Le despotisme démocratique


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Le prof de philo Bernard Vasseur interroge les consciences sur l’émancipation humaine dans son essai « La démocratie anesthésiée », dont le seul titre, péremptoire, annonce la couleur. Communiste, Vasseur explore le nouveau visage du politique et conclut à une entrée dans un « âge post-démocratique » qu’il appelle aussi, en reprenant un concept de Tocqueville, un « despotisme démocratique ».

La France, du pays de Cocagne au despotisme démocratique ?
Despotisme ? « A peine lâché, le mot fera naturellement frémir d’indignation », concède d'entrée l’auteur, pour mieux cadrer son propos : le despotisme dont il est question ici est d’un genre nouveau. Rien qui ne corresponde aux figures antiques, et désormais obsolètes du « tyran », du « dictateur » ou du « despote ». Pas de schlague ni de férule ici, non. Un despotisme « tranquille et doux », « cool et kiffant », tout aussi efficace, mais plus insidieux que son lointain prédécesseur.
 
Bernard Vasseur assied sa réflexion sur les apports des philosophes, au premier rang desquels Alexis de Tocqueville, dont il reprend le concept de « despotisme démocratique » pour l’opposer à l’un des créateurs de la doxa libérale, Benjamin Constant, tant elle domine, écrit-il, « encore puissamment les idées courantes de notre temps. »

Le théâtre politique autour de « l’emploi »

Trois thèmes nourrissent son raisonnement : le travail, l’économie, la démocratie. Le travail, donc. L’auteur s’étonne de voir ce mot sinistré du débat politique et refoulé par le discours officiel et médiatique sur « l’emploi ». La gauche et la droite, note-t-il, « rivalisent d’ardeur pour promouvoir d’emploi ». Mais quand la droite au pouvoir cherche à faire oublier son bilan calamiteux en allumant des contrefeux sécuritaires (les banlieues, la délinquance, la burqa, les musulmans et les mosquées, les « Roms » etc.), la gauche de gouvernement, elle, reste focalisée sur la nécessité d’une « transformation sociale », toute impuissante qu’elle est à changer la nature et les conditions de la « guerre économique ». Elle s’est laissée aller, critique-t-il, à « un climat », à « une mode », par des analyses des transformations en cours de la vie économique et sociale (« la société post-industrielle », « la société des loisirs ») au point d’ignorer les attentes et les angoisses liées au travail.
 
Et donc, déplore Vasseur, plus un mot sur le travail humain. A l’exception près de la campagne de Sarkozy en 2007, « menée tous azimuts pour capturer des électorats composites », lorsque ce dernier écumait les usines pour saluer « la France qui se lève tôt », la pudeur des ouvriers, le goût et « la fierté du travail bien fait », jusqu’au fameux « travailler plus pour gagner plus » largement entendu de l’opinion. Et Sarkozy, le soir même de son élection, d’aller fêter ce « hold-up » au Fouquet’s avec ses copains milliardaires… (sa description nerveuse de l’ère Sarkozy, celle de « la réussite qui se montre et s’étale en parfaite impudeur », se veut ironique : « du pipole comme s’il en pleuvait ! »).
 
« L’expérience ouvrière se heurte aujourd’hui à la philippique managériale de l’emploi », reprend l’auteur. Le chômage reste un moyen de peser sur les conditions de travail et les salaires, le sauve-qui-peut de l’emploi à n’importe quel prix remplace la mise en valeur du travail, l’économie et « l’Empire du management » dictent leur loi tandis que les vrais « maîtres », les actionnaires, sont passés à l’extérieur de l’entreprise, et devenus insaisissables ! « Tout se brouille : on ne sait plus s’il faut toujours se battre et contre quel adversaire. Fin de la sempiternelle lutte des classes ! Un autre mot désormais tabou, exclu, usé, fini. »
 
Aussi conclut-il, invoquant Tocqueville, que « l’aristocratie industrielle succède à l’aristocratie fondée sur la naissance », que le despotisme contemporain s’insinue dans le travail, « qui est organisé en lui-même de telle façon qu’il « tienne » le peuple au corps, dans l’usure physique, dans la soumission, dans l’angoisse et la crainte, dans le stress et parfois le désespoir. »

Comment l'économie impose son scénario et ferme l’horizon

Cette réduction du travail à l’emploi résulte selon lui d’une science, l’économie politique, qu’il entreprend de critiquer en revisitant Adam Smith et Karl Marx. Ce refoulement du travail, la disparition de la « classe ouvrière » et du « prolétariat » dans les années 80 saluée comme « le dépassement d’un archaïsme et d’une mythologie périmée », Vasseur l’interprète par le passage de l’économie politique à l’« économie » tout court, qui sous la pression des intérêts financiers, est devenue une fin en soi.
 
Bernard Vasseur scrute les non-dits de l’économie (l’accumulation du capital notamment), toujours animé par la « stratégie du soupçon » qu’avaient développée en leur temps des penseurs comme Marx, Nietzsche et Freud. Les réflexions d'autres intellectuels, plus contemporains, étayent son raisonnement : entre autres Emmanuel Todd sur la globalisation, Jacques Rancière sur les pouvoirs de la naissance et de la richesse.
 
« L’économie, écrit-il, se change en « économisme » pour établir son « pouvoir absolu et solitaire ». Elle dit la loi du monde et impose son règne aux consciences. Destin irrépressible : il faut s’y soumettre ! Impossible pour les Etats d’ignorer ses lois. »


Heureusement, pour oublier, il y a les loisirs ! Ah, le temps des loisirs (contraints) pour « s'éclater », « ne pas se prendre la tête », « kiffer »… L’auteur livre un diagnostic décapant sur la « société de loisirs » en montrant comment tout est fait pour que « les hommes courent vers leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut » (Spinoza). La « servitude volontaire » de La Boétie n'est pas loin.

Le divertissement a pris le pas sur la culture, note le prof de philo, qui passe au crible la « fabrication » de consommateurs (le désir étant replié sur le marché, l’achetable, la marchandise), le marketing et les « industries culturelles », en même temps que les pièges de l’endettement et de « la vie à crédit ».
 
Dans son quatrième et dernier chapitre, Vasseur déjoue « La comédie démocratique », en montrant d'abord combien la démocratie, honnie pendant des siècles, se conjugue mal dans son histoire avec « la représentation » et la confiscation du pouvoir par des professionnels de la vie politique. Il souligne aussi les vraies raisons (politiques) de la mise en cause de la « démocratie sociale » et du « modèle social » français, avant d’alerter sur l’obsession de la « gouvernance », venue cacher le renoncement au partage des pouvoirs.

Parce qu'elle anime aussi la comédie démocratique, la télévision, cet « appareil d'assentiment », fait l'objet d'une longue critique par Vasseur, qui n'entend plus seulement dénoncer « la société du spectacle » de Debord, le problème étant désormais plus large. Dans le sens où la télé d'aujourd'hui, outre son mépris et son arrogance pour des téléspectateurs forcément inaptes à la raison et à l'intelligence, « joue à informer, mais ne fait que vendre des produits ». L'auteur enfonce le clou : « La télévision transforme le « citoyen » en « consommateur », et le politique en marchand de « produits miracles » qu'il s'applique à vendre de son mieux, avec le discours emprunté à la séduction publicitaire. »

« Tout est sous contrôle »

Bernard Vasseur, qui a exercé d'importantes fonctions au sein de la direction nationale du PCF (il fut assez proche de Robert Hue dans les années 1990), voulait que son ouvrage soit accessible à tous. Le message doit donc être clair : « Tout est sous contrôle : travail, désirs, affects, imaginaire, conscience, mais tout est fait pour vous donner le sentiment de votre puissance, de votre capacité à décider par vous-même, à être le seul et véritable auteur de votre vie. »
 
Au final, son essai, enchâssé de références philosophiques, littéraires et politiques qui l'orientent, accouche d'une pensée critique et radicale de la démocratie. Et Vasseur de conclure que, sans que l’on n’y prête attention, en trente ans, le projet émancipateur fondé sur la capacité des êtres humains à se libérer de leurs servitudes s’est peu à peu effacé - « anesthésié au nom de la modernité ». De quoi nourrir le débat politique de la gauche  à l'aube de la campagne présidentielle.

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