vitesse que des sols alpins.
Mais à long terme, cette pratique est extrêmement insidieuse. La remontée des sels minéraux se fait au prix d’un mouvement assez intense auquel ne sont absolument pas habitués les organismes des sols. D’ailleurs, après le labour - on le fait souvent en fin d’automne –, le sol reste nu : il n’y a rien qui pousse. Ce sol désherbé est certes bien pratique, mais cela montre bien que les choses ne fonctionnent pas normalement. Cette nudité du sol favorise en outre l’érosion, qu’elle soit éolienne ou hydrique. Ce sont des sols qui s’érodent dix fois plus vite que s’ils étaient couverts.
Les sols de la Beauce, par exemple, s’érodent à la même vitesse que des sols alpins, alors que la pente n’a rien à voir… Cela ne se voit peut-être pas trop à l’échelle d’une vie humaine, mais sur la zone méditerranéenne, on peut voir aujourd’hui ce qui s’est passé autour des grandes villes antiques : les sols sont squelettiques. C’est le résultat de 5 000 ans de labour.
Mediapart : Quels endroits plus précisément ?
Rhodes, Chypre… Dans toutes ces zones où l’on a construit des cités au milieu de plaines fertiles, aujourd’hui, les sols sont érodés. Malte en est un autre exemple : il n’y a plus de sol du tout sur cette île ! Pourtant, il y avait une ceinture forestière à l’époque antique.
De plus, le labour amène d’autres labours. En effet, les trous qu’il forme sont assez grossiers, ils retiennent peu l’eau et s’effondrent, à la différence des trous percés par une racine qui en mourant laisse de la matière organique, ou des trous percés par les vers de terre où une substance visqueuse colle les morceaux de sol. Des plantes arrivent en outre à utiliser ces trous pour entrer dans le sol. Ce n’est pas vrai que le labour désherbe tout.
Que ce soit pour la porosité ou le désherbage, donc, ce n’est pas une méthode durable et elle conduit à relabourer.
Enfin, le labour détruit de nombreux micro-organismes. C’est ainsi que les sols agricoles deviennent très clairs – on le voit à l’œil nu - et cela rétroagit sur un tas de choses : c’est une terre qui est moins à même de stabiliser les trous, il y a plus d’érosion, il y a beaucoup moins de vie dans le sol.
Mediapart : L’activité humaine menace donc directement l’avenir des sols… Mais ne sont-ils pas dans le même temps menacés par le changement climatique ?
Si, tout est aligné. Aujourd’hui, il faut à la fois limiter l’érosion des sols, soutenir la vie microbienne qui s’y produit, augmenter leur capacité à retenir l’eau… et stocker du carbone.
Le sol est un régulateur du climat. Il fait partie de ce qui produit l’effet de serre de base, celui qui permet que la Terre soit vivable - il faut se rappeler qu’il fait moins 50 degrés sans effet de serre. Dans les sols vivent en effet des organismes qui respirent du CO2 – ce qui dégage du méthane –, ou du nitrate – ce qui dégage du protoxyde d’azote. Ces deux gaz sont respectivement 50 et 240 fois plus efficaces en termes d’effet de serre que le CO2.
Or quand nous labourons, nous augmentons la respiration de l’oxygène et provoquons donc une augmentation du CO2 dans l’air. Mais ce n’est pas tout. Quand nous irriguons, nous créons des poches sans oxygène où se produisent du méthane et du protoxyde d’azote. Si nous ajoutons là-dessus des engrais minéraux, c’est-à-dire des nitrates, nous augmentons encore la concentration de protoxyde d’azote. C’est ainsi que l’agriculture se retrouve à aggraver l’effet de serre.
En France, 80 % du protoxyde d’azote émis par les humains dans l’atmosphère le sont par l’activité agricole. Autrement dit, le sol participe à l’emballement.
Dans son livre La Charrue, la Peste et le Climat, le climatologue américain William Ruddiman estime que l’humanité a émis deux fois plus de CO2 avec le labour que depuis qu’elle a développé l’industrie. Cela a été lent, dans une période où le climat devait se refroidir, donc l’effet a plutôt été stabilisateur. Ruddiman couple même le petit âge glaciaire - quand les températures se sont refroidies entre le XIVe et le XIXe siècle - au recul de l’agriculture : il y aurait un lien, selon lui, entre la mortalité causée par les grandes pestes à une époque où la grande majorité de la population était paysanne, et ce recul des émissions de CO2.
Chez celles et ceux qui pratiquent l’agriculture sans labour, il est très clair que la vie des sols se redresse.
Mediapart : Comment faire alors ? Peut-on passer à une agriculture sans labour ?
Oui, nous avons aujourd’hui les moyens de faire de l’agriculture sans labour. Des tas d’agricultrices et d’agriculteurs le font déjà, notamment au sein de l’Association pour la promotion d’une agriculture durable (APAD), et les baisses de rendement ne sont pas énormes.
Leurs méthodes reposent sur l’agroforesterie, qui consiste à mélanger les cultures. Cela entraîne peut-être une baisse de production des espèces prises une par une, mais on gagne de la place. Autre piste : l’amélioration des variétés cultivées. Enfin, 30 % de la nourriture en Europe finit à la poubelle. Si on combine tout cela, on a des marges considérables !
Chez celles et ceux qui pratiquent l’agriculture sans labour, il est très clair que la vie des sols se redresse. On y trouve entre 20 et 25 % de microbes en plus, et des quantités bien plus importantes de matière organique. Celle-ci a plein de vertus : meilleur stockage de CO2, meilleure rétention de l’eau, agent anti-érosion, amélioration de la structure du sol.
On sait donc le faire, mais il y a un hic : cette agriculture est née quand les gens ont pris conscience qu’ils pouvaient désherber avec des herbicides. C’est venu dans les années 1950 au Royaume-Uni avec le produit paraquat ; aujourd’hui, on utilise le glyphosate. Or le glyphosate est très mauvais pour les sols, il tue les œufs des vers de terre et les spores des champignons mycorhiziens.
Mediapart : N’est-il pas possible de se passer à la fois du labour et du glyphosate ?
Si, il existe des pistes pour se passer à la fois du labour et à la fois du glyphosate, mais elles ne sont pas universelles. L’une d’entre elles consiste à semer des cultures juste après la récolte, ce que l’on appelle une interculture. Cela a plusieurs vertus : cela empêche l’érosion ; ce sont des plantes qui peuvent enrichir le sol en azote, qui vont capter les sels minéraux puis les libérer au moment de leur décomposition ; et cette décomposition va ajouter de la matière organique dans le sol.
Le problème, c’est comment se débarrasser de cette culture intermédiaire au moment où l’on sème la culture suivante. Une piste pour ne pas avoir à utiliser d’herbicide consiste à semer des plantes qui ont pour caractéristique de mourir au moment du gel. D’autres pistes techniques sont à étudier.
Cela me gêne de dire que transitoirement on peut utiliser le glyphosate. Il faut en sortir.
Mediapart : D’autres substances sont dévastatrices pour les sols… C’est l’objet de l’un de vos chapitres intitulé « Contrariété souterraines ». Quels sont les types de pollution les plus catastrophiques ?
Si l’on parle des pollutions externes qui arrivent dans les sols, les pesticides ont évidemment un rôle prépondérant. Dans la plaine de Chizé, dans les Deux-Sèvres, le scientifique Vincent Bretagnolle a montré que 90 % des sols y étaient pollués par au moins un insecticide, un fongicide, et un herbicide. À l’échelle mondiale, ce sont 60 % des sols agricoles qui sont pollués par les pesticides.
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Autre source de pollution : les métaux lourds. 20 000 tonnes de plomb s’infiltrent chaque année dans les sols d’Europe. Le cadmium est également très présent.
Il y a enfin les micro-plastiques, qui arrivent souvent par le vent et libèrent des perturbateurs endocriniens toxiques et dangereux aussi bien pour nous qui mangeons ce qui pousse que pour la vie du sol.
Mediapart : Peut-on décontaminer ces sols ?
On peut décontaminer pour les métaux lourds, mais c’est très long. Il faut faire pousser des plantes qui accumulent ces métaux, les récolter, les brûler… Cela prend des dizaines d’années avant d’avoir des sols dont les produits récoltés ne sont plus dangereux. C’est ce qu’on appelle la phytoremédiation.
Contre les micro-plastiques, on ne peut rien faire et il y en a partout. Ils vont continuer à libérer des résidus toxiques pendant des millions d’années. C’est insoluble.
Quant aux pesticides, on peut espérer que la vie microbienne en vienne à bout…, mais regardez le chlordécone en Guadeloupe, la durée de vie est estimée à sept siècles !
Nous sommes entourés de personnes nulles en sciences. L’équivalent de savoir que la bataille de Marignan a eu lieu en 1515, nous ne l’avons pas sur les sciences du vivant.
On peut mettre en place des microbes s’attaquant aux polluants chimiques ; cependant, il faut de nombreuses années avant qu’ils aient attaqué tous les polluants cachés dans les creux et anfractuosités des micro-minéraux. En d’autres termes, il est plus facile de prévenir que de guérir.
Le sol présente aussi de précieuses ressources. Il est l’endroit où l’on peut capter le CO2, un moyen de lutter contre le changement climatique. Comment favoriser ce mécanisme ?
Reconstituer un stock de carbone prend entre 50 et 100 ans. Mais nous disposons de la matière organique nécessaire : elle est dans nos poubelles, elle est dans les fumiers d’élevage.
C’est d’ailleurs ce que fait en partie l’agriculture biologique, qui a recours au fumier pour ne pas utiliser les engrais industriels. Sans s’occuper directement des sols - elle s’occupe plutôt de la santé de ceux qui font l’agriculture et de ceux qui mangent les produits –, elle permet en réalité à la matière organique des sols de se redresser de 10 à 20 % suivant les endroits. Il est donc possible d’augmenter ces stocks de carbone.
C’est l’idée du 4 pour 1 000 que j’avance dans mon livre : si chaque année on augmentait de 0,4 % la teneur en matière organique de tous les sols du globe, alors le carbone restitué compenserait le CO2 émis dans le même temps par l’humanité.
Attention, ce n’est pas une raison pour continuer à émettre des gaz à effet de serre. C’est un outil pour résorber ce que nous avons déjà émis.
Mediapart : L’idée paraît belle sur le papier… Mais si elle est si bonne que cela, pourquoi n’est-elle pas reprise par nos politiques ? Par le « Pacte vert » européen par exemple, dont le but est d’aboutir à une neutralité carbone sur le continent en 2050 ? Ou encore par la stratégie européenne « De la ferme à la fourchette », qui entend promouvoir une agriculture plus écologique sur le continent ?
Parce que nous sommes entourés de personnes nulles en sciences. L’équivalent de savoir que la bataille de Marignan a eu lieu en 1515, nous ne l’avons pas sur les sciences du vivant. Il y a pourtant des choses vertueuses qui sont à portée de main.
Nous avons besoin de culture scientifique. Or les sciences du sol souffrent encore plus que les autres car la vie y est trop petite pour être vue à l’œil nu et les sols ne sont pas transparents. On ne peut pas voir ce qui se passe dedans.
Les sols sont en outre associés, dans notre culture, à quelque chose de sale, donc on n’est pas prêt, psychologiquement, à l’idée qu’une solution vienne du sol. On a déjà du mal à accepter l’idée que les légumes sortent de là ! Allez donc sur un marché et essayez de trouver un légume avec un peu de terre… Cette invisibilisation du sol est très significative.
Pour aller dans votre sens, l’enseignement des sciences de la vie et de la terre n’est plus qu’une option pour les filières scientifiques depuis 2019...
En effet, ce n’est plus qu’une option en terminale. Or c’est une matière incontournable. Je ne dis pas que la connaissance du vivant et l’écologie sauveront le monde toutes seules. Mais nous avons besoin d’une interdisciplinarité.
Chaque année, nous perdons 150 millions de km².
Je ne comprends pas ce désintérêt pour les sciences du vivant. C’est pourtant notre quotidien. Entre vous et moi, il y a un flux de matière qui vient du sol. Tous les jours, dans votre bouche – et cela passe ensuite dans votre sang –, il y a un flux de matériaux qui passe. C’est notre placenta !
Mediapart : C’est ce que vous dites dans votre livre, avec cette formule : « Le sol est plus que le sol lui-même. »
C’est cela. Il est plus que ce qu’on imagine être le sol.
Mediapart : Si l’on continue à produire comme on produit aujourd’hui, à quoi vont ressembler nos terres agricoles dans quelques années ?
Ce danger n’est pas à venir, il est là. C’est l’érosion. Chaque année, nous perdons 150 millions de km², une surface qui pourrait produire l’équivalent de toutes les terres arables de l’Inde.
Le phénomène est masqué par l’augmentation des surfaces cultivées, l’usage des engrais et pesticides, et la propagation de semences efficaces. En clair, l’agriculture fait encore des gains de production.
En réalité, la part qui n’est pas liée à l’irrigation, aux engrais ou à la hausse des surfaces, elle, diminue. Les sols deviennent moins fertiles. Dans la Corn Belt américaine, l’érosion des sols a déjà entraîné des pertes à hauteur de 6 % de la production annuelle. L’état des sols évolue négativement."
https://www.mediapart.fr/.../marc-andre-selosse-contre-l...
(posté par Joëlle Leconte)