Conscience et intelligence animale
- Par Thierry LEDRU
- Le 11/11/2017
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Matthieu Ricard : «Plus une espèce animale est exploitée, moins on lui reconnaît la capacité de penser»
Par Aurélie Delmas —
Il est temps, alerte le moine bouddhiste tibétain Matthieu Ricard, de repenser notre concitoyenneté avec les animaux que nous exploitons et massacrons sans raison morale valable. Un travail qui commence par la reconnaissance de leur individualité.
Docteur en génétique cellulaire et moine bouddhiste tibétain, Matthieu Ricard vient de publier Un demi-siècle dans l’Himalaya (La Martinière) et s’intéresse depuis longtemps à la condition animale.
Vous avez écrit un Plaidoyer pour les animaux. Comment et pourquoi vous êtes-vous penché sur cette question ?
J’ai souhaité mettre en évidence les raisons scientifiques et l’impératif moral qui justifient d’étendre l’altruisme à tous les êtres sensibles. Nul doute qu’il y a tant de souffrances parmi les êtres humains que l’on pourrait passer une vie entière à n’en soulager qu’une partie infime. Toutefois, se préoccuper du sort des quelque 8 millions d’autres espèces qui sont nos concitoyens sur cette planète n’est ni irréaliste ni déplacé puisque, dans la vaste majorité des cas, il n’est pas nécessaire de choisir entre le bien-être des humains et celui des animaux. Il ne s’agit donc pas de ne se préoccuper que des animaux, mais aussi des animaux, et de les inclure dans le cercle de notre bienveillance. Cette extension est davantage une question d’attitude responsable que d’allocation des ressources limitées dont nous disposons pour agir sur le monde.
En dépit de notre émerveillement devant le monde animal, nous y perpétrons un massacre à une échelle colossale : 60 milliards d’animaux terrestres et 1 000 milliards d’animaux marins sont tués tous les ans pour notre consommation. Deux millions d’animaux par minute. Autant de morts par semaine que le nombre d’êtres humains tués dans toutes les guerres de l’histoire de l’humanité.
Nous avons fait d’immenses progrès de civilisation - abolition de l’esclavage et de la torture, Déclaration universelle des droits de l’homme - mais il nous reste au moins encore un grand pas à faire pour corriger une incohérence morale majeure et respecter le désir commun à tous les êtres sensibles d’échapper à la souffrance et de rester en vie, ce qui inclut les animaux. Qui plus est, ces tueries de masse et leur corollaire, la surconsommation de viande dans les pays riches, entretiennent la faim dans le monde, accroissent les déséquilibres écologiques et sont nocives pour la santé humaine. L’impact de notre style de vie sur la biosphère nous mène, au rythme actuel de disparition des espèces, vers la sixième extinction majeure des espèces depuis l’apparition de la vie sur Terre : 30 % de toutes les espèces animales auront disparu de la planète d’ici à 2050 et cela ne s’arrêtera pas là.
Quel rapport les sociétés occidentales entretiennent-elles avec les animaux en général et «leurs» animaux dits domestiques ?
Parfois, nous prenons soin de nos animaux de compagnie comme s’ils étaient nos propres enfants ; parfois, nous chassons d’autres animaux et les tuons pour notre plaisir ; parfois encore, nous portons leur fourrure avec coquetterie. Souffrant de dissonance cognitive, nous passons d’une attitude à l’autre comme si de rien n’était, comme s’il s’agissait de choix anodins, alors que pour les animaux eux-mêmes, il s’agit d’une question de vie ou de mort. Nous entretenons ainsi une forme de schizophrénie morale qui nous fait prendre grand soin de nos chiens et nos chats tout en plantant nos fourchettes dans des porcs alors qu’ils ne sont pas moins conscients, sensibles à la douleur et intelligents. D’aucuns ont déclaré qu’en renonçant à manger les animaux et à les faire souffrir, nous renierions notre «humanité» ou, selon d’autres, «la part d’animalité en nous». La barbarie ne commencerait que lorsque l’on ajoute gratuitement des souffrances aux animaux que l’on fait déjà souffrir de manière insondable dans les abattoirs et autres lieux où on les exploite. La logique et le bon sens semblent avoir subi le même sort que les 50 millions de poussins mâles passés au broyeur chaque année en France.
Que nous apprennent les recherches récentes sur l’intelligence et l’état de conscience des espèces «non humaines» ?
La science a clairement mis en lumière la richesse des capacités intellectuelles et émotionnelles dont sont dotées une grande partie des espèces animales. Elle a également mis en évidence le continuum qui relie l’ensemble des espèces animales et permet de retracer l’histoire évolutive des espèces qui peuplent la planète. Etablir des frontières infranchissables entre les différentes espèces animales relève de la mauvaise biologie. Les chauves-souris naviguent au sonar, les oiseaux migrateurs sur les étoiles, et nous autres, êtres humains, sommes capables de raisonnements moraux complexes. Chaque espèce utilise au mieux les facultés qui lui sont propres. Pour être clair, l’espèce humaine excelle par son intelligence et l’étendue de sa culture et de ses facultés morales. Mais cette excellence ne lui confère en aucune façon le droit d’instrumentaliser les autres espèces à son profit, au prix de souffrances incalculables.
Est-il juste et moral d’infliger des souffrances non nécessaires à d’autres êtres sensibles ? A moins d’avoir perdu la raison, on répondra négativement à cette question. Or, de nos jours, seule une infime partie de l’humanité dépend pour sa survie, sans alternative acceptable, de la tuerie des animaux. Ce massacre de masse n’est absolument pas nécessaire : il est donc injuste et immoral. La raison principale pour laquelle nombre d’entre nous nous accrochons avec ténacité à l’idée d’une frontière infranchissable entre les hommes et les animaux est que si nous reconnaissions que les animaux ne sont pas fondamentalement différents de nous, nous ne pourrions plus les traiter comme des instruments au service de notre bon plaisir.
L’éthologue Donald Griffin a forgé le terme «mentaphobie» pour désigner l’obsession que manifestent certains philosophes et scientifiques (de plus en plus rare chez ces derniers) à dénier toute forme de conscience aux animaux, de peur d’avoir à reconsidérer la façon dont les hommes les traitent et de se sentir eux-mêmes coupables de violences éhontées. Il est intéressant de noter que des études ont relevé que plus une espèce animale est exploitée, moins on lui reconnaît la capacité de penser (1).
La prise en compte de l’intelligence animale progresse lentement. Cela mènera-t-il à des bouleversements profonds de la façon dont on les traite ?
Il semble impossible de fournir une raison valable, fondée sur l’éthique, la justice, la bienveillance ou la nécessité - et non sur la gourmandise, les habitudes, les dogmes, les idéologies, le conformisme, le profit ou l’ignorance -, qui justifie le fait de se nourrir, de se vêtir ou de se divertir au prix de la souffrance et de la mort d’autres êtres sensibles. Qu’on le souhaite ou non, il est clair que les abattoirs ne fermeront pas leurs portes du jour au lendemain. Il ne s’agit donc pas de licencier des centaines de milliers de travailleurs et de libérer dans les rues des centaines de millions de poules, de veaux et de porcs utilisés dans les exploitations industrielles. Cette transition impliquera des réajustements mais offrira également de nouvelles opportunités. De plus, elle est devenue nécessaire. Si, par exemple, tous les habitants de l’Amérique du Nord s’abstenaient de manger de la viande pendant une seule journée, cela permettrait, indirectement, de nourrir 25 millions de pauvres tous les jours pendant une année entière !
L’engouement des pays développés pour la consommation de viande ne pourra pas être soutenable à mesure que la population humaine approchera les 9 milliards, autour de 2050. Selon le rapport de 2014 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat aux Nations unies (Giec), des changements de régime alimentaire - moins de viande et de produits laitiers - sont cruciaux pour avoir une chance de maintenir le réchauffement global sous les 2° C.
C’est pourquoi, selon Rajendra Kumar Pachauri, prix Nobel de la paix au nom du Giec dont il a été le président, une tendance mondiale vers un régime végétalien est essentielle pour combattre la faim dans le monde ainsi que la pénurie d’énergie et les pires impacts du changement climatique : «En termes d’action immédiate et de faisabilité pour obtenir des réductions dans un court laps de temps, c’est clairement l’option la plus attirante.» (2)
Quel regard les générations futures porteront-elles sur notre façon de traiter les autres espèces, selon vous ?
Il est inconcevable de se contenter de «ficher la paix» aux animaux, comme s’ils vivaient dans un monde détaché du nôtre. La biosphère est fondamentalement interdépendante et notre vie est étroitement liée à celles des animaux du simple fait que nous sommes tous des membres actifs du monde dans lequel nous vivons et que nous modifions sans cesse par nos activités. Les animaux sont le plus souvent nos proies, mais il nous arrive également d’être les leurs. Parfois, ils sont nos compagnons ; parfois, ils nous aident, comme les chiens d’aveugles ; parfois, ils nous envahissent, comme les sauterelles, les termites. Même lorsque nous nous sommes longtemps ignorés - animaux des grands fonds sous-marins ou des forêts impénétrables -, l’impact global que nous avons sur notre environnement est tel qu’aucune forme de vie n’est étrangère à nos activités. Il importe donc de repenser de manière plus cohérente et équitable nos rapports avec les animaux en termes de concitoyenneté.
C’est ce qu’ont fait de manière brillante Sue Donaldson et Will Kymlicka dans Zoopolis, une théorie politique des droits des animaux (3). Ils envisagent trois principaux types de droits pour les animaux, selon leur mode de vie. Concernant les animaux sauvages, ils proposent de les traiter comme des communautés souveraines, disposant de leur propre territoire. Les animaux sauvages sont compétents pour se nourrir, se déplacer, éviter les dangers, gérer les risques qu’ils prennent, jouer, choisir un partenaire sexuel et élever une famille. Pour la plupart, ils ne recherchent pas le contact avec les humains. Il est donc désirable de préserver leur mode de vie, de protéger leur territoire, de respecter leur faculté de s’autogouverner et d’éviter les activités qui leur nuisent directement (chasse, destruction des biotopes) ou indirectement (pollution, dégradations générales de l’environnement dues aux activités humaines). De plus, il n’y a pas lieu d’intervenir pour empêcher la prédation entre animaux sauvages, de sauver la gazelle des crocs du lion.
En ce qui concerne les animaux domestiques, qui vivent avec nous et dépendent de nous, il s’agirait d’en faire des citoyens de nos communautés politiques. Tout comme les jeunes enfants et les handicapés mentaux, qui ont le droit d’être représentés lorsqu’on prend des décisions qui les concernent, les animaux domestiques pourraient être représentés par des personnes de confiance, qui les perçoivent comme des individus dotés de préférences. Abolir l’exploitation outrancière des animaux domestiques n’exige pas nécessairement de mettre fin à des siècles de vie commune. Seule la disparition des monstres créés par la zootechnie serait bienvenue : les dindes dont le corps a été déformé (pour développer la partie pectorale, qui est un mets de prédilection) au point qu’elles ne parviennent plus à s’accoupler naturellement, ou ces truies gigantesques qui mettent bas 28 porcelets qu’elles ne sont pas en mesure de nourrir, pour ne citer que quelques exemples. Les humains pourraient tirer intelligemment profit des activités que les animaux exercent de leur plein gré, en vivant dans un environnement conforme à leurs goûts et leurs besoins. On peut, par exemple, recueillir les excréments d’autres animaux pour s’en servir comme engrais, ou confier à des moutons le soin de maintenir l’herbe rase dans de grands parcs publics. Des chèvres peuvent débroussailler des sous-bois et ainsi prévenir les risques d’incendie. Le flair des chiens peut sauver des vies et être un outil précieux en bien des circonstances. En échange de nourriture et de soins, il est aussi possible d’envisager des formes de travail animal, qui tiennent compte de la personnalité de chacun, sous réserve que les animaux s’y prêtent volontiers, que le travail ne devienne pas envahissant au point de les empêcher de se livrer aux autres activités et relations qui leur importent.
Quant à la troisième catégorie, les animaux, ni domestiques ni sauvages, qui vivent sur des territoires habités ou cultivés par les humains, tout en menant une existence autonome - pigeons, moineaux, goélands, corvidés, souris et chauve-souris, écureuils, ratons laveurs, etc. -, leurs moyens d’existence sont plus étroitement liés aux activités humaines. Ils pourraient être traités comme des «résidents permanents». Ils ont le droit d’être là, mais nous n’avons pas de devoirs positifs à leur endroit, comme de les protéger des prédateurs ou de leur fournir des soins de santé.
Pour ce qui est du regard que porteront sur nous les générations futures : «Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants, et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans les vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIIe et du XVIIIesiècles les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.» (4)
Notre civilisation n’ayant cessé de progresser sur le plan éthique, on peut raisonnablement penser que cette prédiction de Claude Lévi-Strauss finira par s’accomplir.
(1) Voir Contre la mentaphobie de David Chauvet, éditions L’Age d’homme, 2014.
(2) Interview dans The Telegraph, 7 septembre 2008.
(3)Oxford University Press, 2011.
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