"Je suis devenue chamane... (spiritualité)

"Je suis devenue chamane malgré moi"

SPIRITUALITÉ

 

Corine Sombrun

 

"Je suis devenue chamane malgré moi"

par Patrice van Eersel

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Un jour, lors d’un reportage en mongolie, elle est entrée en transe et s’est transformée en louve. c’est là qu’elle a découvert son don de chamane. le pouvoir de ces prêtres-sorciers est, selon elle, de savoir faire toute la place à l’intuition dont nos sociétés modernes se sont coupées.

Comment imaginer que cette Française à la voix douce et au regard bienveillant se transforme en louve hurlant sur la steppe mongole ? L’histoire de Corine Sombrun est un grand roman.

Elevée en Afrique par des parents ouverts aux autres cultures, puis formée à la composition musicale à Nice, elle a reçu plusieurs grands prix avant de fonder son école de piano. Elle se lance ensuite dans l’art multimédia, au Canada, puis à Londres où elle s’engage dans des performances. Alors qu’elle participe à une pièce de théâtre de Ken Campbell, des producteurs de la BBC la remarquent. On l’invite à réaliser des reportages sur les peuples premiers. Elle se rend ainsi à la rencontre d’Indiens d’Amazonie. Puis elle part recueillir les chants d’un rituel chamanique mongol. Elle ignore que ce voyage va tout faire basculer.

Elle vit aujourd’hui de ses compositions musicales et de ses livres, mais est aussi à l’origine du premier protocole de recherche en neurologie sur la transe chamanique mongole. Elle dit : “Je suis une psychonaute” – entendez un pont entre la science et la plus ancienne des religions. Lorsque, en 2001, envoyée spéciale de la BBC, vous avez débarqué en Mongolie pour la première fois, tout s’est joué très vite…

Après 15 heures d’avion, 35 heures de bus et 7 heures de jeep, je me suis retrouvée en pleine steppe, parmi des éleveurs de yacks. Avec Naraa, l’interprète qui allait devenir mon amie, nous sommes allées voir Balgir, le chamane local. Un homme rare : à cette époque, il n’y avait plus que 30 chamanes pour trois millions de Mongols. Je lui ai demandé si je pouvais enregistrer son prochain rituel. Il m’a dit :« Ça risque d’énerver les esprits, je dois demander leur avis. » Il m’a alors invitée à aller couper de l’herbe pour ses bêtes, tandis qu’il s’allongeait tranquillement sous un arbre. Le soir, j’étais exténuée, mais j’avais fait mes preuves : les esprits ont été d’accord pour que j’enregistre. Quelques jours plus tard, à la nuit tombée, je me suis rendue dans sa ger (« yourte » en mongol) avec un minidisque et un micro. Là, c’est allé très vite, en effet. A peine avait-il commencé à battre son énorme tambour que je suis entrée en transe, ce qui n’était pas prévu au programme. 

Je me savais sensible, mais pas à ce point : mes parents m’avaient raconté qu’enfant, au Burkina Faso, il avait fallu me retenir pour que je ne me rue pas dans une danse sacrée locale. Chez Balgir, j’ai d’abord tremblé de tout mon corps et les gens ont cru que j’avais peur. Puis je me suis mise à hurler et je suis devenue une louve, avec l’impression d’avoir des griffes et une truffe à la place du nez. Une sensation d’une force inimaginable. Le chamane a dit ensuite à Naraa qu’il avait dû batailler dur pour me « ramener ». Il était furieux.

Pourquoi ?

Parce que nous ne l’avions pas prévenu que j’avais le don de chamane ! J’étais d’autant plus ahurie qu’il m’a fait comprendre que je ne pouvais plus repartir, qu’il fallait que l’on m’initie. Pour les Mongols, l’une des pires fautes possibles, source d’innombrables malheurs, est de ne pas cultiver un don. Si les esprits vous ont gratifié d’un talent, vous êtes obligé de le travailler. Or, il était formel, j’avais le don chamanique. Bien que sidérée, je lui ai demandé combien de temps durait une « initiation ». Il m’a répondu : « Trois ans. » J’ai rétorqué que c’était impossible, que je devais rentrer à Londres où j’avais des obligations. Mais il a secoué la tête : si je refusais, des malheurs bien pires que ceux que j’avais connus jusque-là allaient me tomber sur la tête. Je sortais d’une période très noire, où mon compagnon était décédé. Ses paroles m’ont glacée. Mais soudain, une pensée fulgurante m’a traversée : j’étais seule désormais, je n’avais plus rien à perdre. J’ai demandé : « Et si je venais faire des séjours de quelques mois, ça marcherait ? » Il a fait signe que oui. Tout s’est joué ainsi. J’avais 40 ans.

Vous êtes la première Occidentale à être devenue udgan, chamane mongole. En huit ans, il vous a donc initiée. 

Pas lui. Il a demandé aux esprits qui, d’après eux, pouvait s’occuper de moi. Un chamane ne décide rien de son propre chef. De même qu’il ne vous enseigne jamais rien directement. Combien de fois, au début, j’ai été agacée d’entendre répondre à mes questions : « Les esprits t’enseigneront. » Mais finalement, ça s’est avéré rassurant : l’ego du chamane ne compte pas, seuls les esprits qui l’habitent pendant sa transe sont décisionnaires. J’ai ainsi appris que je serais formée par une femme de l’ethnie des Tsaatans, des éleveurs de rennes qui habitent sous des tipis, à la limite de la Sibérie. Elle s’appelait Enkhetuya et allait devenir une clé de ma vie. C’est une magicienne : elle savait toujours quand j’allais arriver, alors que je débarquais d’Europe à l’improviste. J’ai d’abord cru qu’elle bluffait, mais j’ai fini par comprendre que nous étions reliées par une télépathie stupéfiante. 

Les esprits lui ayant confirmé que j’avais le don et que c’était à elle de me former, elle m’a fait faire un costume et un tambour. Le costume protège le chamane pendant son voyage au pays des esprits. Son tambour est son moteur, son cheval. C’est un instrument qui pèse presque dix kilos et je me demandais si je serais capable de le porter en frappant dessus pendant des heures. Mais la transe vous donne une force étonnante, au point que le chamane doit avoir un assistant pour l’empêcher de partir dans le décor. Et c’est donc auprès d’Enkhetuya, à la frontière sibérienne, que je me suis rendue régulièrement, pendant huit ans. 

A quoi ressemble la transe vue de l’intérieur ?

C’est mieux qu’au cinéma. Un voyage limpide, comme un rêve intense dont on se souviendrait parfaitement. Je vois le plus souvent un loup de très près, qui hurle, c’est mon animal totémique. Son cri m’indique une sorte de porte qu’il me faut passer, ce que je fais en hurlant à mon tour. Je deviens ce loup et c’est là que j’entre dans le « monde des esprits ». Les êtres et les choses m’apparaissent alors dans leur essence même – leur âme ? Cela passe par des images, des couleurs, des métamorphoses et des chaînes de causes à effets, à la fois évidentes et impossibles à expliquer. L’essentiel est que, sans le moindre mot, toute question qui me vient à l’esprit trouve aussitôt sa réponse. En fait, tout se passe comme si la transe éveillait en nous une formidable intuition.

A vous entendre, l’intuition est centrale. Est-ce cela qui intéresse les neurologues avec qui vous travaillez ?

Entre autres, oui. Evidemment, le chamane remplit sa mission sans chercher à l’analyser avec notre esprit occidental. Il doit : 1) entrer en transe pour contacter les esprits ; 2) leur poser des questions pour résoudre le problème de quelqu’un. On ne consulte un chamane que pour un problème grave : épidémie, maladie mortelle, stérilité, vol du troupeau, meurtre… Il doit alors remonter à la cause. La plus courante, c’est qu’on a dérangé l’harmonie du monde : la personne a négligé un rituel ou enfreint un tabou, elle a malmené ses animaux ou mangé une nourriture interdite, mais très souvent aussi, elle n’a juste pas écouté son intuition. C’est très grave. Les esprits nous parlent à tous, sous la forme de signes extérieurs ou d’une petite voix intérieure. Si nous n’écoutons pas ces signes ou cette voix, les esprits nous envoient une épreuve. Si notre surdité persiste, l’épreuve se durcit. Passé un certain stade, une souillure indélébile risque de se former, qui peut se transmettre sur plusieurs générations. Ils appellent cela le buzar. Seul le chamane peut le « nettoyer », en faisant appel à cette intuition redoublée qu’éveille en lui la transe. 

Pour les neurologues avec qui j’ai commencé à travailler à partir de 2006 – le docteur Pierre Etevenon, ancien directeur de recherche de l’Inserm, puis le professeur Pierre Flor-Henry, de l’Alberta Hospital d’Edmonton, au Canada – c’est cela qu’il faut étudier : la transe. Que déclenche-t-elle dans le ­cerveau ?

Vous avez réussi à vous mettre en transe avec des électrodes sur le crâne. Qu’ont découvert les ­chercheurs ?

D’abord, ils m’ont analysée à l’état de veille normale et ont constaté que je ne souffrais d’aucune pathologie, ce qui m’a rassurée ! Ensuite, j’ai appris, avec difficulté, à me mettre en transe sans tambour. Et là, ils ont découvert que mes tracés électroencéphalographiques étaient comparables à ceux d’une personne qui souffrirait à la fois de schizophrénie, de troubles maniaques et de dépression. Les trois pathologies en même temps ! Quand il a vu ça, le professeur Flor-Henry s’est écrié : « C’est une psychose généralisée ! » Son équipe était passionnée et perturbée : qui pouvait leur garantir que je n’allais pas rester bloquée dans cet état ? Balgir et Enkhetuya m’avaient prévenue, la transe comporte un risque : si le chamane est incompétent, certains peuvent y laisser leur vie ou y « perdre leur âme ». Ce qui intrigue les chercheurs, c’est qu’on puisse vous mettre dans cet état, puis vous en ramener. Ne pourrait-on pas, en les imitant, apprendre à « ramener » les personnes psychiatrisées ? Ce serait une perspective enthousiasmante. Mais pour l’instant, en observant mon cerveau, les neuropsychiatres ont surtout confirmé que la transe stimulait fortement les zones sensorielles perceptives. 

Vos cinq sens sont en hyper alerte ?

Voilà. Ce serait la raison pour laquelle l’intuition du chamane s’éveille tant : son « intelligence perceptive » prend le dessus sur son « intelligence spéculative ». L’intuition ne serait peut-être rien d’autre que cela : la capacité à percevoir un maximum d’informations qui, dans notre état ordinaire, passent inaperçues. La société moderne tend à hypertrophier l’intelligence spéculative et l’ego au détriment de l’intelligence perceptive et de l’empathie. L’expérience chamanique nous invite à changer. En transe, vous voyez que tout est interdépendant.

Mais pourquoi faut-il l’intercession d’un chamane ? Chaque humain ne dispose-t-il pas de sa propre intuition ?

Pour les historiens du chamanisme depuis Mircea Eliade, les chamanes seraient apparus au Néolithique, avec l’invention de l’élevage et de l’agriculture. Avant cela, n’importe quel humain avait sans doute une intuition et un instinct comparables à ceux des animaux. Les débuts de la civilisation auraient suscité l’émergence de l’intelligence spéculative au détriment de l’intelligence perceptive, et donc la nécessité d’une fonction spécialisée, chargée de conserver une surintuition pour protéger le groupe. Mais les chamanes auraient eux-mêmes peu à peu perdu leur puissance. Dans les années 1970, le psychologue Julian Jaynes disait que l’invention de l’écriture avait reformaté notre cerveau en changeant notre rapport à l’environnement et en diminuant notre intuition. En Mongolie, on raconte que les premiers chamanes étaient si puissants qu’ils pouvaient même entrer en contact avec Tenger, le dieu du ciel, père de tous les esprits. Aujourd’hui, ils ont appris à lire, mais savent au mieux communiquer avec des esprits mineurs, liés aux lieux, aux éléments ou aux ancêtres. 

En fait, vous avez eu le privilège de connaître les derniers chamanes mongols ?

Le stalinisme les avait déjà atrocement atteints : la pratique du chamanisme était punie de mort, avec déportation de toute la famille au goulag. Mais le libéralisme moderne les supprime avec encore plus d’efficacité. S’ils sont passés de 30 à 3 000 en douze ans, c’est que le tourisme chamanique a brusquement fleuri. On a construit des aéroports et les étrangers arrivent par centaines pour assister à de fausses cérémonies, conduites par des « chamanes » que je ne peux condamner : ils sont très pauvres, cela leur apporte un peu de confort. 

Vous-même, avec qui pratiquez-vous ? Pas avec des « touristes » occidentaux ?

Je ne pense pas que l’on puisse emprunter aussi facilement les traditions d’une autre culture. Le hasard de ma vie m’a « mongolisée » sans que je l’aie voulu. J’ai appris leur langue et, après une longue période de mise à l’épreuve pendant laquelle je devais surtout casser du bois pour le feu – afin de saper mon éventuelle poussée d’ego – j’ai découvert, en transe, quelle était ma « spécialité ». Tous les chamanes ne sont pas thérapeutes. Il s’avère que j’arrive à percevoir certains troubles de santé, ce qui semble parfois les « réparer ». Cela fait partie d’un autre protocole de recherche, clinique celui-là. 

Quelle pourrait être la suite de votre incroyable histoire ?

Tant que je le pourrai, je servirai de « psychonaute » entre la steppe et les labos. Chez les derniers chamanes mongols, une résistance s’organise contre l’effacement de la tradition. Ils demandent aux esprits de les aider à mettre un bémol à la cupidité qui s’est allumée dans tous les cœurs. Une intuition bien éveillée nous dit comment nous protéger des mauvaises influences. En cela, je crois qu’ils rejoignent une révolution silencieuse actuellement en œuvre sur toute la planète.

Mots-Clés : chamanisme, Spiritualité

 

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Commentaires

  • Thierry LEDRU
    • 1. Thierry LEDRU Le 30/09/2017
    Bonsoir Olivier
    Merci pour votre commentaire. Je suis désolé mais je ne possède pas de moyens de contacter Corine Sombrun. Peut-être pouvez-vous essayer par la société TEDx qui organise les conférences ou auprès de la revue et site internet de l'INREES avec lequel elle a déjà travaillé. Il existe également un site lui appartenant : http://www.corinesombrun.com/mentions-legales/
    Bonne continuation dans vos recherches.
  • olivier
    • 2. olivier Le 30/09/2017
    Bonjour,
    Je vous remercie pour cette itw et les précisions qu'elle apporte sur l'expérience de Corine Sombrun. Je cherche à entrer en contact avec elle, peut-être pouvez-vous m'aider. J'explore (comme beaucoup) depuis quelques années la question du cerveau et des états modifiés de conscience : avec des hackers (casques à ondes cérébrales / impression 3D de quelques secondes d'émotion), avec des chercheurs en neurosciences (attention, émotion, sommeil), avec mk2 (leurrer le cerveau avec la Réalité Virtuelle), avec la méditation (Vipassana mais bon, c'est ouvert) et d'autres façons encore. J'intègre certaines de ces explorations dans mon cabinet conseil (www.dsides.net) et une structure que je crée avec de jeunes Dr et thésards en neurosciences (Cog'X). Je voudrais me rendre chez les tsaatans quelques jours cet hiver. Je pense que Corine Sombrun peut m'aider (olivier.charbonnier@groupe-interface.fr). Merci d'avance.
    Bien à vous
    Olivier

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