Etat des lieux de l'école dénationalisée (école)

« Je nous accuse » – une enseignante dénonce la dégradation de l’école

Invités de Marsactu

2 décembre 2015 12


Charlotte Magri est enseignante dans une école primaire des quartiers Nord. Elle vit le quotidien des professeurs des écoles où les enfants ont des doudounes à l'intérieur. Nous avons choisi de reprendre sa lettre ouverte en forme de tribune.

Matin d'hiver. "Une photographie d’élève (floutée) prise dans l’une de mes précédentes écoles d’affectation, également dans les Quartiers Nord de Marseille." Photo : Charlotte Magri

 

Elle s’appelle Charlotte Magri et signe son texte de son nom de citoyenne. Un « j’accuse » pris dans une torsion de la conjugaison en « Je nous accuse » qui place dans la même responsabilité cette enseignante de l’école primaire et la ministre de l’éducation nationale à qui elle adresse cette lettre ouverte. « Son cabinet a accusé réception de ma lettre mais je ne sais pas qui l’a lue », dit la professeure des écoles. Elle ne veut pas nommer l’endroit où elle enseigne, parce qu’elle ne veut pas stigmatiser son établissement, parce que la situation qu’elle y vit existe dans bien d’autres écoles primaires de ce territoire qu’on appelle les quartiers Nord et qui commence dès les abords du centre-ville.

Ces écoles où il fait froid en hiver, où les travaux ne sont pas faits, où l’enseignement qu’on dispense ne met pas, dit-elle, les citoyens sur le même pied d’égalité. C’est la première fois que Marsactu publie un texte de ce type. Notre volonté est d’ouvrir notre journal aux contributions extérieures, de créer du débat, de faire émerger de nouvelles voix. Celles de citoyens qui souhaitent porter à la connaissance du plus grand nombre des questions d’intérêt général. L’école en est une cruciale, centrale, urgente.

Les photos qui accompagnent ce texte ont été réalisées par Charlotte Magri. Elles illustrent sa lettre ouverte à Najat Vallaud-Belkacem.

Madame la Ministre,

 

Je vous écris cette lettre parce que ma colère d’enseignante m’empêche de vivre, et pire encore, de travailler.

La crise de l’Éducation nationale en France n’est plus un mystère pour personne. Si l’école est au bord du gouffre aujourd’hui c’est que s’y télescopent plusieurs crises profondes que notre société et notre monde traversent depuis quelques décennies déjà. Crises économique, sociale, politique, morale, identitaire… dont l’école devient la caisse de résonance, il serait vain et bien trop facile d’incriminer un coupable. Nous en sommes tous responsables, chacun à notre niveau.

Je ne remets en question ni votre engagement personnel ni votre éthique professionnelle.

Mais vous êtes ministre, vous détenez donc l’autorité politique à ce jour en matière d’Éducation nationale en France, et vous en êtes responsable devant le parlement et face aux citoyens.

Je me demande si vous connaissez la réalité de l’enseignement en France aujourd’hui. J’aimerais tant vous inviter à venir dans l’école où je travaille, mais sans caméra ni micro, sans discours ni compte-rendu sur les réseaux sociaux.

"Le rebord d’une des fenêtres et l’équerre pour le tableau, telles que découverts à la dernière rentrée de septembre à ma prise de poste". Charlotte Magri
« Le rebord d’une des fenêtres et l’équerre pour le tableau, telles que découverts à la dernière rentrée de septembre à ma prise de poste ». Photo Charlotte Magri

Au petit matin nous pourrions déplacer ensemble la grosse pierre qui ferme la porte d’entrée de l’école depuis que la serrure a été forcée une fois de trop. Nous pourrions passer ensemble une délicieuse matinée dans notre classe à la douillette température de 13°. Nous ferions bien attention de ne pas nous prendre les pieds dans les trous tout à fait ludiques qui égayent le revêtement au sol et qui nous rappellent que sous les dalles se trouve l’amiante. Avant de descendre à la récréation, nous aiderions les élèves à mettre écharpes et manteaux en veillant à ce que les lourds porte-manteaux déjà bien abîmés par le temps ne leur tombent pas sur la tête. Dans les escaliers, nous serions également là toutes les deux pour retenir l’une des grosses planches pointues qui menacent de choir lamentablement sur les enfants, comme cela est déjà arrivé par deux fois. A 11h30, après nous être mouchées pour rester présentables, nous pourrions aller nous réchauffer ensemble dans la minuscule salle des maîtres. La vie étant bien faite, la panne définitive de notre frigo est compensée par le froid régnant dans nos locaux, et nous pourrions manger de la nourriture non avariée. Comme nous sommes des humains comme les autres, nous irions faire la queue devant l’unique toilette pour adulte de l’école, et ce sera très amusant puisqu’il n’y a pas de lumière à l’intérieur. À 13h20, nous repartirions pour une autre demi-journée, plus pimentée encore après la tumultueuse pause méridienne. La pause cantine vous promet en effet de nombreux conflits à régler quotidiennement sur votre temps de classe, puisque le taux d’encadrement municipal y est si bas qu’il permet aux enfants de défier les règles de l’école, souvent avec violence, malgré l’implication du personnel. À l’issue d’une si belle journée, nous serions reconnaissantes qu’aucun incident susceptible de déclencher un feu ne se soit produit dans cette école de construction Pailleron, qui brûle intégralement en sept minutes et dont l’alarme incendie dysfonctionne.

Vous l’avez peut-être deviné, je travaille dans une de ces zones dites prioritaires. Pardon, Prioritaires, avec un grand P.

Vue du sol. Photo Charlotte Magri.
Vue du sol. Photo Charlotte Magri.

Marseille, quartiers Nord. Une de ces écoles en décrépitude où les enseignants, assez souvent en état de survie psychique, ont pris l’habitude de trouver normales les conditions que nous imposons à nos élèves, même s’ils les trouveraient insupportables pour leurs propres enfants. Travailler à 38° les après-midi de juin et de septembre, à moins de 15° les matins de novembre, décembre, janvier et février. Avoir des fenêtres qui ne ferment pas, ou qui ne s’ouvrent pas, suivant la manière dont les années ont choisi d’imposer leurs marques. Savoir que l’expertise concernant la présence fort probable d’amiante dans nos locaux ne préoccupe personne, même si les faux-plafonds baillent et que les sols sont troués. Sentir le vent sur notre nuque, toutes fenêtres fermées. Ne pas pouvoir utiliser le gymnase, fermé pour vétusté avérée depuis des années. Devoir recouvrir nos murs lépreux, griffonnés par d’anciens élèves qui doivent aujourd’hui avoir notre âge, de grandes feuilles de couleur pour cacher la misère. Ne pas avoir assez de tables et de chaises dans sa classe pour pouvoir accueillir tous ses élèves, et donc bricoler en récupérant à gauche à droite, du mobilier dépareillé et plus ou moins fonctionnel.

Voir défiler au casse-pipe les collègues débutants.

Les collègues envoyés en remplacement pour les fameuses journées REP+ imposées par notre administration pour que nous puissions nous réunir en équipe vivent souvent l’enfer. Nos classes, élèves et matériel compris, explosent en plein vol. À tel point que les brigades de notre secteur ont envoyé un courrier à notre inspectrice pour préciser qu’ils refuseraient de venir travailler dans notre école. Les collègues débutants envoyés pour des remplacements plus longs ou titulaires à l’année dans nos écoles doivent eux aussi souffrir de s’entendre dire qu’il doivent dans un premier temps « faire le deuil du pédagogique », puisque l’urgence est d’abord de rétablir un semblant de cadre, d’ordre, et pourquoi pas de sérénité. Ils ne sont pourtant ni incompétents, ni lâches, ni avares de leur temps et de leur énergie. Ils sont juste balancés sans expérience ni formation adaptées dans les endroits où le métier d’enseignant est particulièrement difficile. Ceux qui s’en sortent, généralement au prix du deuil de leur vie privée, de leur sommeil, et bien souvent aussi de leur santé, sont rares et forcent l’admiration.

"Ce qu’il reste du système d’ouverture, aujourd’hui vétuste, d’une des fenêtres de ma classe". Photo : Charlotte Magri.
« Ce qu’il reste du système d’ouverture, aujourd’hui vétuste, d’une des fenêtres de ma classe ». Photo : Charlotte Magri.

Arrêtons les effets d’annonces inutiles et les péroraisons sur les dernières controverses pédagogiques. Beaucoup de pistes doivent être réfléchies et débattues, mais arrêtons l’hypocrisie et assumons que sur deux points essentiels au moins nous faisons fausse route en toute connaissance de cause. Il y a deux manquements essentiels sur lesquels nos œillères sont injustifiables :

1/ Nous devons proposer à chaque élève une école salubre et correctement équipée. Vous me direz que c’est l’affaire des mairies, et je vous répondrai qu’alors si nous nous en arrêtons là nous devons être honnête et accepter que notre Éducation n’est plus nationale. Depuis l’indigence si vétuste qu’elle vous insulte, jusqu’au confort esthétique confinant à la débauche technologique, nous autres enseignants savons bien à quel point d’une école à l’autre vous changez de monde. Et la triste réalité, forcément amère pour ceux qui veulent croire encore à l’école républicaine, c’est que le quotidien scolaire de nos élèves est dépendant des montants perçus et alloués par les services municipaux de leur quartier. En d’autres termes, dépendante du niveau de vie de leurs parents. Tu es pauvre, tu as une école de m…, tu es riche, tu as une belle école. En tant que citoyenne et en tant qu’enseignante, j’ai honte.

2/ Nous devons mettre en poste dans les écoles les plus difficiles de vraies équipes, des équipes stables formées autour d’enseignants expérimentés et volontaires. Tant que nous feindrons de considérer le contraire comme normal, nous continuerons de sacrifier des générations d’enfants, augmentant l’échec scolaire et fabriquant des délinquants, en même temps que nous épuiserons et dégoûterons encore plus les collègues qui entrent dans le métier. Évidemment, tous les collègues débutants ne sont pas dépassés, tous ne rêvent pas de changer de quartier, et certains parviennent à trouver leur posture et leurs outils même dans un tel contexte. Mais il est clair que dans l’ensemble, débuter en tant qu’enseignant aujourd’hui est souvent synonyme de zone dite sensible, et de souffrance. Souffrance dont pâtissent les élèves, les collègues et leur vocation.

Dans les quartiers reconnus comme prioritaires en terme de besoins éducatifs, il est injustifiable d’imposer aux élèves des locaux insalubres, sous-dotés, et des équipes flottantes où souvent les enseignants débutants, dépassés, se sentent seuls et subissent leur affectation en attendant mieux.

Je nous accuse d’aggraver les inégalités sociales. Je nous accuse de produire sciemment de l’échec scolaire et des délinquants. Je nous accuse de jouer avec la santé des enfants des classes sociales les moins favorisées.

Je respecte trop mes élèves et leurs parents pour trouver cela normal.

Je sais que ces deux axes font partie des priorités affichées de votre politique. Mais depuis le terrain, les discours et les tweets ne nous apportent rien, et les mesures prises ou annoncées ne sont que des cautères sur une jambe de bois, quand elles n’aggravent pas une situation déjà dramatique.

Je terminerai en vous citant. Vous avez clos votre discours sur la grande pauvreté (séminaire de formation en vue de la mise en œuvre des recommandations du rapport de J.P. Delahaye Grande pauvreté et réussite scolaire, le mercredi 14 octobre 2015) par la question suivante :

« Ce que je fais, cela permettra-t-il à chacun de nos élèves de devenir des citoyens à part entière de la République Française ? »

Clairement, aujourd’hui, la réponse est non.

Dans une société déjà malade et en crise, une éducation injuste et défaillante nous promet des lendemains difficiles. Nous nourrissons la menace d’une explosion violente et dramatique de la cohésion sociale et du sens même de la citoyenneté dans notre pays.

Je vous prie de croire en l’assurance de mes sentiments respectueux.

Charlotte Magri, enseignante, Marseille Nord.

 

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