Pédagogie et société

Déclaration de Philippe Meyrieu, pédagogue :

"Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l'immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille "faisait des enfants", aujourd'hui, c'est l'enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l'enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de "mauvais parents"...
Ce phénomène a été enrôlé par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n'avons qu'à acheter pour satisfaire les caprices de notre progéniture.
Cette conjonction entre un phénomène démographique et l'émergence du caprice mondialisé, dans une économie qui fait de la pulsion d'achat la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire.
Pour avoir enseigné récemment en CM2 après une interruption de plusieurs années, je n'ai pas tant été frappé par la baisse du niveau que par l'extraordinaire difficulté à contenir une classe qui s'apparente à une cocotte-minute.

Dans l'ensemble, les élèves ne sont pas violents ou agressifs, mais ils ne tiennent pas en place. Le professeur doit passer son temps à tenter de construire ou de rétablir un cadre structurant. Il est souvent acculé à pratiquer une "pédagogie de garçon de café", courant de l'un à l'autre pour répéter individuellement une consigne pourtant donnée collectivement, calmant les uns, remettant les autres au travail.
Il est vampirisé par une demande permanente d'interlocution individuée. Il s'épuise à faire baisser la tension pour obtenir l'attention. Dans le monde du zapping et de la communication "en temps réel", avec une surenchère permanente des effets qui sollicite la réaction pulsionnelle immédiate, il devient de plus en plus difficile de "faire l'école". Beaucoup de collègues buttent au quotidien sur l'impossibilité de procéder à ce que Gabriel Madinier définissait comme l'expression même de l'intelligence, "l'inversion de la dispersion".
Dès lors que certains parents n'élèvent plus leurs enfants dans le souci du collectif, mais en vue de leur épanouissement personnel, faut-il déplorer que la culture ne soit plus une valeur partagée."

 


C'est bien pour ça que l'école n'a aucunement le pouvoir d'inverser ce désastre. Elle n'en est que la victime collatérale. Il ne sert plus à rien de tenter de sauver cette vieille école. De plus, celle-ci fonctionnant justement sur le principe de la compétitivité, de la concurrence, de la hiérarchie, de l'individualisme, pour "coller" à son époque, elle entretient et renforce l'ego. Une école qui crééerait l'idée de la coopération, de l'unité, du partage, de la bienveillance, dans cette société matérialiste, c'est une utopie. Tous les modèles de pédagogie différenciée sont des rustines sur un pneu en fin de vie. Sitôt sortis de la classe, les enfants replongent dans un monde qui fonctionne à l'envers des pédagogies bienveillantes. D'ailleurs, les pédagogies différenciées, elles-mêmes, colportent des idées qui vont à l'encontre de l'unité dès lors qu'elles sont érigées en culte de l'individualisme. Il y a là un paradoxe total. On souhaite une osmose respectant chacun mais chacun voudrait avant tout être respecté en oubliant tous les autres....

Les pédagogies différenciées, au lieu de nourrir l'idée de la bienveillance collective et de la cohésion sociale, ne sont plus que des estrades du haut desquelles chacun veut être identifié, non pas pour le fonctionnement équilibré du groupe, mais juste pour être "protégé". Tous les "dys" qui sont catalogués aujourd'hui sont des identifications. Et comme toutes identifications, elles créent des communautés, des castes, des groupes, des fonctionnements, des rejets, des adhésions, des douleurs, des soulagements, des troubles ou des apaisements...

Bien évidemment que l'enseignement doit prendre en compte les différences, bien évidemment qu'il faut accompagner l'individu et le soulager de ses douleurs, mais dès lors que tout cela se fait au nom de l'individu, sous une pression familiale, hiérarchique, politique, soit-disant pédagogique, on travaille à rompre l'unité. 

"T'es quoi toi ?

-Ah, moi je suis dyspraxique.

-Moi, je suis dyslexique.

-Moi, je suis dyscalculique

-Moi, je suis dysorthographique.

etc etc etc..."

Et tout ça est faux. Ces enfants sont sujets à des troubles particuliers mais ILS NE SONT PAS LEURS TROUBLES. Et ils sont pourtant identifiés comme tels. Il ne s'agit pas que d'une étiquette. C'est un mal bien plus profond que ça. Ce fonctionnement s'est installé dans les classes parce qu'il est IMPOSSIBLE pour un enseignant digne de ce nom de gérer ces troubles dans un groupe de 30 enfants. Par conséquent, l'identification permet de "sortir" ces enfants du groupe pour une prise en charge thérapeutique (là où les RASED existent encore) ou de diriger l'enseignant vers une pratique "allégée" envers tel ou tel enfant.

Une autre solution : revenir à des classes de vingt enfants maximum. Il n'y aura aucunement besoin de "médicaliser" à outrance ces enfants parce que la gestion du groupe sera considérablement adoucie, que l'aide ponctuelle de l'enseignant sera réalisable, que l'aide du groupe sera non seulement autorisée mais encouragée. Les difficultés de chacun ne seront plus dès lors une source de "mise à l'index" mais une opportunité de cohésion, de bienveillance, de coopération, d'entraide......

Il ne s'agit pas non plus par une pédagogie unique d'amener tous les enfants à un même objectif. On retomberait dans l'extrême opposé et il est tout aussi destructeur. Les programmes scolaires sont des aberrations absolues. La seule chose qui importe dans une classe, c'est de préserver le désir d'apprendre. Et le désir ne se programme pas...

Qu'un enfant entre en classe en souriant et qu'il en sorte avec l'impatience du lendemain. Pour lui et pour le bonheur de la vie de groupe. 

Et c'est une autre société qui verra le jour.

 

Oui, je sais, c'était un rêve. On est en week end.

Le cauchemar reprendra lundi. 


Le désir de l'école.


 

blog

Ajouter un commentaire