Nature et fonction

D'être retourné en classe après trois ans d'arrêt m'a ramené immanquablement aussi vers tout ce que j'ai écrit sur ce métier et je suis donc retombé sur un texte qui se devait d'être revu et complété.

 

Apprentissage de l'absence

 

Je pense que cet état des lieux écrit en mars 2012 est toujours d'actualité mais s'aggrave année après année. 

Les gouvernements successifs ne voient toujours dans l'école que l'antichambre des futurs salariés, des futurs consommateurs, des futurs rouages de l'économie. Il n'est pas question, fondamentalement, de privilégier l'individu mais juste le rôle que cet individu pourra tenir dans le système.

Il ne s'agit pas d'oeuvrer à la liberté philosophique et spirituelle des esprits mais à leur adhésion à la machinerie matérialiste. Jusqu'à en faire des machines elles-mêmes, comme le disait Gurdjieff.

Cette vision pessimiste de l'enseignement et de ses dérives, elle me désole au plus haut point. Que l'école publique soit devenue un rouage essentiel de cette "machinerie" me révulse. Que les écoles privées en tirent profit ne me console nullement. Combien de privilégiés nés dans le bon berceau pour combien d'enfants progressivement modelés par une école publique au service de l'Etat ? Je sais que tout cela peut paraître exagéré et bien sombre mais quand on essaie d'établir les liens entre les différents organismes étatiques que les enfants traversent jusqu'à entrer dans la vie professionnelle, il n'est pas difficile de cerner le cadre dans lequel tout est fait pour qu'ils deviennent des citoyens productifs et adaptés...

Mais qui là-dedans est vraiment heureux ? 

Qui au sortir d'un parcours scolaire peut affirmer y avoir trouvé une voie de plénitude et de connaissance de soi ?

Qui tout au long d'une voie professionnelle peut affirmer avoir trouvé dans le système matérialiste une sérénité bienheureuse ? 

Combien sont-ils ? 

Est-il acceptable qu'une humanité, dite moderne et développée, soit devenue en réalité aussi obscure ? 

Est-il honorable et justifiable que nous, adultes, nous obstinions à insérer nos enfants dans cette machinerie, en espérant, au mieux, qu'ils n'en souffriront pas trop ?  

 

L'enseignement tel qu'il est pratiqué est un apprentissage de l'absence dès lors que le retour vers soi est nié. L'intention d'un enseignant est de former l'enseigné à une réponse mais sans que le fonctionnement inhérent à cette réponse soit analysé.

Il s'agit bel et bien d'une forme de violence parce que l'enseigné subit un apprentissage dans lequel il n'existe pas mais qui est destiné à lui donner une certaine existence ; une existence qui correspond à ce que l'enseignant attend.

Il n'est pas question pour l'enseigné de "se" connaître mais juste de connaître. C'est le combat entre l'avoir et l'être.

"J'ai la bonne réponse mais je ne sais pas, en moi, qui connaît la réponse. Je ne suis pas celui qui connaît mais celui que l'enseignant à former à savoir. "

L'enseignement est une camisole de force dès lors qu'il n'est pas initialement porté par le développement existentiel de l'enseigné. Et il ne faut pas s'étonner que les enseignés finissent par se rebeller contre l'autorité qui enseigne.

Si l'enseignement ne conduit pas l'enseigné à oeuvrer à sa propre connaissance mais uniquement à une connaissance technique, de quelque ordre qu'elle soit, il ne s'agit que de la possibilité donnée aux enseignants de se conforter dans l'accomplissement d'une tâche cognitive et les enseignés qui n'y parviennent pas deviennent des résistants qu'il faut forcer à la soumission. 

Cet enseignement est un acte violent à travers lequel l'absence des enseignés est réclamée. Une absence existentielle.

Chaque individu possède une nature. Dans une classe d'école primaire, ces individus sont des enfants.

Leur fonction est d'être élève.

Si la fonction prend le pas sur la nature et finit par s'imposer comme une identification, l'enseignement agit en sorte que l'élève soit présent et l'enfant absent.

Il est indispensable d'établir une distinction extrêmement claire entre ce que l'enfant fait et qui correspond à une fonction provisoire et sa nature d'enfant.

Si cette nature est bafouée parce que la fonction le condamne à porter une étiquette qui peut se révéler dévastatrice au regard de l'enseignant, l'enfant n'est plus.

Cette violence-là est éminemment destructrice.

L'énorme problème posé par les enseignements programmés, c'est justement qu'ils sont programmés. Impossible d'y échapper. Dès lors, il est absolument vital de les accompagner d'une démarche existentielle, philosophique, un regard intérieur, un ancrage sur le réel et non seulement sur cette réalité rapportée.

Le réel est intérieur,(nature) la réalité est extérieure (fonction).

Si cette réalité s'impose, il est évident que se posera un jour ou l'autre la question de savoir qui est "réellement" là.

L'enfant ou l'élève ? 

S'il ne reste que l'élève et que l'enfant n'a fait que subir et se conforter aux apprentissages, c'est une perdition de soi qui s'est jouée pendant des années.

Que reste-t-il de nos enfants quand ils quittent le système scolaire ? Ont-il perdu en cours de route l'être réel ? S'est -il métamorphosé en diplômé ? Mais qui est diplômé ? Juste un élève ou un individu éveillé à soi ? Qu'a-t-il appris sur lui ? Juste qu'il a été un bon élève ? Et maintenant que se termine cette perdition de soi, comment va se dérouler la suite ? Eh bien, le désastre continuera mais en étant salarié...

Être payé pour se perdre...

Mais se réjouir de pouvoir enfin consommer et d'apaiser les douleurs...Parce qu'elles sont toujours là les douleurs. Fossilisées. Et elles sont rentables, elles participent à la croissance puisqu'il faut bien les taire.

Consommer, consommer, s'agiter, appréhender la réalité proposée en s'illusionnant de certitudes.

Le conditionnement de l'enfance a fini son oeuvre.

Certains pourront consommer au-delà du nécessaire et d'autres consommeront les restes en s'étourdissant au mieux.

L'adulte-citoyen-consommateur est là.

L'école a parfaitement joué son rôle. Un rôle dévastateur.

Et puis parfois, la bombe des émotions ravalées explose. La réalité n'est plus qu'un cauchemar et l'être réel est mort. Il a tout perdu.

La réalité et le réel. Il n'y a plus rien : Crise économique, crise amoureuse, crise familiale, crise professionnelle...

Toutes les étiquettes se déchirent. Il ne reste que la haine, la violence, la folie, le fanatisme, l'errance. Plus aucune estime de soi puisque la réalité est un cauchemar et que l'individu ne se croyait exister qu'à travers cette réalité. Le mal est fait. Il ne reste qu'à le propager. Plus aucune estime pour les autres. Et c'est alors que faire du mal finit par faire du bien. Plus aucune valeur humaine puisque cet être réel est mort depuis longtemps.

 

Je suis effaré parfois d'imaginer que parmi les enfants que je croise, il y aura peut-être un adulte assassin. Car tous les assassins ont été enfants, élèves, étudiants, diplômés, "cancres", salariés ou chômeurs. Cette réalité qui est imposée à chaque individu est un champ de batailles. On y trouve les armes, on apprend même aux enfants à s'en servir. La compétition, la comparaison, le classement, l'honneur ou l'humiliation. 

Imaginons maintenant que l'enseignement en vienne à contribuer à l'éveil des consciences, à la connaissance de soi, à l'exploration philosophique et spirituelle de la vie. Combien d'individus réaliseraient la folie des existences dans les rouages de la machine économique ? Beaucoup trop pour que la machine puisse continuer à fonctionner ? Il y aurait inévitablement des transformations immenses au sein de la société.

Il est aisé de comprendre pour quelles raisons les gouvernements n'ont jamais envisagé l'enseignement de la philosophie avant la classe de terminale et pour quelles raisons ils ont fait de cette "matière" un cauchemar pour les étudiants. Il n'est pas bon pour la machine économique que les esprits sentent le parfum de la liberté individuelle. Il n'est pas bon d'insérer dans les esprits d'autres objectifs que l'échelle sociale. La machine économique a besoin d'ouvriers et de chefs d'entreprise, d'ingénieurs et de manutentionnaires. Pas d'esprits philosophiques, pas de consciences éveillées.

Tout cela doit être préparé dans les écoles. 

Les jeunes esprits sont malléables et l'école doit les modeler avant que l'envie de s'émanciper ne les taraude.

Il me reste deux ans à vivre avec les enfants.

J'aurai fait mon possible pour qu'ils aient le désir d'être eux-mêmes. Que leur nature ne s'efface pas au profit de leur fonction.

 

 

 

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Commentaires

  • Thierry LEDRU
    • 1. Thierry LEDRU Le 29/05/2023
    Bonjour
    Habituellement, je me réjouis d'avoir un commentaire mais pour le vôtre, je suis surtout désemparé car je vois combien la souffrance est profonde. Combien d'individus vivent le même chemin de croix au sortir de la période scolaire ? Comment pourrait-on l'accepter ? J'ai entendu parfois des enseignants dire que c'est "l'apprentissage de la vie" et qu'il faut s'endurcir. Effrayant. Comme si l'école devait être une épreuve douloureuse pour apprendre à lutter quand elle ne devrait être qu'un cheminement révélateur, une élévation et non un écrasement.
    De tout cœur avec vous.
  • Paul
    • 2. Paul Le 27/05/2023
    Merci.
    Je comprends mieux que que j'ai vécu. Je suis sorti de l'école diplômé et anéanti. Avec une voie professionnelle toute tracée et qu'on pourrait appeler "une voie royale" et je ne ressentais qu'un profond gâchis, le sentiment de n'être pas moi.
    Et tout a volé en éclats.
    Je m'en suis remis en abandonnant la voie royale et en désapprenant ce qui au final ne me servait plus à rien. Et alors, j'ai pu commencer à apprendre sur moi.
    Trente ans plus tard, je vais mieux. Presque bien.
    Votre analyse est un résumé de mon parcours mais avec la distance dont j'avais besoin. Ne plus dire "moi, voilà ce que j'ai vécu" mais juste observer les rouages de la mécanique. En fait notre vie occidentale et le mode d'enseignement est une sorte d'"Orange mécanique". Il suffit de regarder les statistiques sur le suicide ou les meurtres. Une éducation qui violente construit des individus violents. J'aurais pu devenir violent mais je suis devenu dépressif. Un dépressif discret, comme une maladie chronique dont les stigmates n'apparaissent pas à l'extérieur, juste un mal qui ronge la nuit. C'est terrible la nuit. Mais au moins, ça n'a fait de mal qu'à moi.

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