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  • Libre arbitre (2)

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    Dans le déroulement de vie d'une personne, on peut considérer que l'éducation favorise l'émergence de trois paramètres : la culture s'impose en premier lieu, elle se renforcera dans certains domaines pour devenir une réelle connaissance à travers diverses expériences, puis, dans certains cas et pour certaines personnes, viendront prendre place les convictions.

    Un petit enfant africain, un petit enfant européen ou un petit enfant asiatique n'aura pas le même bagage culturel, ses connaissances et ses convictions seront influencées par cet environnement culturel.

    -Culture : accumulation de « savoirs. »

    -Connaissances : une culture à laquelle s'ajoute une expérience. Savoir et faire. Avoir et être.

    -Convictions : idées profondément ancrées à travers les connaissances accumulées.

    Dès lors se pose le problème du libre arbitre...

    « La notion de libre arbitre, synonyme de liberté, désigne le pouvoir de choisir de façon absolue, c'est à dire d'être à l'origine de ses actes. »

    Mais si nous gardons à l'esprit les influences environnementales, est-ce qu'il est possible d'envisager ce libre arbitre ? Ne sommes-nous pas plutôt fondamentalement « enfermés » dans des fonctionnements qui nous échappent ? Le libre arbitre ne nous est-il pas retiré au fur et à mesure de notre avancée, au fil des expériences de vie ?

    Ne s'agirait-il donc pas davantage d'une liberté à prendre ?

    Un sujet qui se voudrait libre est sensé pouvoir choisir de lui-même ce qu'il choisit, sans être poussé à l'avance d'un coté ou d'un autre par quelque influence ou cause que ce soit. Si l'individu « choisit », c'est qu'il dispose de plusieurs options et surtout qu'il bénéficie d'un complet contrôle de lui-même. Il se doit d'être « vierge » de toutes influences... Mais est-ce que c'est possible ? Ne conviendrait-il pas plutôt d'être capable d'identifier clairement l'ensemble de ces influences afin de s'en détacher et de pouvoir assumer dès lors l'intégralité du choix ?

    La diversité des conditions de vie, les relations sociales, le poids du passé, l'intégration, le formatage intellectuel, ne maintiennent-ils pas insidieusement un détournement de l'esprit, une direction donnée ?

    Les conditions objectives n'enferment-elles pas l'esprit dans un conditionnement subjectif ?

    Sur quoi repose la notion de libre arbitre ?

    N'est-elle pas simplement une certaine forme de prétention, un déni de l'enfermement ?

    Un exemple :

    J'ai décidé de réfléchir sur la notion de libre arbitre, sur l'idée essentielle de ma liberté. Je tente de cerner les tenants et les aboutissants (en voilà une expression bien « culturelle »...) et aussitôt me viennent à l'esprit les résidus de mes cours de philosophie : Platon, Spinoza, Nietzsche, Schopenhauer... La culture est là (enfin, bon, quelques restes de culture...). Jaillissent aussi mes quelques expériences de vie à travers lesquelles je peux constater que beaucoup trop d'éléments m'ont échappé pour que je puisse affirmer que mes choix se sont faits en toute liberté. Intervient dès lors la conviction que ce libre arbitre n'est qu'une illusion...

    Est-ce que cette réflexion porte fondamentalement une liberté totale ou n'est-elle qu'un imbroglio anarchique de multiples données chaotiques...Un immonde fatras en quelque sorte ...

    Bien sûr que j'ai décidé librement de mener cette réflexion... Tiens, non, d'ailleurs, ça n'est même pas certain...C'est peut-être plus justement une certaine souffrance liée à un désordre intérieur, une inquiétude de voir à quel point tout m'échappe... Ce sont mes conditions existentielles de vie qui m'ont amené à réfléchir. Je n'ai fait que réagir à un tourment. Je n'ai pas été libre d'entamer cette quête et je ne peux que tenter de la mener à son terme pour m'en libérer... Mais alors, pour être libre, il faudrait s'être libéré... Ça paraît absurde et pourtant il s'agit bien sans doute de cela.

    Le libre arbitre ne serait que l'effort à mener pour être davantage libéré de tout ce que l'on porte. Plus profondément encore, le libre arbitre ne serait que la conscience de mon enfermement et l'éventuel élargissement de la cellule...

    Je peux quand même me réjouir de taper librement sur mon clavier, c'est un acte que je maîtrise, que j'ai pensé, que je pense et que j'élabore. GRTDFCVHKKIO...Voilà ce que ça donnerait si je n'avais pas de culture. Chouette, je suis donc libre par ma culture et la connaissance expérimentale que j'en ai. Tiens, d'ailleurs, je vais aller me faire un café et je reviens. Yeah, je suis libre de me lever et d'aller faire un café. Comme la vie est belle et riche de trésors !

    Aucune moquerie là-dedans d'ailleurs... J'ai la chance extraordinaire de posséder encore toute mon intégrité physique. Peut-être d'ailleurs devrais-je m'en contenter et arrêter de me prendre la tête. Mais je suis aussi un être tourmenté qui a besoin d'explorer les espaces intérieurs. C'est peut-être culturel, peut-être historique (ma petite histoire personnelle bien évidemment), l'écheveau des traumatismes irrésolus pourrait-on dire.

    Excellent ce café.

    Bon, je suis libre de taper sur mon clavier parce que j'ai enregistré toute la connaissance nécessaire mais je ne suis pas libre des pensées qui m'envahissent et tourneboulent. Il faut donc que je les saisisse au vol et que je les autopsie. Sacrée boucherie en perspective...

    Philosophiquement parlant, si je veux pouvoir autopsier ces pensées, il faut que je me libère des émotions qui les nourrissent sinon, je ne ferai qu'entretenir leur croissance en générant d'autres émotions comme autant d'engrais. Je me dois d'être lucide. D'ailleurs, si je continue à me répéter que mon libre arbitre est une illusion, je crée en moi une émotion mortifère qui me désole et me ronge et si par contre je décide que je suis libre, je libère un bonheur hallucinogène qui trouble ma lucidité.

    Je dois donc être neutre ou pour parler scientifiquement me soumettre à une lobotomie volontaire. Cela fait-il du libre arbitre et du contrôle qu'il suppose une donnée évidente ? Est-il si évident que nous avons un contrôle sur nos pensées et nos émotions ? La plupart de nos supposées « actions », ne sont-elles pas en réalité des réactions mécaniques qui répondent à autant de facteurs intérieurs (émotions, préjugés...) et extérieurs (les circonstances) que nous ne contrôlons pas ? Et nos supposées pensées ne sont-elles pas toujours la résultante de pensées antérieures ?

    Prenons l'exemple d'un arbre au milieu d'une forêt. Bien sûr qu'il continue à croître et à se dresser vers la lumière mais son environnement influe sur cette croissance. La proximité des autres arbres, le climat, l'intervention humaine, un accident de parcours dans une tempête redoutable. Il n'existe pas de croissance libre.

    La multitude des expériences de vie et mon environnement immédiat et même planétaire conditionnent ma croissance. Et l'ensemble de mes pensées n'est qu'un courant agité par cet environnement lui-même.

    D'ailleurs, si je remonte encore plus loin vers la source ou vers la graine, je n'ai même pas choisi ce que je suis. Je n'ai pas choisi délibérément ma naissance. Est-il envisageable de parler de liberté innée ? Je ne pense pas. Il ne peut s'agir que d'une liberté qui s'acquiert. Ou plutôt de la désintégration progressive de tout ce qui peut porter atteinte à la liberté.

    Disons qu'il n'y a aucune liberté. Mais qu'il est éventuellement possible au fil du temps d'en acquérir.

    Une liberté qui concerne uniquement l’énergie que je mets dans mes actes mais en gardant à l’esprit que ces actes sont générés par des influences que je me dois d’identifier. Sinon, quelle que soit la qualité de mes actes, ils ne pourront être qualifiés de « libres ».

    Pour que cette identification se réalise, il est nécessaire d’entrer dans le « juste milieu ». 

    Je ne suis rien à 100%, ni libre, ni enfermé mais je peux naviguer entre ces deux extrêmes en agissant lucidement, c'est à dire d'identifier, avant même d'agir, toutes les influences qui pourraient troubler la pensée et l'acte à venir. 

    La quête de ce libre arbitre devient dans cette constance de l'analyse une sorte de tuteur contre lequel je dois m'appuyer pour crôitre. Il y a aura inévitablement des ralentissements dans cette croissance, des erreurs d'itinéraire, comme une plante qui s'éloignerait de son tuteur et piquerait du nez, il y aura des flamboyances aussi, comme des paliers franchis vers le haut, puis des moments de repos...

    Rien ne sera jamais définitif, rien ne sera jamais figé.

    C'est une ascension à mener avec tous les événements inhérents à la tâche.  

  • Le choix de se croire libre

    Par cette expression, je ne parle pas de la liberté matérielle, professionnelle, familiale, sociétale mais de la liberté existentielle.

    Pour ce qui est des situations précédentes, je ne crois pas un seul instant à une quelconque liberté. Tout est l'effet des causes initiales. Si je regarde les enchaînements de mon existence, je finis toujours par trouver une cause première. Mes choix n'ont été que des réactions et non des actions. Je sais pourquoi je suis devenu instituteur, je sais pourquoi j'aime la montagne, je sais pourquoi j'aime la solitude, pourquoi j'écris... Rien ne s'est fait "librement" mais parce qu'il y avait initialement un évènement qui m'amenait à réagir. Je pourrais convenir pour me rassurer qu'il y a tout de même une décision prise de ma part et qu'il y en avait sans doute une autre d'envisageable. Mais la source reste la même. Rien ne vient de rien.

    Je pourrais choisir d'arrêter d'écrire cet article et de fermer l'ordinateur pour me prouver que j'ai un pouvoir décisionnel. Je regretterai certainement dans peu de temps ce caprice prétentieux et je reviendrai m'asseoir en me maudissant d'avoir perdu ce que j'avais déjà écrit. Je "dois" écrire ce que je porte. Je sais pourquoi je dois l'écrire, j'en ai déjà parlé.

    Cette illusion du choix s'établit dans les contingences de la vie quotidienne. C'est certain mais c'est si insignifiant que ça n'a aucun intérêt. Je vais choisir une nouvelle tapisserie. Ouah, formidable...Ou acheter un smartphone, ouah, trop bien ! Ah, non, finalement, là je ne l'ai pas choisi, je n'en avais pas besoin, je n'ai fait que succomber à une pression médiatique et encore une fois prétentieuse. "Moi, j'ai un smartphone" !! (Je ne sais d'ailleurs même pas à quoi ça sert...) Ah, et puis, je pourrais changer de voiture aussi, là, il y a du choix. C'est important le choix d'une voiture ! Elles ont bien toutes quatre roues, un moteur et une caisse mais quand même il y en a qui sont mieux que d'autres et je serais tellement heureux de rouler dans une voiture qui me plaît. Oui, bon, ok , c'est ridicule, je sais...

    Je pourrais même choisir de changer de femme. Celle-là est vraiment trop nulle. Et d'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi j'en suis arrivé à l'aimer et à avoir des enfants avec elle. Mais des femmes, il y en a tellement, c'est comme les voitures, il y a du choix...Quand je vois ce qui existe dans les revues que je lis...Non, pas les revues de bagnole, les revues avec de belles femmes ! Celle du cinéma par exemple, c'est extraordinaire comme elles sont belles au cinéma. Ah, oui, là c'est vrai, je me fais un film. J'en finis même par ne plus voir la réalité de ma femme...

    Liberté du choix...Quelle fumisterie. Il faudrait déjà exister intérieurement pour pouvoir prétendre faire un choix. Car enfin, qui choisit ? Qui est là pour choisir ? Un individu lucide, conscient, éveillé ou une machine qui se remplit de carburant pour croire qu'elle avance par elle-même ? Qui lui donne ce carburant ? Les autres ? Des individus endormis qui fonctionnent avec le même carburant ? Ah, non, ceux-là sont propriétaires des pompes à carburant. Mais ils sont tout aussi endormis. C'est juste qu'ils ont appris à en profiter davantage et à se servir de ceux qui restent juste attachés à ce désir immodéré de remettre sans cesse du carburant. Hiérachie dans le sommeil et dans les addictions. Il y a les dealers camés et les camés tout court.

    Le choix de se croire libre est par conséquent une auto mutilation. Je coupe en moi le lien qui me rattachait à mon âme et je "décide" de me soumettre à mon mental. Ca n'est évidemment pas une décision réfléchie mais juste un abandon par conditionnements. C'est pour cela qu'il faut bénir les drames. Ils sont la plupart du temps les seuls évènements susceptibles de réveiller les individus. Il y aura toujours ceux qui regretteront infiniment le temps du grand sommeil et de la multiplicité des pompes à carburant. Bon, tant pis. Peut-être ont-ils besoin de revenir pour un autre passage...Va savoir.

    Et puis, il y a ceux ou celles qui ne peuvent plus dormir. Parfois même réellement. Ils vont aller marcher pendant des jours et des nuits. Mûs par une énergie inconnue qui les brûle intérieurement.

    Il y a aussi ceux ou celles qui vont s'apitoyer en disant qu'il n'y a rien à faire, "que c'est comme ça ma pauvre dame, que la vie est dure, ah la la, pensez donc, il n'était pas bien vieux encore, partir comme ça, si vite alors qu'il allait être grand-père, c'est vraiment trop dur, et vous avez vu sa pauvre Ginette comme elle a l'air de s'en fiche, vraiment quelle honte."

    Bon, on connaît...Et puis quand ça leur tombe dessus et bien ces personnes-là seront des victimes parfaites, elles tiendront leur rôle à la perfection, avec un professionalisme indéniable, comme si elles avaient attendu ça toute leur vie, LE grand rôle. "C'est comme ça, que voulez-vous, mais je suis courageux, je ne me plains pas même si je dois aller chez le docteur trois fois par semaine et deux visites à l'hôpital et que personne ne me fait les courses, mes enfants ne viennent même pas, vous vous rendez compte, avec tout ce que j'ai fait pour eux, mais bon, je ne me plains pas, c'est dur mais je peux y arriver même si avec l'hiver qui arrive, je sais que les journées seront longues tout seul et patati patata...Pas le choix, c'est comme ça ma pauvre dame, c'est même Dieu qui l'a voulu mais je vais à la messe quand même. Y'a rien d'autre à faire."

    Bon, là, effectivement, l'absence de choix est vécu comme une opportunité. Pas question d'aller voir à l'intérieur ce qui se passe. L'environnement occupe toute l'énergie dépensée.

    Et alors, qu'en est-il de cette liberté existentielle ?

    On a donc les endormis qui se gavent de carburant. Liberté existentielle : néant.

    On a aussi les victimes qui adorent leur statut de victimes. Liberté existentielle : néant.

    On a aussi les traumatisés qui ne cherchent pas à se plaindre parce qu'ils ont basculé dans un espace qu'ils ne connaissaient pas et qui se révèlent absolument fabuleux. Liberté existentielle : en cours d'apprentissage.

    Ces derniers possèdent-ils un libre arbitre ? Non, bien entendu étant donné que leur évolution est dictée par un évènement indépendant de leur volonté. Mais il y a une différence essentielle. ILS LE SAVENT.

    Dès lors, il y a une observation lucide qui s'installe, celle que j'appelle "le juste milieu".

    A mon sens "le cul entre deux sièges" est l'état d'une personne n'ayant pas réussi à faire un choix. Elle reste donc torturée par son indécision, hésitant constamment à prendre une direction définie et souffrant de son incapacité à le faire. A peine partie dans un sens, elle regrette déjà son élan et s'arrête, souffrant aussitôt d'être revenue au point de départ, là où pour elle il n'y a que le chaudron bouillant dans lequel elle cuit sans comprendre que les flammes sont attisées par sa propre errance.

    Le juste milieu représente à mon sens, non pas la capacité à rester au centre du carrefour sans prendre de décision mais la capacité à ne pas s'identifier à la décision qui a été prise. Le juste milieu est l'endroit duquel l'individu peut observer ses actes sans être lui-même les actes. C'est un état d'observation qui fait que l'on peut entretenir la lucidité nécessaire à l'analyse de ce qui est entrepris. Je ne suis pas ce que je fais. Je ne suis pas ce que j'ai décidé de faire. Je le gère mais sans être emporté dans le flot d'émotions, de ressentis, que cela génère.

    Pour ne pas couler au milieu de l'océan, il ne sert à rien de nager, il faut faire la planche et observer, saisir chaque instant en se libérant de l'activité. Le nageur aura systématiquement le cul entre deux chaises en décidant de prendre une direction puisqu'il ne sait pas vers où il va. Il va dépenser une énergie considérable à nager et dès lors il ne peut pas s'observer.
    Le "planchiste" se laisse porter en mesurant ses efforts et en restant réceptif à tout ce qui l'entoure. Les courants l'entraînent mais ça n'a aucune importance étant donné qu'il ne sait pas vers où il faut aller. Il est donc inutile d'y penser. Agir dans le non-agir revient donc à être inscrit dans le juste milieu.

    Il ne s'agit nullement de rester inerte au carrefour d'une décision à prendre. Le juste milieu consiste à ne pas devenir la décision...Chaque fois qu'une préoccupation trop vive nous saisit et que celle-ci implique une décision à prendre nous restons bien nous-mêmes évidemment mais nous ne sommes plus avec nous-mêmes. Nous nous perdons de vue dans les évènements extérieurs. Comme si les actes nous engloutissaient. Ca peut devenir de la colère, des regrets, de la rancoeur, de la jalousie ou du bonheur mais quelques soient les effets, si nous nous perdons de vue, il n'y a plus d'observateur, nous sommes devenus ce que nous faisons. Le juste milieu consiste à ne pas nous identifier à cette décision. Il s'agit donc de continuer à analyser les évènements, avec lucidité et si une autre direction s'impose, il n'y a aucun regret à avoir, il serait inutile de continuer à se fourvoyer, par prétention ou entêtement. Le juste milieu est à la source de la lucidité. Il ne s'agit pas de rester indécis et de refuser l'engagement. Il faut s'engager. Mais celui qui s'engage dans une voie ne devient pas la voie. Il reste une entité homogène.

    Le juste milieu est une observation de ce que nous faisons. Comme si nous prenions de la hauteur en fait, que nous installions une vision macroscopique de nos actes au lieu de nous étourdir de ces actes eux-mêmes.

    Le libre arbitre existe dans la dimension du juste milieu. Non pas qu'il y ait pour autant une liberté totale et inconditionnelle des choix mais il existe une conscience réelle de la raison de ces choix et ensuite une absence d'identification à ces choix. L'individu reste dans un état d'observation. Il ne dort plus et l'énergie intérieure est son seul carburant.

  • LES ÉGARÉS (roman) 9

    LES ÉGARÉS 

    Extrait

     


     

    "Deux ans après la mort de Christian. 

    Le poids de cette culpabilité ineffaçable.

     

    Les douleurs dans sa jambe étaient réapparues avec une violence effroyable. Il avait suffi de quelques jours. Une angoisse épouvantable, une peur primale, le goût abject de la pourriture dans son corps. Ils étaient dans les Landes, fin de l’été. Il avait voulu sortir un vélo de la soute du camping car. Une douleur insoutenable, il avait failli tomber, le souffle coupé, comme un coup de sabre, le dos découpé par une lame affilée.

    La visite chez le médecin du village. Un diagnostic sans appel, il fallait rentrer, passer des examens. Leslie avait conduit. Il était resté allongé, avec cette certitude que la mort l’avait retrouvé, qu’elle avait décidé d’en finir avec lui, qu’il avait laissé passer sa chance, que la vérité intérieure ne s’éveillerait jamais et qu’il devait payer son aveuglement par une condamnation sans appel. La certitude que cette fois il allait succomber. 

     

    Trois hernies.

     

    Celle déjà opérée s’était inexplicablement reconstituée, deux autres l’accompagnaient dans une œuvre destructrice, une déliquescence paralysante, une gangrène camouflée, une hargne irréductible. Un tueur à ses trousses depuis tant d’années. Une vie à s’enfuir et cette fois une impasse, plus aucune issue, le tueur est blasé, cette fois, il est là pour finir le travail et prendre un autre contrat. 

    Morphine. Les retrouvailles. Le film relancé comme une boucle infâme qui resserre son étau, le nœud autour de son âme, la vie étranglée, l’air qui commence à manquer et la peur, cette peur ranimée, qui ronge, obsède, tourmente, sans relâche, sans aucune pause, il aurait voulu hurler cette douleur infinie déboulant dans son crâne, dans ses fibres, dans ses cauchemars, dans ses sanglots. Pourquoi ? Pourquoi cet acharnement ? Au-dessus de sa tête la lame tranchante de la guillotine, le filament décharné qui retenait le couperet, il suait de peur, de désespoir, d’incompréhension, ce goût immonde de la mort dans sa bouche, cette puanteur âcre du corps qui pourrit dans la tombe, les noirceurs insondables du néant, il imaginait l’errance éternelle de son âme torturée, l’absence de réponse comme une peine capitale. Il devait comprendre, il y avait forcément une explication. Il le sentait. Comme une main tendue au-dessus de la vase des traumatismes enfouis.

    On lui parlait parfois, la nuit surtout, une voix étrange, délicate, rassurante, elle semblait descendre en lui par un canal indéterminé, une porte inconnue, une brèche infime dans les murs titanesques de ses refoulements morbides.

     

     

    « Tu n’es pas un assemblage de pièces qu’il faudrait constituer mais une image morcelée dont tu ne vois pas l’étendue. Ça n’est qu’une question de lucidité.»

     

    Il n’en disait rien.

     

    Le chirurgien. Il avait espéré ne jamais le revoir, ne jamais retrouver ce parfum irritant des désinfectants, ces lumières glauques dans les couloirs souterrains, le bloc opératoire comme une salle de torture, la voix mielleuse de l’anesthésiste qui vous dit de vous laisser aller alors que vous ne savez pas si vous allez revenir, la chambre de réveil, l’angoisse des membres paralysés.

     

    « Pour résumer simplement l’opération que j’envisage, il va falloir ouvrir au niveau ventral, dégager en partie les intestins pour accéder à la colonne vertébrale, on visse une plaque après avoir cureté les disques, puis on ouvre au niveau du dos pour aller placer une plaque identique et on boulonne les deux. Comme vous n’aurez plus de disques vertébraux, ce système va bloquer la colonne et vous protègera définitivement. Trois heures d’opération devraient suffire.»

     

    L’envie furieuse de se lever du brancard et de s’enfuir en courant, cet homme était fou, il le prenait pour une marionnette qu’on éventre, qu’on scelle dans des étaux et qu’on recoud avant de la rejeter à la rue, il n’avait vu dans la proposition qu’une expérience intéressante pour l’homme en blanc, dans ses yeux pétillants le plaisir pervers de tenir un cobaye.

    Il avait dit à Leslie de le sortir de cette cage immonde, ils étaient rentrés et le calvaire avait duré.

    Des jours et des nuits de tortures incompressibles, des torsions de muscles irradiés, des nerfs lacérés, son corps qui maigrit, se décharne, disparaît dans la fange vorace des cauchemars éveillés, son esprit aimanté par l’écrin de la tombe, cet ultime refuge, cette paix acquise qui le tentait, les vers grouillant dans son corps éteint le terrorisaient moins que ces décharges électriques vrillant ses fibres, une guerre sans merci, un champ de bataille, seul au milieu d’une terre ravagée, des assauts incessants, la fureur des combats, les crampes comme des barbelés arrachant les chairs, tenir, résister, s’enfouir sous les draps comme au fond d’un trou, ces éclats d’obus qui le déchiraient, ces spasmes, ces sursauts à chaque blessure, la guerre en lui, son corps envahi, impossible de fuir.

    Il était son propre ennemi.   

     

    La détresse de Leslie. Cette absence de solution devait la détruire autant qu’elle le rongeait de l’intérieur, ses traits tendus, la peur dans ses yeux, des paroles gênées comme si la douleur créait une distance, elle ne savait plus quoi dire.

     

    Il étouffe.

    Une immense goulée d’air.

    Il s’assoit sur le grain rugueux d’une pierre ronde.

    Il aurait pu tout perdre. Il est passé si près. Cette boîte de morphine qu’il a tournée dans ses mains pendant des heures ... Vingt comprimés et le calvaire aurait pris fin. Il sait que la douleur l’avait enfermé dans un cachot sépulcral, que le couvercle de la tombe menaçait de tomber à chaque battement de son cœur, que son écoeurement de la vie aurait pu l’emporter.

     

    Il pleure et les paysages fragmentés par les larmes embuant ses rétines sont des kaléidoscopes féeriques qui le ravissent, tout cet amour coulant de l’Univers, toute cette vie qui l’entoure, toute cette vie qui l’anime, cette connivence qu’il a découverte, il aurait pu tout perdre mais cette vibration insoumise qu’il percevait parfois, noyau vital résistant aux assauts incessants de la douleur barbare, cette palpitation comme un cœur d’étoile, il ne pouvait l’abandonner, il était impossible de l’ignorer, de la laisser couler dans le néant putride de la mort souveraine. Quand Leslie, le matin, ouvrait les volets et qu’il découvrait le ciel du fond de son lit il pleurait les espaces perdus. Mais cette simple fissure dans le mur compact de ses souffrances érigées suffisait à insuffler le germe d’un sursis, l’esquisse d’un bourgeon de vie et les heures de tourmente, les tortures ressassées ne ravageaient jamais complètement cette terre fertile, cet espace d’amour qui le sauvait.

    L’amour. Il sait ce qu’il lui doit. L’amour pour Leslie, l’amour pour les enfants, l’amour pour la Terre, l’amour pour ses parents.

    Ses parents. Ils avaient déjà tellement souffert. Il les imaginait rongés de détresse à mille kilomètres de son supplice, ce désespoir dans leurs voix éteintes lorsqu’ils appelaient au téléphone, cet abattement gorgé de larmes, cette incompréhension désespérante devant cet acharnement de la vie à violenter leur amour parental. Ils avaient déjà tellement souffert. Les cendres de l'aîné dispersées en mer. Leur deuxième fils en sursis. Leslie tentait de les rassurer.

     

    Les nuits sans sommeil, quelques cessez-le-feu épisodiques, l’observation inquiète des horizons éteints, les embrasements suspendus, les odeurs âcres des sueurs, des morves séchées, des peaux talées, les cheveux collés … Juste un répit. Il tentait de récupérer, se laisser porter par l’épuisement, flotter entre la surface lumineuse et les fonds obscurs, les yeux clos, le corps immobile, essayer de relâcher les résistances, les nœuds enflammés par les heures de lutte, respirer profondément et que l’air absorbé liquéfie les crampes, emporte les acides, purifie les tranchées ravinées, les artères souillées, les muscles brisés, arracher de son corps la boue solidifiée des douleurs.

    Remonter à la source du conflit, identifier les forces en présence, analyser les raisons du désastre. Comprendre, chercher une issue, ailleurs que dans les réseaux médicaux, on voulait l’éventrer, en période de guerre, les chirurgiens ne font pas de détails.

    Il était en guerre.

     

    « A 50%, le risque c’est le fauteuil roulant, à 25% la paralysie de la jambe gauche, il reste 25% de chances que l’opération réussisse. »

    Leslie lui avait fait part de ce commentaire du chirurgien dans le couloir, il ne considérait finalement que l’opération et pas l’individu, le geste chirurgical était évalué en pourcentage. Pas la vie de l’homme.

    Il n’irait pas.

    Plutôt mourir. 

     

    Le rêve. Une voix qui lui parle. Au cœur d’un halo bleuté.

     

    « Ce que tu vois n’est pas la vérité. Ca n’est qu’une image. Ton âme sait où elle va. »

     

    Il n’en parlait pas.

    Peut-être la morphine et pourtant cet amour ineffable, incommensurable. La lumière l’aimait, des auras bleues qui dansaient devant ses yeux émerveillés. La notice du médicament, les effets secondaires, une liste redoutable mais pas d’hallucinations. Une incompréhension totale. Habituellement, ses rêves disparaissaient au réveil. Rien, aucun souvenir. Celui-là perdurait et l’enlaçait de douceur. Comme un baume d’amour.

    Une caresse d’ange.

     

     

    Et puis.

    L’apparition d’Hélène.

    Un conseil d’une amie, une médium magnétiseuse, Leslie avait pris rendez-vous. Il avait étouffé les douleurs en triplant les doses de morphine. Se lever, marcher en traînant la jambe gauche, elle ne réagissait plus. Elle l’avait soutenu jusqu’à la voiture. Plus rien à perdre.

    Une petite maison dans la montagne, un jardin très soigné, des volets et un portail violets.

    Hélène en haut de l’escalier. Ce premier regard. Inoubliable. Tellement de force et tellement d’amour. Elle avait demandé à Leslie de les laisser. Elle lui téléphonerait quand ça serait fini. Il s’était effondré sur une banquette moelleuse. Les effets de la morphine qui s’estompaient, la terreur des douleurs à venir, tous ces efforts qu’il allait devoir payer. Une petite pièce lambrissée, aménagée pour la clientèle, des bougies parfumées, quelques livres. Ils avaient discuté, quelques minutes, tant qu’il pouvait retenir ses larmes puis elle l’avait aidé à se déshabiller.

     

    « Je vais te masser pour commencer. Tu as besoin d’énergie. »

     

    Il s’était allongé en slip sur une table de kiné.

    Les mains d’Hélène. Une telle chaleur.

    Elle parlait sans cesse. D’elle, de ses expériences, de ses patients, elle l’interrogeait aussi puis elle reprenait ses anecdotes, des instants de vie.

     

    « Tu veux te faire opérer ?

    - Non.

    - Alors, il faut que tu lâches tout ce que tu portes. »

     

    Il n’avait pas compris.

    Elle avait repris son monologue, son enfance, ses clients, ses enfants, son mari, son auberge autrefois, maintenant la retraite, quelques voyages. Et tous ces clients. De France, de Suisse, de Belgique, de la Réunion … Elle n’avait rien cherché de ses talents. Ils étaient apparus lorsqu’elle avait huit ans, une totale incompréhension, des auras qui lui faisaient peur et puis elle avait fini par comprendre, nourrie par des révélations incessantes descendues en elle comme dans un puits ouvert.

     

    Des auras … Les rêves qui habitaient ses nuits. Interrogations. Lui aussi ?

     

    Les mains d’Hélène, sa voix, la chaleur dans son corps, ce ruissellement calorique.  L’abandon, l’impression de sombrer, aucune peur, une confiance absolue, un tel bien-être, des nœuds qui se délient, son dos qui se libère, comme des bulles de douleurs qui éclatent et s’évaporent, une chaleur délicieuse, des déversements purificateurs, un nettoyage intérieur, l’arrachement des souffrances enkystées, l’effacement des mémoires corporelles, les tensions qui succombent sous les massages appliqués et la voix d’Hélène.

     

    « Tu sais que tu n’es pas seul ?

    - Oui, je sais, tu es là.

    - Non, je ne parle pas de moi. Il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un que tu portes et tu en as plein le dos. Il va falloir que tu le libères. Lui aussi, il souffre. Vous êtes enchaînés.»

     

    Il n’avait pas encore parlé de Christian.

     

    Les mains d’Hélène, comme des transmetteurs, une vie insérée, les mots comme dans une caisse de résonance, des rebonds infinis dans l’antre insondable de son esprit, une évidence qui s’impose comme une source révélée, l’épuration de l’eau troublée, les mots comme des nettoyeurs, une sensation d’énergie retrouvée, très profonde, aucun désir physique mais une clairvoyance lumineuse, l’impression d’ouvrir les yeux, à l’intérieur, la voix qui s’efface, un éloignement vers des horizons flamboyants, il vole, il n’a plus de masse, enfin libéré, enfin soulagé, effacement des douleurs,  un bain de jouvence, un espace inconnu, comme une bulle d’apesanteur, un vide émotionnel, une autre dimension, les mains d’Hélène qui disparaissent, comme avalées doucement par le néant de son corps, il flotte sans savoir ce qu’il est, une vapeur, plus de contact, plus de pression, même sa joue sur le coussin, tout a disparu, il n’entend plus rien, il ne retrouve même pas le battement dans sa poitrine, une appréhension qui s’évanouit, l’abandon, l’acceptation de tout dans ce rien où il se disperse, le silence, un silence inconnu, pas une absence de bruit mais une absence de tout, plus de peur, plus de douleur, plus de mort, plus de temps, plus d’espace, aucune pensée et pourtant cette conscience qui navigue, cet esprit qui surnage, comme le dernier élément, l’ultime molécule vivante, la vibration ultime, la vie, il ne sait plus ce qu’il est, une voix en lui ou lui-même cette voix, la réalité n’est pas de ce monde, il est ailleurs, il ne sait plus rien, un océan blanc dans lequel il flotte mais il n’est rien ou peut-être cet océan et la voix est la rumeur de la houle, l’impression d’un placenta, il n’est qu’une cellule, oui c’est ça, la première cellule, le premier instant, cette unité de temps pendant laquelle la vie s’est unifiée, condensée, un courant, une énergie, un fluide, un rayonnement, une vision macroscopique au cœur de l’unité la plus infime, des molécules qui dansent.

    Où est-il ?

    Fin du Temps, même le présent, comme une illusion envolée, un mental dissous dans l’apesanteur, ce noir lumineux, pétillant, cette brillance éteinte comme un univers en attente, concentration d’énergie si intense qu’elle embrase le fond d’Univers qui l’aspire, la vitesse blanche, la fixité noire, la vitesse blanche, la fixité noire, le Temps englouti dans un néant chargé de vie, une vie qui ruisselle dans ses fibres, des pléiades d’étoiles qui cascadent, des myriades d’étincelles comme des galaxies nourricières dans son sang qui pétille.

     

     

    Il est sorti en marchant.

    Que s’est-il passé ?

    Aucune réponse.

    Il ne sait rien.     

     

    Il se souvient d’Hélène qui l’embrasse sur le front alors qu’il est encore allongé. Il n’arrive pas à ouvrir les yeux. Comme l’abandon refusé d’un espace scintillant et la plongée douloureuse dans la lumière sombre de sa vie réintégrée.

    Il aurait préféré ne jamais revenir.

     

     

    Un filet d’eau qui sourd entre deux roches. Il remplit la gourde.

     

    Il n’a jamais compris. Aucune explication rationnelle. Hélène n’en donnait pas.

     

    « Moi, je n’ai rien fait, disait-elle avec son habituel sourire. Juste un transfert d’énergie mais cette énergie, c’est toi qui t’en sers ou qui la rejettes. Je n’ai fait qu’initier la guérison que tu portais. Tu étais au bout du rouleau, tu n’avais pas le choix, il fallait bien que tu comprennes.

    - Mais comprendre quoi Hélène ? Je ne comprends rien.

    -Ton mental ne comprend rien mais celui-là on s’en moque. C’est l’être réel qui importe. Et celui-là a tout compris ou ton âme si tu préfères. Laisse ton mental régler les problèmes quotidiens, c’est son travail. Mais pour le reste, c’est une question d’âme. »

     

    Rien de plus.

     

    Son médecin parlait de « chance. » La même incompréhension. Dans le cabinet médical. Il observait une nouvelle fois les radios, les hernies aussi visibles qu’une tumeur, « des œufs de moineau, » avait-il dit, le nerf sciatique englobé dans une fibrose solidifiée, l’inévitable opération et pourtant la disparition des symptômes.

    Il était venu à pied, un besoin irrépressible de marcher.

     

    « Ça vaudrait le coup que tu repasses un scanner Yoann, pour voir où sont passées ces trois hernies.

    - Ca ne m’intéresse pas, elles ne sont plus là, c’est tout, je le sens bien, je n’ai pas envie de concentrer mes pensées sur elles. Je m’en suis libéré, inutile de les rappeler.

    - Mais tu sais aussi bien que moi que c’est impossible. Quand elles sont aussi installées, rien ne peut les faire rentrer dans leur logement, c’est écrasé et c’est tout, il faut les enlever.

    - Ça, c’est le point de vue de la médecine, pas celle de mon corps, ni de mon esprit. Je ne sais pas ce qu’Hélène a réussi à faire mais en tout cas, ces hernies ne sont plus là. C’est tout ce qui compte.

    - Je n’y comprends rien. Jamais vu ça.

    - Y’a rien à comprendre. Ca obligerait à y penser et c’est du passé. Là, maintenant, je marche. C’est ça qui m’importe. »

     

    Quatre rechutes. Violentes. Des crises qui le laissaient hagard mais une étrange compassion envers son corps. Il n’était plus un ennemi mais juste le porteur d’une douleur. Il n’y était pour rien, la source était ailleurs. Il n’était pas sa douleur, il ne s’identifiait plus à elle, il savait qu’elle n’était qu’une intruse à laquelle il avait ouvert la porte et que si elle était parvenue à entrer, il existait nécessairement la possibilité qu’elle s’en aille.

    Qu’il lui donne l’autorisation de le quitter.   

    Il n’avait plus besoin d’elle pour exister.

    L’impression d’entendre tomber autour de lui les murs ébranlés de sa geôle. Bloc après bloc, des coups de bélier répétés, les horizons qui s’ouvrent.

     

    Hélène. Trois autres visites. Des heures entre ses mains, des plongées intérieures, des flux d’énergie, des mots comme des scalpels, tranchant les vieilles écorces, les armures invalidantes, des paroles chirurgicales, affûtées, une précision infaillible, il ne résistait plus, une évidence. La vérité.

     

    « Comment veux-tu que ton dos vous porte tous les deux ? Il ne peut pas supporter un tel fardeau. Il faut que tu le poses. Christian aussi en sera libéré. Il ne peut pas partir puisque tu le retiens. Il n’a pas décidé d’être là, c’est toi qui l’emprisonnes avec tes regrets, ta culpabilité, ton identification. Tu n’existes qu’à travers cette histoire et profondément, là où ton mental se perd, tu crois que tu ne peux pas vivre sans ce passé. Tu t’y accroches comme une huître à son rocher. C’est inconscient bien entendu mais les dégâts sont gigantesques. Tu n’es pas là, dans l’instant, tu vis ailleurs, dans une dimension psychologique et ton corps n’en peut plus. »

     

    Il écoutait sans aucun refus, sans aucune résistance, c’était impossible de ne pas admettre la vérité.

     

    « La première fois que tu es entré, Christian était là, je le voyais, tu le portais, une âme violette, alourdie elle aussi, vieillie par ta propre souffrance, vous êtes tous les deux des victimes et il n’y a que toi qui puisses vous libérer. Christian attend que tu l’autorises à partir en abandonnant la culpabilité que tu traînes et qui le rattache à toi. Il a besoin que tu t’éveilles, il sait que tu souffres et il s’en veut. Son âme est emprisonnée dans ton histoire. »

     

    Il n’en avait rien dit à Leslie, ça n’était pas racontable.

    Un regret. Ca n’est pas elle qui ne pouvait pas comprendre mais lui qui ne savait pas en parler. Comme une honte aussi. Tout ce gâchis.

     

    « Inutile de regretter. »

    Hélène.

    « Tu ne pouvais rien prévoir. Ca ne t’appartenait pas. C’est le chemin que tu as choisi. Il y a longtemps. Cette vie est nécessaire pour ton évolution. Elle n’appartient pas à ton mental mais à ton âme. »

    Impossible à comprendre. Et il ne fallait pas chercher à comprendre. Pas avec le mental.

    « Les choix de l’âme peuvent paraître redoutables mais elle sait où elle va, elle sait ce dont elle a besoin. Laisse faire. »

     

    Laisser faire. Il s’y était attaché. Lâcher les résistances. Cette impression d’être conditionné, influencé, manipulé, il avait essayé d’admettre l’idée que c’était nécessaire, qu’il était inutile de lutter, que tout avait un sens. Même s’il ne le comprenait pas, que ça finirait par le mener quelque part, qu’un nouvel espace s’ouvrirait un jour. C’était peut-être déjà le cas avec cette guérison miraculeuse. L’âme en avait besoin même si le mental en souffrait. Et qu’il trouvait dans cette souffrance une identification qui le servait.

    Des jours et des nuits de pensées ressassées, un chaos étrange, comme si dans ce fatras existait une volonté cachée, un cheminement désiré. Christian, l’hôpital, la douleur, les hernies, le goût de la mort. Aucun hasard là-dedans, un chemin de croix pour grandir. Le choix de l’âme à laquelle il appartenait.

    Accepter, laisser faire.

     

    « Quand tu les comprends, les choses sont ce qu’elles sont. Quand tu ne les comprends pas, les choses sont ce qu’elles sont. »

    Hélène. Elle devait apparaître, c’était nécessaire et déjà établi.

    Un plan minutieusement élaboré.

     

    Ces marches la nuit, ce magma de forces en lui, impossible de dormir, une lampe frontale lorsque la nuit était trop sombre et parfois cette impression que le sol s’éclairait sous ses pas, une luminescence de la terre, des marées de questions sur le rythme de ses pas, il devinait des jaillissements d’énergie au bout de ses doigts. Dieu. Il n’aimait pas le nom, les hommes l’avaient tellement souillé.

    L’Un.

    Etait-ce lui qui avait programmé un chemin aussi douloureux ? Connaissait-il déjà l’issue ? Hélène avait-elle été le fil conducteur de ses intentions ? Un canal d’énergie. C’était au-delà de la raison. Personne ne comprenait cette rémission. Cette magie des pas qui se succèdent, ce sourire intérieur qui ne le quittait plus, cette joie incompressible, inaltérable, cette chaleur dans son corps, comme un noyau en fusion. Un flux vital libéré, comme si la raison éteinte ne pouvait plus maintenir enfermée la conscience du lien. Une connexion indescriptible.

    La vie pouvait-elle souffrir des errances du mental au point de se détruire ? N’était-ce pas son amour retrouvé de cette vie qui avait permis la guérison ? Cette épuration de son mental, l’éveil de sa conscience, l’abandon, l’acceptation, tout ce qu’il avait découvert. La vie pouvait-elle se guérir ? Aucune intervention divine. Juste le flux vital qui se nourrit de l’amour qu’on lui porte.

     

    Et ce rêve. Sans que le mot ne convienne, il aurait fallu un autre terme, une rencontre, un message, un contact, une bénédiction, un médecin aurait parlé de rêve, un psychiatre aurait dit hallucination ou délire, il n’en parlait pas, c’était inutile.

    Des bulles bleues, phosphorescentes, il flottait dans un océan de plénitude, aucun mouvement, juste les arabesques lentes de ces entités lumineuses. Des voix qui résonnaient en lui, des murmures susurrés doucement dans son âme, il ne se voyait pas mais il était là, c’était lui, une présence, et des myriades d’esprits qui l’enlaçaient, il savait bien que ça n’était pas que des bulles, c’était vivant, animé, un rayonnement d’amour, des auras câlines.

     

    « Tu n’es pas au fil des âges un amalgame de verbes d’actions conjugués à tous les temps humains mais juste le verbe être nourri par la vie divine de l’instant présent. »

     

    La phrase inlassablement répétée, comme glissée en lui, coulant dans son âme comme une délivrance, une certitude, une naissance, oui, c’était ça, une naissance.

  • Convaincre

    Une discussion sur un forum laissait entrevoir l'impression que mes écrits portaient en eux un désir de convaincre mes lecteurs et qu'ils étaient trop complexes pour ne pas éviter un sentiment "sectaire" ou en tout cas l'impression que je détenais la "vérité" et que je ne laissais pas assez d'amplitude dans les réflexions.

    Très troublant pour moi.

    J'ai passé la journée à y réfléchir.

    Bien entendu, un parallèle s'est fait avec les réponses des éditeurs qui considèrent que mes écrits ne sont pas assez accessibles.

    J'ai essayé de remonter à la source du problème. Effectivement, je lutte contre un mouvement de pensées que je perçois comme une machinerie dont beaucoup n'ont pas conscience. La rupture en moi n'est pas de mon fait. Elle s'est imposée. Trois hernies discales et une paralysie de la jambe gauche, deux opérations similaires antérieures et ratées. Il y avait en moi un total désoeuvrement, un désespoir absolu, l'impossibilité d'entrevoir la moindre issue étant donné que la science était impuissante à comprendre le phénomène d'un point de vue mécanique. Elle ne risquait pas de m'aider d'un point de vue existentiel.

    Et puis j'ai rencontré Hélène. Une médium magnétiseuse. Quatre heures entre ses mains, quatre heures à l'écouter, à recevoir ce que je refusais jusque là de comprendre. J'aurais pu rentrer chez moi en courant...

    Quelques nuits auparavant, il y avait eu ces auras bleutées qui me parlaient. "Laisse la vie te vivre, elle sait où elle va." Aucune explication.

    Après la première séance avec Hélène, j'ai passé des jours et des nuits à marcher. Une brûlure constante dans ma tête, des flots de pensées, comme des marées d'une force incommensurable. De la chaleur jusque dans mes yeux, l''impression de voir jaillir des étincelles au bout de mes doigts, des phénomènes inexplicables. Une impression constante d'avoir basculé dans une autre dimension dont j'ignorais absolument tout.

    J'ai recommencé à écrire. J'écrivais depuis mes années de lycée. Mais là, tout était différent. Je ne réfléchissais pas, c'était là, en moi, je n'avais juste qu'à mettre tout ça en mots, construire un cheminement, comme un puzzle que je devais reconstituer. J'avais toutes les pièces mais tout était mélangé par l'effervescence permanente qui s'agitait en moi. Je marchais la nuit pour rentrer à l'intérieur, au plus profond.

    J'ai écrit "Noirceur des cimes" en neuf mois puis j'ai recommencé "Ataraxie" et "Jusqu'au bout", des milliers d'heures à écrire avec cette impression merveilleuse de posséder enfin la "musique" que je cherchais vainement depuis si longtemps. Puis est venu "Les Eveillés"... Et puis "Jarwal le lutin". Le tome 1 puis le tome 2 puis le tome 3...

    Il y aura ce soir avec celui-ci 600 articles sur mon blog. Et je pourrais ne pas m'arrêter d'écrire si j'en avais la possibilité. 

    Tout ça pour expliquer que ça n'est pas "moi" qui écrit...Aussi fou que ça puisse paraître. C'est quelque chose qui m'a été donné. Je ne sais pas par qui, ni pourquoi. Je ne cherche pas à convaincre. Je donne ce qui m'a été donné avec une force que personne ne comprend.

    Je cours, je skie, je fais du vélo, je joue au tennis, je tronçonne mon bois de chauffage. J'ai eu cinq hernies discales...J'avais une jambe paralysée. Les trois dernières hernies n'ont pas été opérées. Elles ont disparu alors que c'est physiologiquement "impossible"...Pour la science.

    Je comprends des livres que je n'avais jamais compris, je pleure en écoutant le silence des montagnes alors que j'avais passé des années à y courir sans rien y voir sinon ma prétention à réaliser des performances physiques.

    La marée de pensées ne s'est jamais arrêtée. Elle me porte toujours.

    Il y a parfois en moi une urgence à écrire et si dans l'instant ça n'est pas possible, j'en ressens une réelle souffrance. Comme si "ça" devait sortir.

    Alors, oui, il est possible que tout ça paraisse dirigiste, sans nuances, étroit, ésotérique, sectaire, "New Age"...

    Je n'y peux rien. Je ne choisis pas. Je fais avec ce qu'on me donne. Je ne suis qu'un transmetteur et je ne me considère pas comme un écrivain, ni comme un philosophe, ni comme un spiritualiste, ni comme un mystique parce que ça signifierait que tout ça m'appartient.

    Rien n'est à moi. C'est à la Vie. Elle se sert de moi et je la bénis.

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  • Complot

    Pas la peine que je commente...Juste passionnant.

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  • Insubordination et obéissance

    « Je pense depuis longtemps que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, bien entendu, l’indignation qu’éveille la cruauté, ni même les représailles et la vengeance qu’elle s’attire, mais la docilité, l’absence de responsabilité de l’homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public. Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister, ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu’il y a de plus en plus d’hommes obéissants et dociles. »

    Georges BERNANOS.

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  • L'écran

    "Prenez l'exemple des images animées sur un écran de cinéma. Qu'y a-t-il en face de vous avant que le spectacle ne commence ? Seulement l'écran. C'est sur cet écran que vous regardez tout le film et à première vue, les images sont bien réelles. Mais si vous allez essayer de les saisir, qu'allez-vous toucher ? Seulement l'écran sur lequel ces images paraissaient si réelles. Après le spectacle, lorsque les images disparaissent, que reste t-il ? Seulement l'écran, de nouveau.

    Il en est de même pour le Soi.

    Cela seul existe.

    Les images vont et viennent. "

     

    Ramana Maharshi.


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  • Attention et concentration

     

    "Y a-t-il appellation plus fausse que celle de notre monde occidental baptisé à tort "société de consommation" alors même que rares sont ses membres pouvant prétendre avoir "consommé" quoique ce soit au sens PREMIER du terme : du latin "consummare", faire la somme, mener une chose au terme de son accomplissement, achever, couronner, parfaire, sinon leur propre délabrement intellectuel et spirituel.

    La quantité d'excitations imposées, bon gré mal gré, à nos sens saturés nous barre souvent l'accès à une certaine perfection. La multiplication sans fin des expériences supplante la qualité et l'approfondissement sans pour autant éliminer refoulement et frustration. "

     Gilles FARCET


     

    « Si vous faites attention, vous ne pouvez pas être concentrés. »

    Un travail en classe sur cette idée que l’attention est une nécessité.

    « Fais attention quand tu écris, quand tu calcules, quand tu apprends ta leçon…! »

    Et bien non justement. L’attention est source de dispersion et elle est très représentative du fonctionnement actuel de ce monde « moderne. »

    Lorsque nous faisons attention, nous sommes à l’écoute de tout ce qui nous environne, dans un florilège de perceptions liées à nos sens, attentifs justement à ne rien laisser passer, une discussion, un bruit, un mouvement, tout ce qui peut nous remplir de cette activité ambiante, une espèce de « caméra sensorielle », capable de distinguer le moindre déplacement, le moindre son, la moindre odeur, le moindre frôlement. Il faut imaginer un réseau routier sur lequel notre attention bifurquerait anarchiquement.

    La concentration implique au contraire l’établissement d’un horizon limité, une interdiction de changer de chemin, comme si une voie unique était tracée et qu’elle devait être empruntée sans aucune interférence, dans le refus de toutes perceptions étrangères, une lobotomie sensorielle, uniquement attachée à la validation du travail entamé. Il n’y a qu’un objectif et rien ne doit s’y greffer.

    Le silence et la solitude sont des alliés de choix.

    Il me semble que cette fameuse attention est très représentative de cette dispersion ambiante. Les marchands, les médias, les autres, les contraintes sociétales, sont des éléments perturbateurs.

    Les marchands sont d’ailleurs passés maîtres dans l’art d’entretenir l’attention.

    « Attention, ce nouveau smartphone va révolutionner votre vie, attention cette nouvelle voiture sera une compagne fidèle, attention cette nouvelle série télé est un évènement, cette télé réalité va vous bouleverser, attention, attention, attention, ne manquez pas tout cela, vous le regretteriez. Soyez dans le coup !»

    Et les consommateurs ne cessent de faire attention sans jamais se concentrer. L’attention est un phénomène tourné vers l’extérieur, la concentration est une plongée intérieure. Dès lors, elle est un ennemi de la consommation. Un ermite silencieux est un citoyen économiquement sans intérêt…

    La concentration implique une observation de soi afin de ne pas quitter la voie intérieure. Alors que ce monde moderne est une ouverture constante sur l’extérieur.

    Bien sûr qu’il est profitable de faire attention lorsqu’on marche en forêt. Il n’est pas question de le nier ou de rejeter ces bonheurs multiples. On peut par contre y adjoindre une certaine concentration dans la plénitude qu’on y trouve. Comme si la nature ramenait immanquablement l’individu vers soi. Une boucle en quelque sorte. Marcher en montagne est autant une ouverture aux sens qu’un état de méditation dans l’intériorisation que l’activité déclenche. Encore faut-il aller marcher avec des personnes oeuvrant à l’exploration intérieure et non aux commentaires des dernières nouveautés technologiques ou de la campagne présidentielle…Il y a des sujets de discussion qui sont des insultes aux arbres.

    Quand j’entends mes élèves discuter du dernier jeu vidéo à la mode, alors qu’ils marchent en montagne, sous les frondaisons des arbres, au bord d’un torrent, je me dis que le travail à faire est gigantesque avant de les amener au silence…De l’attention à la concentration, le chemin est long et parsemé de pièges de toutes sortes.

    Cette attention pourrait être visualisée sur un plan horizontal, une espèce d'extension destinée à capter tous les éléments générés par les esprits engagés dans le même fonctionnement.

    La concentration implique un mouvement vers le centre. Une plongée verticale déclenchant simultanément une élévation du même ordre. Les perceptions environnementales ne sont plus des interférences dispersives mais des phénomènes aléatoires qui s'estompent naturellement. Juste des risées sur l'Océan intérieur.

    "La société de consommation" porte mal son nom étant donné qu'elle en appelle à l'attention et que celle-ci ne permet pas de "consommer" mais uniquement de grapiller.

    Il s'agit également de cette opposition entre l'émotion choc et l'émotion contemplation. La première est épisodique, éphémère, exacerbée, sans cesse mue par l'envie de renforcer ce choc, jusqu'à l'addiction.

    L'émotion contemplation incite à opérer une concentration qui va générer une plongée intérieure jusqu'à l'extrême saisissement de tout ce que l'expérience contient. La précipitation n'est pas de mise. Là, il s'agira bien de "consommation" dans le sens d'achèvement absolue de la situation, dans un plan matériel, intellectuel, physique, existentiel, spirituel...Rien ne sera délaissé, tous les champs de connaissances seront explorés. 

    La "société d'addiction" ne s'intéresse pas à cette exploration. Elle n'est pas rentable. Que ferait-elle d'individus qui passent des jours, des semaines, des années, une vie entière à viser la plénitude ?