Pour être édité
- Par Thierry LEDRU
- Le 18/10/2024
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Pour être édité, il faut avoir lu, beaucoup, énormément, non pas lire des histoires mais lire de l'écriture.
J'entends par là des ouvrages dont la qualité de l'écriture nourrit l'histoire et non pas des ouvrages dont l'écriture n'est qu'un moyen de raconter une histoire.
La différence ne saute pas aux yeux mais elle est pourtant essentielle.
J'ai lu des romans dont les histoires auraient pu me tenir en haleine mais qui ont fini par me lasser parce que l'écriture n'était qu'un moyen. L'écriture doit être un objectif, une fin en soi, une mission. Dès que je commence à sauter une page ou deux ou trois, je sais que l'écriture ne me tient plus et que j'ai juste envie de connaître la fin de l'histoire. Et je sais dès lors que ce livre ne restera pas en moi, que je vais l'oublier, qu'il va disparaître dans le flot de lecture. Je n'ai jamais oublié les livres de Gide, de Camus, de Le Clezio, de Yourcenar, de Dostoïevski, de Soltjénitsine, de Georghiu, de London, d'Hemingway, de Conrad, Cendrars, Steinbeck, etc etc...
Pour être édité, après avoir beaucoup lu, il faut écrire, énormément, sans avoir peur, il faut plonger dans le bain même si on sait qu'on ne pourra que patauger, que ça sera bruyant, désordonné, destructuré et décevant. Et quand on aura été déçu, il faudra retourner lire, non pas pour chercher à copier les Grands mais pour que la musique des mots en soi commence à murmurer. Il ne s'agit pas de disséquer les plus beaux écrits mais de les absorber, non pas de les analyser ou de les autopsier mais de s'en nourrir. Quand on mange un fruit, on n'étudie pas ses molécules, on se réjouit de la matière et de tout ce qu'elle dispense. Il faut entendre l'écriture, il faut la ressentir, la laisser glisser en soi, se délecter de sa douceur ou de sa puissance, sans chercher à en comprendre le mécanisme.
C'est un travail par l'abandon, non pas un cheminement de scientifique mais une voie hédoniste. Il me semble impossible de ne pas avoir de plaisir à écrire et tout aussi impossible d'en souffrir. Ce sont en tout cas les deux éléments essentiels dans mon écriture. Je n'écris pas si je n'ai pas de plaisir et j'arrête d'écrire si je finis par en souffrir. Je n'écris que dans la joie d'écrire.
Pour être édité, il faut s'empêcher de vouloir l'être car cette pression rapportée est à la source de la douleur ou à l'absence de plaisir.
"J'écris pour être édité" est une condamnation, tout autant qu'un outrage envers l'écriture. On écrit par respect pour les histoires.
"J'écris en espérant être édité" est tout aussi invalidant. L'espoir est un dévoreur d'énergie et toute énergie gaspillée ne pourra servir à mettre les mots en forme. C'est comme si tout ce qu'on voulait écrire passait par un filtre, un tamis et c'est nécessairement une limitation. On ne peut pas se donner entièrement à l'histoire si on s'est d'abord enchaîné à l'espoir d'être édité.
Pour être édité, il ne faut pas le vouloir, il ne faut même pas l'envisager.
Ne pas penser en termes de catégorie, de cadres d'écriture, de structures reconnues, de méthodes. Sinon, ça n'est pas de l'art, c'est de la copie, ça n'est pas une création, c'est une reproduction.
Mon huitième roman va être publié. Et j'écris le quatorzième. Je l'écris très, très doucement parce que les jours où j'en éprouve le besoin sont rares. Et désormais, je l'accepte. Je sais que je ne peux pas écrire sous la contrainte. Sous ma propre contrainte. Je n'ai pas écrit une ligne de ce roman depuis plusieurs mois. Mais les personnages sont toujours en moi, ils cheminent dans ma tête, ils me proposent des situations, en abandonnent d'autres, disparaissent, reviennent, ils ne sont pas dans l'urgence, ils laissent la vie se faire. Il m'arrive de ne pas les voir pendant des semaines.
J'ai éprouvé un choc, il y a quelques jours, alors que je pédalais sur les routes de la Creuse et qu'une voiture venait de me dépasser. Si je venais à mourir avant de finir ce livre en cours, tous les personnages disparaîtraient avec moi. J'en ai eu le ventre serré. Et puis je me suis moqué de moi.
C'était absurde.
Oui, dans la réalité, c'était absurde mais dans la dimension de création littéraire, ça ne l'était aucunement.
Pour être édité, il faut vivre ses propres histoires comme si on en faisait partie, soi-même, l'auteur non pas comme le créateur d'un monde imaginé mais comme le compagnon de route de tous les personnages, un observateur chargé du compte-rendu.
Les quatre tomes de Jarwal vont donc être publiés en un seul livre. J'ai mis plusieurs années à les écrire parce qu'il était nécessaire que Jarwal chemine à son rythme, qu'il trouve sa place à mes côtés.
Il ne me quitte plus d'ailleurs. Il m'a déjà parlé d'une autre histoire à écrire. On y réfléchit tous les deux.
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