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Emballement climatique
- Par Thierry LEDRU
- Le 09/08/2025
Tout le monde a suivi l'incendie dans l'Aude.
Les images sont "brûlantes", tout comme l'est le problème de "l'emballement climatique".
Je vous invite à regarder la vidéo en lien ici : https://www.youtube.com/watch?v=6DbOZmbkh_o "
Emballement climatique 1 : Définition"
Le partage sur le blog n'est pas autorisé.
Si vous trouvez la force et que cette première vidéo ne vous a pas plombé le moral pour les dix prochaines années, il existe toute une série issue du même site :
épisode 2 : "conséquences"
épisode 3 : fonte du permafrost
épisode 4 : incendies de forêts
etc...
Un article du "Journal du CNRS" (2021)
https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-rechauffement-semballe-t-il
Le réchauffement s’emballe-t-il ?
29.10.2021, par
Mis à jour le 03.11.2021Temps de lecture : 13 minutesDe nombreux incendies dus à des chaleurs extrêmes ont touché la Grèce cet été, dont le village de Markati évacué le 16 août 2021.
Angelos Tzortzinis / AFP
Aucune région du monde n’est épargnée par le dérèglement climatique et la responsabilité des activités humaines ne fait plus aucun doute. L’heure est grave, et l’humanité doit réagir sans délais. État des lieux avant la Cop 26 qui débute le 1er novembre à Glasgow, en Écosse.
Cet article est issu du dossier « Climat : notre avenir en question », publié dans le n° 11 de la revue Carnets de science (link is external)(CNRS Éditions, en librairie le 4 novembre).
Le 9 août dernier, en entendant les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) deviser devant les médias du monde entier du premier volet de leur nouveau rapport (le sixième du genre depuis 1990), même les moins avertis se sont dit que l’affaire devait être grave. Inutile de le nier : l’affaire est grave. D’où les titres chocs des quotidiens, le lendemain : « Nos sociétés sommées d’agir » (Le Monde), « Au pied du mur » (La Croix), « Au bord du gouffre » (Libération)… « Ce rapport basé sur l’évaluation de 14 000 études publiées et approuvé par 195 pays n’est pas plus alarmant que les précédents, mais beaucoup plus solide scientifiquement, commente Jean Jouzel, ancien vice-président du Giec et membre de l’Académie des sciences. Il ne remet en cause aucune des conclusions antérieures du Giec mais les détaille, les affine, les enrichit, ce qui explique sans doute l’inquiétude qu’il suscite. »
L’effet de serre qui régule naturellement la planète s’est littéralement emballé au cours des quatre dernières décennies, dont la dernière est très probablement la plus chaude depuis 100 000 ans.
Une inquiétude renforcée par les événements climatiques graves survenus cet été, tels que les dômes de chaleur apparus sur le continent américain et le bassin méditerranéen, les inondations destructrices qui ont frappé l’Allemagne et la Belgique, ou encore les mégafeux qui ont sévi sur les différents continents. Le temps est loin où le président des États-Unis pouvait qualifier sans vergogne le réchauffement de « canular », et les climatosceptiques traiter leurs contradicteurs de… « nullards ». Certes, le climat terrestre n’a jamais été stable et fluctue naturellement depuis des millénaires.
Mais l’effet de serre qui régule naturellement la planète s’est littéralement emballé au cours des quatre dernières décennies, dont la dernière est très probablement la plus chaude depuis 100 000 ans. Un réchauffement vertigineux, véritable rupture aux échelles géologiques, est donc en marche depuis le début du XXIe siècle, 2020 ayant rejoint 2016 sur le podium des années les plus chaudes.
Surchauffe anthropique
À qui la faute ? Sans surprise aux êtres humains, locataires bien souvent insoucieux de leur propre « niche écologique » car cracheurs compulsifs de gaz à effet de serre (GES). Quelque 2 400 milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO2), le principal de ces gaz, se sont envolées dans l’atmosphère depuis 1850 ! Inédite par son ampleur et sa rapidité, la surchauffe actuelle de la basse atmosphère, où les GES s’accumulent avec une efficacité qui tient à leur longue durée de vie (plusieurs centaines d’années pour le CO2), est exclusivement imputable aux actions humaines (industrie, transport, agriculture, élevage, production d’énergie, usage des sols, déforestation…). Le léger doute qui subsistait, il y a peu encore, quant à l’influence possible des changements de l’activité solaire et du volcanisme est désormais levé. « Le rapport du Giec montre pour la première fois, sans équivoque possible, que l’entièreté du réchauffement observé au cours de la dernière décennie est d’origine anthropique », indique Christophe Cassou, chercheur au laboratoire Climat, environnement, couplages et incertitudes1 et l’un des auteurs du rapport.
Une centrale thermique au charbon rejette ses fumées dans un quartier de Shanxi, en Chine, le 26 novembre 2015.
Kevin Frayer / Getty Images Asiapac via AFP
De combien la température terrestre a-t-elle augmenté, globalement, depuis l’ère préindustrielle ? Le diagnostic est net et précis : 1,1 °C, chaque fraction de degré supplémentaire signifiant des bouleversements plus intenses, plus fréquents, plus longs et à plus grande échelle. « Le changement climatique n’est toutefois pas un phénomène homogène, ses effets ne sont pas identiques dans toutes les régions du globe, précise Pascale Braconnot, chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement2. Les continents se réchauffent plus vite que les océans (+ 1,6 °C contre + 0,9 °C) et le réchauffement est particulièrement marqué aux hautes latitudes de l’hémisphère Nord (Sibérie, Canada septentrional) où il est deux à trois fois supérieur à la moyenne mondiale. Les zones qui se réchauffent le moins sont l’océan Austral et l’Antarctique. L’Arctique se réchauffe davantage parce qu’il est entouré de continents et l’Antarctique moins parce qu’il est encerclé par un océan. »
Concentration record de CO2
Bien d’autres chiffres laissent pantois. En 2019, les concentrations de CO2, en hausse de 47 % depuis le milieu du XVIIIe siècle, date d’apparition de la machine à vapeur, ont atteint 410 parties par million (ppm), un niveau sans précédent depuis 2 millions d’années. Celles de méthane, autre gaz à effet de serre particulièrement puissant, ont grimpé de 156 % et celles de protoxyde d’azote (issu principalement des engrais azotés et de certains procédés industriels) de 23 %, du jamais vu depuis 800 000 ans.
« La montée du niveau des mers est irréversible. Même si nous parvenons à réduire très fortement nos émissions de GES d’ici le milieu du siècle, le phénomène va continuer à augmenter pendant des siècles, voire des millénaires », selon Christophe Cassou.
Non moins inquiétant, les glaciers fondent à un rythme inédit depuis 2 000 ans. Et les océans, de moins en moins riches en oxygène et de plus en plus acides, au grand dam des poissons, des coraux et des coquillages, se sont réchauffés plus rapidement au cours du XXe siècle qu’à tout autre moment depuis la fin de la dernière glaciation, voilà 11 000 ans. Sans oublier l’élévation du niveau des mers, de l’ordre de 1,4 mm par an entre 1901 et 1990 et de 3,6 mm par an entre 2006 et 2015. Une hausse due principalement à l’expansion thermique (à hauteur de 50 %), la régression des glaciers continentaux (22 %) et des calottes polaires (20 %), et plus rapide depuis 1990 qu’au cours des trois derniers millénaires.
« La montée du niveau des mers est irréversible, dit Christophe Cassou. Même si nous parvenons à réduire très fortement nos émissions de GES d’ici le milieu du siècle, le phénomène va continuer à augmenter pendant des siècles, voire des millénaires. »
Quand l’extrême devient la norme
Une très mauvaise nouvelle pour les zones côtières et deltaïques. « Les grands deltas de la zone intertropicale (Gange, Irrawaddy, Mékong, Niger, Nil...), extrêmement fertiles, donc extrêmement attractifs, représentent moins de 2 % des terres émergées de la planète mais hébergent 7 % de la population mondiale, rappelle Mélanie Becker, chercheuse au laboratoire Littoral, environnement et sociétés3. Entre 1968 et 2012, le niveau des mers a progressé de 3 mm par an en moyenne dans le delta du Gange qui est le plus vaste et le plus densément peuplé (200 millions de personnes). Cette augmentation, qui résulte de la hausse globale du niveau des océans, est amplifiée par l’affaissement du sol (la “subsidence”), un processus lié à des facteurs naturels (tectonique des plaques, arrivée de près d’un milliard de tonnes de sédiments par an) et des actions humaines comme le pompage des nappes phréatiques par l’agriculture et l’industrie. Entre 1993 et 2012, le sol du delta s’est enfoncé de 1 à 7 mm, selon les endroits. Ce qui veut dire que d’ici à 2100, même dans un scénario de réduction des émissions de GES, la montée des eaux pourrait atteindre 85 à 140 cm suivant les régions et plusieurs millions de personnes être déplacées. » Au-delà de ce cas, selon un rapport de la Banque mondiale paru en septembre, le changement climatique pourrait contraindre 216 millions de personnes à migrer à l’intérieur de leur pays d’ici à 2050.
Comme le montre cette carte mondiale des feux d’août 2021, peu d’endroits ont été épargnés par les incendies ravageurs qui ont sévi cet été.
Source Nasa FIRMS application (https:// firms.modaps.eosdis.nasa.gov/) operated by the Nasa/GSFC ESDIS Project
Les événements extrêmes figurent, hélas, eux aussi en bonne place dans l’inventaire des répercussions liées au réchauffement. Vagues de chaleur et feux ravageurs dans l’Ouest canadien, en Californie, Sibérie, Turquie, Grèce, Algérie…, pluies diluviennes et crues dévastatrices en Wallonie, Allemagne, Chine, Australie… : l’été 2021 n’a pas été avare en catastrophes dont le nombre flambe presque partout depuis quelques années.
Le lien entre le réchauffement et les incendies, les inondations, les canicules et autres sécheresses hors norme est désormais clairement établi.
« Le lien entre le réchauffement et les incendies, les inondations, les canicules et autres sécheresses hors norme est désormais clairement établi », assure Pascale Braconnot. « Il faut considérer le changement climatique comme un amplificateur de phénomènes extrêmes déjà existants, et ce que nous vivons aujourd’hui comme un avant-goût de ce que nous vivrons demain », renchérit Christophe Cassou.
Bref, le futur ne s’annonce guère riant. D’autant que continuer à brûler des combustibles fossiles ne peut qu’amener les océans et les terres forestières, qui ont absorbé jusqu’à présent 56 % des émissions de CO2, à jouer moins efficacement leur rôle de « puits de carbone ». Autres épées de Damoclès pendues au-dessus de nos têtes : les événements dits « de faible probabilité mais à haut risque » tels que le dépérissement des forêts à l’échelle mondiale, la disparition rapide de la calotte glaciaire en Antarctique ou la perturbation des courants océaniques de l’Atlantique Nord. « Ces événements ont peu de chance de se produire mais, s’ils arrivaient, ils constitueraient des points de basculement pour le système climatique et leurs impacts sur les écosystèmes terrestres et marins, ainsi que sur les sociétés humaines, seraient dévastateurs », commente Christophe Cassou.
Autres événements extrêmes dus au dérèglement climatique : les tempêtes et les inondations destructrices comme celles qui ont frappé la ville d’Erftstadt-Blessem, en Allemagne, en juillet dernier.
Rhein-Erft-Kreis / Zuma Press / REA
Des cinq scénarios d’émissions de GES présentés par le Giec, seul le moins émissif, celui prévoyant une élévation de la température moyenne de la planète de 1,6 °C entre 2040 et 2060 (comparé à la période 1850-1900), et de 1,4 °C à l’horizon 2080-2100, respecte l’Accord de Paris scellé en 2015 par la quasi-totalité des dirigeants mondiaux et visant à rester « bien en deçà » de +2 °C. Or, au rythme actuel de réchauffement et vu la faible motivation de certains pays industriels pour baisser vigoureusement leurs émissions, les +1,5 °C ont de grandes chances d’être atteints entre 2030 et 2040, et la température de la planète d’avoisiner au minimum +3 °C vers 21004.
Demain, un monde zéro carbone ?
Qu’il faille aller plus vite et plus loin pour rattraper la bonne trajectoire ne fait aucun doute. Mais à quelques jours de la 26e conférence climat de l’Organisation des Nations unies (COP 26) organisée à Glasgow (Écosse) du 1er au 12 novembre, « moins de la moitié des pays signataires de l’Accord de Paris ont revu à la hausse leurs engagements de réduction de GES, constate Jean Jouzel. Le monde politique a pris la mesure des mises en garde des scientifiques, mais on est encore très loin du compte, d’autant que la principale aspiration des économies, à la sortie de la pandémie, est de repartir comme avant et non d’accélérer la transition écologique. Les ventes d’avions ont repris, le numérique poursuit de plus belle son expansion… »
« Le monde politique a pris la mesure des mises en garde des scientifiques, mais on est encore très loin du compte, d’autant que la principale aspiration des économies, à la sortie de la pandémie, est de repartir comme avant et non d’accélérer la transition écologique », constate Jean Jouzel.
Si l’Inde, la Russie, le Brésil, l’Australie, le Mexique, l’Indonésie, la Turquie, l’Arabie saoudite…, se montrent peu enclins à mettre en œuvre un mode de développement bas carbone, le « paquet climat » présenté à la mi-juillet par la Commission européenne ambitionne d’atteindre la neutralité carbone en 2050 moyennant, notamment, l’interdiction de la vente des véhicules à moteur à combustion dès 2035 et la refonte du marché du carbone. Autre signe encourageant, la Chine, premier pollueur mondial, s’est fixée comme objectif d’atteindre son pic d’émissions de CO2 vers 2030 et vise la neutralité carbone d’ici 20605 bien que Pékin ait annoncé début août la réouverture de quinze anciennes mines de charbon pour éviter une pénurie d’électricité…
De leur côté, les États-Unis ont promis de freiner l’emballement de la machine climatique en réduisant leurs émissions de GES entre 50 % et 52 % d’ici à 2030 par rapport à 2005. « Les Américains ne pouvaient pas ne pas emboîter le pas des Chinois, pointe Jean Jouzel. Le développement économique se fera, à plus ou moins long terme, dans un monde zéro carbone. La seule solution raisonnable, pour les trois blocs Europe/ Chine/États-Unis, est non seulement de participer à cette transition inéluctable, mais aussi et surtout d’en devenir le leader. Qui prendra la tête de la lutte contre le réchauffement gagnera la suprématie économique. »
Reportée d’un an pour cause de Covid-19, la COP 26 s’annonce comme la plus importante depuis 2015. Les négociateurs parviendront-ils à relancer une dynamique qui conduise à des engagements plus importants pour gagner la bataille contre le réchauffement ? « L’Union européenne va mettre dans la corbeille son engagement de réduire ses émissions de GES de 55 % d’ici à 2030, dit Jean Jouzel. Les États-Unis sont de retour sur la scène de la diplomatie climatique depuis l’élection de Joe Biden. Concernant les Chinois, la bonne nouvelle serait qu’ils annoncent un pic d’émissions pour 2025 et une descente rapide par la suite. Il faut en outre espérer davantage de solidarité vis-à-vis des pays en voie de développement. Sans financements adéquats, les pays du Sud n’auront aucune chance de faire face aux effets du changement climatique dont ils ne sont pratiquement pas responsables. Limiter le réchauffement de la planète, avant qu’il ne soit trop tard, reste un défi réalisable, mais l’effort à faire suppose une politique extrêmement volontariste. » ♦
Notes
1. Unité CNRS/Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique.
2. Unité CNRS/CEA/Université de Versailles Saint-Quentin.
3. Unité CNRS/La Rochelle Université.
4. Une étude parue en septembre dans Nature a conclu que pour ne pas dépasser la barre des 1,5 °C, il faudrait laisser dans le sol, d’ici 2050, près de 60 % des réserves de pétrole et 30 % de celles de charbon. Dire que le monde n’est pas sur cette trajectoire est un euphémisme.
5. « La Chine surprend en s’engageant à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2060 », A. Garric et F. Lemaître, Le Monde, septembre 2020.
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L'énergie qui guérit.
- Par Thierry LEDRU
- Le 08/08/2025
Presque vingt ans plus tard, je n'ai toujours pas d'explication. Ma jambe gauche était hors de contrôle, paralysée, les douleurs étaient au-delà de l'imaginable, je n'aurais jamais imaginé que ça puisse avoir cette ampleur, j'étais détruit, à ne plus être conscient de grand-chose sinon de ce mal permanent en moi. Je pourrais tenter de le décrire pendant des milliers de pages que ça ne servirait à rien. Cette réalité n'a pas de mots. Elle n'est qu'un désastre.
Et il aura suffi de quatre heures avec Hélène pour que je ressorte en marchant et j'aurais pu rentrer à pied chez moi. Mais au-delà de cette rémission incompréhensible et inespérée, ce que je m'explique encore moins, c'est l'extraordinaire voyage spatial, interstellaire, au-delà des confins, dans cette dimension éthérée où je n'étais plus que cette conscience plongée au coeur de la vie, une vie si miraculeuse que j'en suis revenu guéri.
Hélène m'a toujours affirmé qu'elle n'avait rien fait d'autre que de servir de "transmetteur", un point de contact entre mon âme et l'Esprit, le souffle créateur, la vie originelle, celle qui donne forme, celle qui anime, celle qui nourrit. Elle m'a toujours répété que je n'avais plus le choix, je devais tout abandonner pour accueillir l'énergie.
"Nous sommes comme des noix; pour être découverts, nous avons besoin d'être brisés". Khalil Gibran
J'étais sidéré par cette guérison mais plus encore par le fait de ne plus avoir peur de rien, ni que le mal revienne, ni que je perde au fil du temps les sensations phénoménales qui m'avaient envahi. Tout est toujours là.
C'est depuis cette période qu'il m'arrive parfois de rêver que je vole au-dessus des montagnes, je sens l'air, la vitesse, le déplacement de mon corps, je maîtrise totalement le parcours et je peux décider de ce que je veux aller voir. Il me suffit d'y penser pour y être aussitôt. Il m'arrive tout autant de retrouver les auras bleutées qui me parlaient, des formes légères, similaires à des méduses lumineuses, emplies de miroitements, comme des étincelles douces. Je n'ai jamais oublié les contacts de cette période et les phrases qui me restaient au réveil.
"Laisse la vie te vivre, elle sait où elle va."
Comment pourrait-on oublier ça ?
J'ai une sténose canalaire lombaire, une ossification du ligament jaune, une crête dure en bas du dos. Les hernies se sont solidifiées. Je ne devrais pas pouvoir marcher sans douleurs, dormir sans douleurs, rester assis sans douleurs, vivre sans douleurs. Et je n'ai rien. Je ne prends aucun médicament. Et je marche toujours, je monte sur les sommets, je fais des milliers de kilomètres à vélo. C'est inexplicable, médicalement parlant. J'ai une "électrification" dans le mollet gauche et des périodes de crampes nocturnes, une atrophie musculaire dont je limite l'extension par le sport d'endurance. Je suis toujours debout. Et il m'arrive de penser que c'est cette vie rencontrée, ce souffle vital dont j'ai pris conscience qui est toujours là.
"Je" ne suis pas debout; le souffle vital me tient debout.
Je sais que je ne serais pas le même si je n'avais pas vécu cette expérience. Je sais aussi combien il est difficile pour les autres de concevoir tout ça. Il m'est arrivé, de rares fois d'en parler, de vive voix. Je n'aimais pas ce que je ressentais, cette impression aux yeux de mes interlocuteurs d'être un "illuminé" ou un déglingué ou un mythomane.
Alors, j'écris. Et je reste caché.
LES ÉGARÉS
"L’apparition d’Hélène.
Un conseil d’une amie, une médium magnétiseuse, Leslie avait pris rendez-vous. Il avait étouffé les douleurs en triplant les doses de morphine. Se lever, marcher en traînant la jambe gauche, elle ne réagissait plus. Elle l’avait soutenu jusqu’à la voiture. Plus rien à perdre.
Une petite maison dans la montagne, un jardin très soigné, des volets et un portail violets.
Hélène en haut de l’escalier. Ce premier regard. Inoubliable. Tellement de force et tellement d’amour. Elle avait demandé à Leslie de les laisser. Elle lui téléphonerait quand ça serait fini. Il s’était effondré sur une banquette moelleuse. Les effets de la morphine qui s’estompaient, la terreur des douleurs à venir, tous ces efforts qu’il allait devoir payer. Une petite pièce lambrissée, aménagée pour la clientèle, des bougies parfumées, quelques livres. Ils avaient discuté, quelques minutes, tant qu’il pouvait retenir ses larmes puis elle l’avait aidé à se déshabiller.
« Je vais te masser pour commencer. Tu as besoin d’énergie. »
Il s’était allongé en slip sur une table de kiné.
Les mains d’Hélène. Une telle chaleur.
Elle parlait sans cesse. D’elle, de ses expériences, de ses patients, elle l’interrogeait aussi puis elle reprenait ses anecdotes, des instants de vie.
« Tu veux te faire opérer ?
- Non.
- Alors, il faut que tu lâches tout ce que tu portes. »
Il n’avait pas compris.
Elle avait repris son monologue, son enfance, ses clients, ses enfants, son mari, son auberge autrefois, maintenant la retraite, quelques voyages. Et tous ces clients. De France, de Suisse, de Belgique, de la Réunion … Elle n’avait rien cherché de ses talents. Ils étaient apparus lorsqu’elle avait huit ans, une totale incompréhension, des auras qui lui faisaient peur et puis elle avait fini par comprendre, nourrie par des révélations incessantes descendues en elle comme dans un puits ouvert.
Des auras … Les rêves qui habitaient ses nuits. Interrogations. Lui aussi ?
Les mains d’Hélène, sa voix, la chaleur dans son corps, ce ruissellement calorique. L’abandon, l’impression de sombrer, aucune peur, une confiance absolue, un tel bien-être, des nœuds qui se délient, son dos qui se libère, comme des bulles de douleurs qui éclatent et s’évaporent, une chaleur délicieuse, des déversements purificateurs, un nettoyage intérieur, l’arrachement des souffrances enkystées, l’effacement des mémoires corporelles, les tensions qui succombent sous les massages appliqués et la voix d’Hélène.
« Tu sais que tu n’es pas seul ?
- Oui, je sais, tu es là.
- Non, je ne parle pas de moi. Il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un que tu portes et tu en as plein le dos. Il va falloir que tu le libères. Lui aussi, il souffre. Vous êtes enchaînés.»
Il n’avait pas encore parlé de Christian.
Les mains d’Hélène, comme des transmetteurs, une vie insérée, les mots comme dans une caisse de résonance, des rebonds infinis dans l’antre insondable de son esprit, une évidence qui s’impose comme une source révélée, l’épuration de l’eau troublée, les mots comme des nettoyeurs, une sensation d’énergie retrouvée, très profonde, aucun désir physique mais une clairvoyance lumineuse, l’impression d’ouvrir les yeux, à l’intérieur, la voix qui s’efface, un éloignement vers des horizons flamboyants, il vole, il n’a plus de masse, enfin libéré, enfin soulagé, effacement des douleurs, un bain de jouvence, un espace inconnu, comme une bulle d’apesanteur, un vide émotionnel, une autre dimension, les mains d’Hélène qui disparaissent, comme avalées doucement par le néant de son corps, il flotte sans savoir ce qu’il est, une vapeur, plus de contact, plus de pression, même sa joue sur le coussin, tout a disparu, il n’entend plus rien, il ne retrouve même pas le battement dans sa poitrine, une appréhension qui s’évanouit, l’abandon, l’acceptation de tout dans ce rien où il se disperse, le silence, un silence inconnu, pas une absence de bruit mais une absence de tout, plus de peur, plus de douleur, plus de mort, plus de temps, plus d’espace, aucune pensée et pourtant cette conscience qui navigue, cet esprit qui surnage, comme le dernier élément, l’ultime molécule vivante, la vibration ultime, la vie, il ne sait plus ce qu’il est, une voix en lui ou lui-même cette voix, la réalité n’est pas de ce monde, il est ailleurs, il ne sait plus rien, un océan blanc dans lequel il flotte mais il n’est rien ou peut-être cet océan et la voix est la rumeur de la houle, l’impression d’un placenta, il n’est qu’une cellule, oui c’est ça, la première cellule, le premier instant, cette unité de temps pendant laquelle la vie s’est unifiée, condensée, un courant, une énergie, un fluide, un rayonnement, une vision macroscopique au cœur de l’unité la plus infime, des molécules qui dansent.
Où est-il ?
Fin du Temps, même le présent, comme une illusion envolée, un mental dissous dans l’apesanteur, ce noir lumineux, pétillant, cette brillance éteinte comme un univers en attente, concentration d’énergie si intense qu’elle embrase le fond d’Univers qui l’aspire, la vitesse blanche, la fixité noire, la vitesse blanche, la fixité noire, le Temps englouti dans un néant chargé de vie, une vie qui ruisselle dans ses fibres, des pléiades d’étoiles qui cascadent, des myriades d’étincelles comme des galaxies nourricières dans son sang qui pétille.
Il est sorti en marchant.
Que s’est-il passé ?
Aucune réponse.
Il ne sait rien.
Il se souvient d’Hélène qui l’embrasse sur le front alors qu’il est encore allongé. Il n’arrive pas à ouvrir les yeux. Comme l’abandon refusé d’un espace scintillant et la plongée douloureuse dans la lumière sombre de sa vie réintégrée.
Il aurait préféré ne jamais revenir."
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Jarwal et moi
- Par Thierry LEDRU
- Le 05/08/2025
« Bon, ça y est, le mollet gauche durcit, il va vers la crampe.
-Et plus tu y penses, plus tu accélères le processus.
-C’est facile à dire, ça, cher Jarwal, mais toi, tu ne l’as pas cette douleur, tu ne dois pas la gérer.
-Et si tu commençais par arrêter de vouloir la gérer, cette douleur.
-Ah, eh bien, ça m’intéresse de savoir comment.
-Arrête d’y penser et pense à tout ce qui fonctionne en toi. »
Silence.
« Est-ce que tu réalises vraiment, cher ami, que tu demandes à ton corps de fonctionner à la perfection et que lorsqu’un élément est perturbé, tu ne penses qu’à lui ? Tu n’as pas l’impression d’être quelque peu irrespectueux ? Est-ce que tu réalises que tu vieillis et que tu vas vers la mort et qu’elle peut même survenir n’importe quand ? Est-ce que tu ne crois pas que tu ferais mieux de te réjouir d’être là, en montagne, là-haut, ces lieux que tu aimes tant ? Ne crois-tu pas que ce bonheur que tu négliges au point de l’oublier pourrait nourrir les forces dont tu as besoin ? Ne comprends-tu pas que c’est toi qui te détournes de ce bonheur en te focalisant sur cette douleur ? Quand vas-tu comprendre que cette plainte que tu entretiens n’est qu’une forme de victimisation et que, non seulement elle ne t’apporte rien, mais elle te prive de la joie de vivre ? La joie de vivre guérit les douleurs. Voilà ce que tu dois saisir, non pas mentalement mais dans tes fibres, dans ton âme, dans l’intégralité de ton être.
-Pourquoi dis-tu que je me complais dans un rôle de victime ?
-Je n’ai pas dit que tu t’y complais. Je dis simplement que lorsque tu te laisses emporter par des ressentis néfastes, tu entretiens ce statut de « pauvre bonhomme tout abîmé avec son dos cassé » et en même temps une espèce « d’héroïsme » puisqu’en parallèle à ce constat médical, tu continues à marcher en montagne. Tu réalises combien tout ça est très infantile ? »
Silence.
J’ai mis deux bonnes heures à encaisser le coup, je tournais tout ça en boucle en continuant l’ascension vers le sommet, la pente était rude, des éboulis instables, parfois je devais pousser sur la plante des pieds, je me concentrais sur l'appui des bâtons, sur la poussée des épaules, sur la sangle abdominale serrée sans que ça ne perturbe la respiration, sur le cheminement que je devais trouver, puis sur la visualisation de mon sang dans mes muscles, puis sur l'absolue beauté de ce silence minéral, juste le crissement des pierres sous mes pas, ce rythme régulier, comme celui de mes souffles, j'ai levé les yeux aussi, vers les cimes et vers les nuages punaisés sur le bleu du ciel, j'ai veillé sur Nathalie dans les passages vertigineux, j'ai cherché le rapace qui venait de lancer son cri aigu, je l'ai vu dans les ascendances, parfaitement immobile, maître de son vol, puis on a traversé un champ de neige, un rescapé de l'hiver à l'ombre d'une falaise et le sommet s'est dessiné, à quelques encâblures.
Et j’ai réalisé soudainement que mon mollet gauche fonctionnait parfaitement.
Deux heures sans y penser.
Et j’ai éclaté de rire.
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Les sommets de Belledonne
- Par Thierry LEDRU
- Le 04/08/2025
J'ai fait le tour de mes photos des sommets de Belledonne et ça doit tourner entre 500 et 600...Et je pense que si je vis encore quelque temps, j'en referai tout autant. Des photos aux quatre saisons, à pied, à skis de randonnée, en raquettes, à neige, à VTT, dans les lacs, dans les torrents, dans les forêts, dans les tempêtes, sous le soleil, sous les nuages, dans le brouillard, sous la pluie, le matin, la nuit.
J'ai vu les rares glaciers qui subsistaient dépérir inexorablement mais pour le reste, rien ne change. Il n'y aura pas d'installations à touristes ici, pas d'extension de stations de ski et le Collet d'Allevard aura même du mal à tenir.
Il y a longtemps déjà que je ne mets plus les topos précis de nos sorties sur le blog et je sais que même si je parle de ce merveilleux massif, ça n'amènera pas grand-monde et que sans la motivation nécessaire, les curieux ne tiendront pas longtemps.
Belledonne se mérite. Ou se quitte.
Les précieux cairns qu'il faut trouver pour se repérer dans la brume.
Chercher les meilleurs passages tout en veillant sur elle. Trente-six ans à crapahuter ensemble dans les montagnes.
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Les bouquetins de Belledonne
- Par Thierry LEDRU
- Le 04/08/2025
Belledonne est un massif difficile d'accès, pentes raides, des étendues de rochers laborieux à franchir, peu de balisages, des sentes parfois difficiles à trouver et parfois rien du tout, des montées à vue, avec la carte et son "sens" de l'itinéraire, les vallons isolés sont nombreux.
Sur les crêtes, les arêtes, les sommets, au bord des lacs, on peut voir de nombreux bouquetins. Etre silencieux, sans gestes brusques, sans vouloir s'approcher trop près, surtout si les mères protègent leurs petits (tout le monde s'enfuira), ne pas avoir de chien avec soi, bien évidemment (et d'ailleurs, comment espérer voir des animaux sauvages en montant avec un chien...) C'est "amusant" de voir aussi ces groupes de quatre, cinq, six personnes qui montent en parlant fort et qui demandent s'il est possible de voir des marmottes, des chamois, des bouquetins... Et je leur réponds,
"Non, vous n'en verrez pas, ils sont partis depuis longtemps.
- Ah, mince, il n'y en a plus ici ?
-Si, il y en avait avant que vous arriviez, au revoir."
Je ne supporte pas les gens qui parlent en montagne autant qu'ils respirent.
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L'expérience nécessaire
- Par Thierry LEDRU
- Le 03/08/2025
On a passé sept jours dans le massif de Belledonne, un massif qu'on aime infiniment. D'abord parce qu'il est complexe, que les itinéraires pour atteindre un sommet ne sont jamais évidents, que les balisages se résument à pas grand-chose et qu'il faut de l'expérience, l'oeil du montagnard pour trouver le cheminement parmi les chaos rocheux, les arêtes, les crêtes, les couloirs, les éboulis, les sentes, les vires.
Pour atteindre le sommet de la Belle Etoile, sur le versant du col du Glandon, on a marché 20 kilomètres, passé les 2000 mètres de dénivelée, six heures de marche effective, aller-retour et on a vu six personnes au bord des lacs des Sept-Laux et plus personne au-dessus...Seuls avec les bouquetins. Dans un silence minéral absolu. Le vallon final qu'il faut remonter est si large qu'il y a de nombreux passages possibles mais il faut trouver le bon, celui qui consommera le moins d'énergie possible car atteindre le sommet est une chose mais en montagne, la sortie est finie au retour en bas, et pas avant. Donc, il faut savoir se préserver.
La sortie au Pic nord du Merlet n'a pas abouti par exemple. Parce que le final était devenu trop dangereux en raison de la brume tenace qui couvrait les sentes terreuses et les rendait trop glissantes, un cheminement invisible au-dessus des barres, les rochers mouillés, on a abandonné à 200 mètres du sommet après 1200 mètres de dénivelée et 3h30 de montée. Une chute sur l'arête finale aurait été fatale.
Par contre, on a atteint le sommet de l'Aup du Pont malgré une arête finale quelque peu délicate dans des couloirs ruiniformes où les prises n'avaient rien de bien solide. Mais rien n'est venu nous assurer qu'il était temps de faire demi-tour.
L'expérience.
La montagne n'est pas un lieu de facilité. Dès qu'on sort des sentiers balisés et qu'on s'engage dans des pentes aléatoires, on ne sait pas si on sortira en haut mais décider d'un demi-tour fait partie de l'expérience. Et pour accumuler de l'expérience, il faut rester en vie.
L'expérience, c'est ce qui permet d'assurer le cheminement. Elle se nourrit des milliers d'heures passées pour se projeter en avant en appliquant les connaissances pour que le pas à faire soit le plus sûr possible.
C'est évidemment cette exigence qui nourrit notre amour pour les montagnes.
Là-Haut, l'individu construit intérieurement un espace qu'il connaît, un assemblage parfaitement stable, chaque pièce du puzzle venant s'ajouter aux autres pour que l'image entière s'étende, s'agrandisse, prenne une ampleur qu'il n'est même pas possible d'estimer car on ne peut présager des événements, des situations complexes, des moments de sérénité, des peurs assumées, des émotions engrangées, des bonheurs accumulés et des savoirs acquis. Et tout ça construit l'expérience. Tant qu'on reste en vie.
Dans un couloir où je passais en premier à la recherche de l'itinéraire, Nathalie a préféré s'engager dans une brèche sur la gauche et elle s'est retrouvée bloquée, n'arrivant ni à monter, ni à descendre. J'étais trois mètres au-dessus d'elle et je suis redescendu au mieux pour revenir sous elle et la guider vers le couloir que j'avais commencé à remonter. Tous les deux, on a senti que la situation était tendue. Il ne fallait pas tomber, pas là. Mais on a vécu l'épisode du canyoning ( voir le lien "Délivrance") et de nombreux autres cas où la tension était réelle et ces expériences-là sont comme des ancrages qui affermissent les prises glissantes sous les pieds, décuplent l'acuité de la vision pour trouver "la" prise qu'il fallait trouver, nourrissent les forces nécessaires pour passer le pas.
L'expérience.
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Rééduquer le regard.
- Par Thierry LEDRU
- Le 25/07/2025
Totalement en phase avec les propos. Il s'agit de changer raidalement notre regard sur le Vivant et non continuer à se l'attribuer dans des schémas économiques.
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https://basta.media/les-montagnes-sont-des-lieux-ou-encore-possible-resister-a-appropriation-capitaliste-Nastassja-Martin
Nastassja Martin : « Les montagnes, ces franges qui ont su résister à l’appropriation capitaliste »
Pour espérer répondre à la crise écologique, il faut repenser nos imaginaires, notre lien à la nature en général, aux montagnes et aux glaciers en particulier. Ce à quoi invite l’anthropologue Nastassja Martin avec « Les Sources des glaces ». Entretien.
par Barnabé Binctin
25 juillet 2025 à 09h30 Temps de lecture : 13 min.
Nastassja Martin, anthropologue, spécialiste du Grand Nord. © Mathieu Génon
Basta! : Dans Les Sources de glace (Paulsen, 2025), que vous publiez avec le photographe Olivier de Sépibus, vous invitez à renouveler en profondeur notre regard sur les glaciers. Vous y écrivez : « Voilà le gouffre : nos idées sur le monde ne sont plus tenables, ne sont plus vivables, comme les montagnes et leurs glaciers, elles ne tiennent plus debout. […] L’image qui préside à nos imaginaires de la montagne se disloque. » Que voulez-vous dire par là ?
Nastassja Martin : On peut partir de l’actualité récente : le 28 mai dernier, un glacier s’est effondré en Suisse, et a inondé un village entier. Cette catastrophe nous rappelle que parler d’ « effondrement » n’est pas une métaphore, et que des événements d’une telle amplitude sont de plus en plus probables. D’où la nécessité de repenser nos relations à ces entités, et la terminologie que nous utilisons pour les comprendre.
La modernité nous a enfermés dans une lecture qui ne nous permet plus de comprendre les transformations actuelles. Plus encore qu’un problème d’imaginaire, c’est un problème conceptuel, issu de la méthodologie naturaliste qui a forgé notre manière de percevoir le monde : en Occident, nous avons complètement désanimé ce type d’entités, ainsi que les relations que nous pouvons entretenir avec elles. Nous considérons les glaciers comme des milieux abiotiques [où la vie serait impossible, ndlr], ou comme des objets composant un « paysage », privés de toute puissance d’agir.
L’anthropologue Nastassja Martin vient de publier Les Sources de glace, avec le photographe Olivier de Sépibus (Paulsen), où elle nous invite à renouveler en profondeur notre regard sur les glaciers. Elle avait publié Croire aux fauves, chez Verticales, en 2019.
Pourtant le changement climatique devrait bouleverser profondément cette perspective, puisque ce sont bien ces entités-là qui se lèvent et menacent nos vies humaines. Les glaciers qui fondent, les montagnes qui s’effondrent, les rivières en crue, les tornades : ce sont aujourd’hui des éléments qui deviennent littéralement acteurs des transformations de nos milieux.
Il nous faut donc, en quelque sorte, rééduquer notre regard pour pouvoir penser différemment les glaciers, et c’est autour de cet enjeu que l’on s’est rencontrés avec Olivier. Ce sont toujours des mots et des images qui sous-tendent nos relations au monde, raison pour laquelle nous voulions réfléchir à un nouvel imagier – lui dans le travail de la photographie et moi à travers l’écriture – qui soit plus à même de répondre aux métamorphoses en cours.
Vous pointez notamment la responsabilité de l’art pictural de la Renaissance dans cette « objectivation de la nature ».
Je prolonge l’hypothèse formulée par [l’anthropologue] Philippe Descola dans Les Formes du visible (Seuil, 2021), selon laquelle notre vision scientifique du monde, aujourd’hui, serait bien plus un effet de peinture que le résultat d’une approche philosophique. C’est à mon sens une question centrale que de se demander si c’est bien la construction de cette réalité picturale qui a façonné nos épistémologies, et non l’inverse.
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Lorsque l’on s’intéresse à l’histoire de l’art du XVe et du XVIe siècle, on se rend compte que bon nombre de peintres, des Flandres jusqu’à Florence – Campin, Van Eyck, Dürer, Fra Angelico –, ont façonné le concept même de « paysage », la nature visuellement confinée dans un monde extérieur aux humains. Et on a fini par systématiser ce point de vue, cette perspective sur les choses. Cette extériorisation a entraîné une forme de réductionnisme des attachements pluriels que l’on peut entretenir avec, entre autres, les montagnes et les glaciers.
Par exemple, on se réfère aujourd’hui principalement aux glaciers comme à des ressources et à des stocks d’eau, aux fonctions essentielles dans le cycle de la vie. On parle de gain de neige en amont, de perte d’eau en aval, de services écosystémiques, de bilans négatifs ou positifs. S’il faut évidemment continuer de se doter de moyens pour mesurer l’évolution de ces glaciers, on constate néanmoins que le champ lexical des sciences de l’écologie a été largement infiltré par les mots du discours économique.
Or ces mots produisent des effets sur nos imaginaires, sur nos façons de penser les glaciers. Ils nous coupent de la possibilité de s’y relier autrement et, de fait, le principe même d’animation de ces entités reste quasi-impensable dans notre société.
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Comment faudrait-il alors appréhender les glaciers, si on ne doit plus les voir comme des ressources, ni même seulement comme une fonction dans le cycle de la vie ?
C’est une très bonne question, à laquelle je ne peux justement pas répondre : non pas parce que je n’en ai pas envie, mais parce que c’est un devoir de laisser la réponse en suspens. Nous savons être normatifs, nous avons quantifié, mesuré, évalué, décrit et défini telle ou telle ressource, tel ou tel stock. Et pourtant, toutes ces entités que nous pensions connaître se disloquent à grand fracas et de manière accélérée. Les forces qui sont à l’œuvre nous dépassent, et continueront de nous dépasser malgré ce qu’en disent les adeptes du techno-solutionnisme.
Le Dôme du Goûter (4304 m), sur le massif du Mont-Blanc, 2022.
© Olivier de Sépibus
Nous avons aujourd’hui un problème de méthode : si nous restons coincés dans notre épistémologie habituelle, nous ne pourrons pas répondre à la crise autrement que par du conservationnisme ou de la géo-ingénierie. Re-pluraliser nos modes de relation aux glaciers passe par un travail d’ethnographie, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir documenter toutes les manières différentes de se relier à ces entités – j’utilise ce terme, mais il n’y a pas une seule et bonne manière de les nommer.
Quand vous discutez avec des bergers, des chasseurs, des guides de haute montagne, des grimpeurs, des naturalistes, et que vous leur demandez de décrire leurs attachements à la montagne, vous obtenez des réponses inattendues, bien loin du discours naturaliste classique. C’est toute une constellation qui se dessine, qui ne se résume pas à l’objectivation froide de la montagne.
« Le champ lexical des sciences de l’écologie a été largement infiltré par les mots du discours économique »
Il y a de nombreuses manières de dialoguer avec les glaciers. Elles résonnent souvent avec des formes d’animisme, qui n’est certainement pas un mode de pensée circonscrit aux peuples autochtones vivant de l’autre côté de la planète, dans les lointaines forêts, toundras ou déserts. Le problème, c’est que ces voix-là ne sont plus écoutées dans les plans de gestion, qu’ils soient « aménagistes » ou conservationnistes.
Et vous, à titre personnel, quel rapport entretenez-vous avec la montagne ?
J’y habite, pour commencer. Je pratique l’alpinisme, le ski de randonnée, l’escalade ; j’aime ce rapport physique à la verticalité. Cela a presque à voir avec une pratique thérapeutique, il y a quelque chose de l’ordre d’un élan vital. Je crois que la montagne est le seul endroit où je peux retrouver ces idées d’ « engagement » et de solidarité qui caractérisent les relations que j’ai pu nouer avec les Even [un peuple nomade d’éleveurs de rennes, ndlr], dans le cadre de mon travail d’anthropologue, au Kamtchatka [péninsule située en Extrême-Orient russe, ndlr]. La notion de risque y est permanente et quasi-quotidienne dans leurs vies. Y faire face demande de tisser de forts liens de dépendance choisie entre humains.
La cordée en montagne, c’est pareil : c’est un micro-collectif en mouvement qui apprend à se faire confiance, à compter l’un sur l’autre pour avancer ensemble sur un terrain instable. Lorsqu’on évolue sur un glacier plein de crevasses et de séracs ou sur une face remplie de cailloux branlants, la question de l’incertitude redevient totale, primordiale. La montagne est un endroit qui nous confronte à nos vulnérabilités et à nos limites.
On a beau mettre dans nos gestes toute la puissance dont on dispose, on a beau tenter de tout garder sous contrôle, la montagne risque toujours de nous déborder, de nous surprendre, de nous faire chuter. Il reste toujours une part d’inconnu, même quand les voyants sont au vert et que les conditions paraissent bonnes.
Quand on entre en relation avec la montagne de manière physique, sur le terrain – je veux dire, pas de façon contemplative, en la dessinant ou en l’observant depuis sa chaise – on sent bien qu’il y a quelque chose qui pulse, qui gronde. On comprend que c’est une puissance élémentaire – on peut aussi la nommer ainsi – avec son propre rythme. Ce n’est pas un endroit « sécurisé » fait par et pour les humains. Or, c’est une possibilité de relation à l’altérité dont la modernité a fini par nous priver au fil du temps, et qui ne subsiste que marginalement sur certains territoires peu anthropisés.
« La montagne est l’un de ces déserts pour exilés » écrivez-vous. Vous utilisez aussi plusieurs fois le terme de « refuge ». Pour fuir ou se protéger de quoi, exactement ?
Les montagnes, comme les toundras, les steppes ou certaines forêts font encore partie de ces franges qui ont su résister plus longtemps à l’appropriation capitaliste, à la domestication, à la mise en disponibilité de chaque partie du monde. Ce sont des lieux où il est encore possible de vivre sous d’autres normes. Cela rejoint tout mon travail d’anthropologue : mes recherches visent à montrer qu’il existe encore des manières d’être au monde, certes minoritaires, qui résistent à un schéma de pensée dominant.
Vedretta di Fellaria, au dessus de la vallée d’Engadine, l’une des plus haute vallée d’Europe (2400 m) à la frontière entre la Suisse et l’Italie.
© Olivier de Sépibus
La tragédie actuelle, c’est que ces poches sont de plus en plus rares, elles se réduisent comme peau de chagrin. Je le vois tous les jours sur le canton de La Grave (Hautes-Alpes), où j’habite : il suffit de changer de versant de montagne pour tomber sur la station de ski des Deux Alpes. Tout l’inverse de la montagne « refuge » : un endroit parfaitement lissé, balisé et sécurisé pour que le touriste CSP+ puisse venir (se) « dépenser » de la façon la plus confortable possible.
On a même installé des escalators dans les téléphériques, on s’y déplace désormais comme dans des aéroports. On est là en présence d’une montagne complètement objectivée, convertie en formidable parc d’attractions grandeur nature, c’est-à-dire en ressource au sens parfaitement économique du terme.
Lors du One Planet - Polar Summit, premier sommet consacré aux glaciers et aux pôles en novembre 2023, Emmanuel Macron s’était engagé à placer 100 % des glaciers français « sous protection forte d’ici 2030 ». Vous n’y croyez pas ?
C’est un engagement important, même si on sait que dans les faits, ça risque d’être plus compliqué. Et puis tout dépend de la manière dont ça va être mis en place. J’avais noté une phrase qui m’avait alertée : en décembre 2023, quelques jours après cette annonce, le sénateur [écologiste] Guillaume Gontard avait proposé un premier engagement très concret à travers la protection du glacier de la Girose [à La Grave, ndlr].
Le gouvernement lui avait répondu qu’il allait y avoir – je cite – « le lancement imminent d’une initiative, co-pilotée par les préfets de région et les présidents de région concernés, ancrée sur les territoires, pour que chacun puisse s’approprier les enjeux de ces nouveaux espaces à haute valeur ajoutée de biodiversité »…
Rien ne va dans cette formulation, si l’on regarde attentivement les termes : on est encore dans un vocabulaire très économiciste, avec l’idée qu’émergeraient de nouvelles ressources à travers la question du dérèglement climatique, et qu’on va pouvoir en faire quelque chose, que ce soit dans une logique d’aménagement ou de conservation. On en revient à notre point de départ : la formulation du problème. S’il est impossible de formuler le problème autrement, que va-t-on bien pouvoir changer ? Rien. Nous n’allons que reproduire les mêmes logiques, sous des formes peut-être renouvelées, mais avec un fond identique.
Faudrait-il envisager de donner des droits aux glaciers, dans le même mouvement de personnalisation juridique qui concerne déjà des fleuves ou des forêts à travers le monde ?
C’est une question sur laquelle j’aimerais me pencher, prochainement. On a vu les effets positifs que cela a pu produire à différents endroits, avec le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande ou ailleurs en Amérique du Sud. C’est un outil juridique qui peut être très intéressant, même s’il soulève de nombreuses questions. Dans le droit roman-germanique, une entité sujet de droit est également soumise à des devoirs : quels seraient-ils pour un glacier, ou une montagne ?
Si c’est pour finir par penser ces devoirs sous la forme de « services écosystémiques » rendus par les entités – comme la captation de carbone pour une forêt, ou, imaginons, le stock d’eau potable pour un glacier – le risque est de retomber dans une logique économicisante, où l’on attribue un prix et une valeur monétaire à chaque chose. Soit toute la logique du capitalisme vert… Il faut y réfléchir sérieusement, pour que le remède ne se révèle pas pire que le mal.
Votre texte est empreint d’un certain pessimisme, à l’image de cette question que vous posez : « Pourquoi vouloir agencer de faibles mots autour des montagnes qui s’effondrent quand tout hurle autour ? » Comme si vous doutiez de votre posture de chercheuse, et du sens de votre travail…
Bien sûr que je doute, sinon je ne serais pas une bonne chercheuse. Et bien sûr que je me pose la question du sens que cela peut encore avoir dans la conjoncture actuelle. Il y a de la fatigue, la tentation de la stupéfaction, voire de l’aphasie devant l’incroyable emballement de la machine. Parler des glaciers quand tous les matins, à la radio, on compte les morts à Gaza et en Ukraine, vraiment ? Oui, parfois, on se dit qu’il vaudrait mieux se taire. Pourtant, justement, je pense que résister à la pétrification, c’est aussi croire aux formes de vitalité qui subsistent ça et là, malgré la violence, la guerre, la mort, malgré toute l’absurdité et l’ignominie des processus de destruction en cours.
À l’écriture, je me suis beaucoup inspirée de René Char, dont j’ai repris plusieurs vers pour scander le texte. C’est le poète de la résistance par excellence, les agencements de mots parmi les plus forts qu’il ait pu écrire l’ont été pendant l’horreur absolue de la Seconde Guerre mondiale, vers 1943-1944. Sa poésie devint l’aiguillon du désir de rester vivant.
« Parler des glaciers quand tous les matins, on compte les morts à Gaza et en Ukraine, vraiment ? »
Les chercheurs, eux aussi, à l’instar de René Char, doivent mettre au travail leur réflexivité, et repenser les idées et les concepts qu’ils manient pour saisir le monde. La posture d’extériorité et d’objectivité présumée des chercheurs est devenue obsolète. Réajuster nos mots et reformuler nos épistémologies peut nous aider à répondre collectivement aux processus d’effondrement en cours.
Mais que peut encore « l’épistémologie », aujourd’hui, à l’heure du règne de Cyril Hanouna, des fake news et de la post-vérité ?
Je pense qu’il y a un gros travail de réflexion à mener sur les dispositifs que l’on met en place, aujourd’hui, pour produire de la recherche, partager des savoirs et créer du commun en dehors d’une petite sphère de happy few. L’enjeu n’est plus uniquement de faire venir des étudiants à l’université pour écouter des séminaires de professeurs tout à fait brillants. On sent bien que les lieux classiques du savoir scientifique sont en perte de vitesse, les gens n’y croient plus, il y a de moins en moins de débouchés et de perspectives puisque les financements vont ailleurs.
C’est pour ça qu’il y a trois ans, avec la journaliste et éditrice Anne de Malleray, on avait organisé l’événement Un refuge pour la pensée, sur le canton de la Grave. L’idée c’était de faire se déplacer les chercheurs pour les mettre un peu les pieds dans la boue, si j’ose dire, et les confronter aux habitants, aux habitantes et aux problématiques locales, telles qu’elles sont vécues au quotidien sur le territoire. Et en même temps, de permettre à ces habitants de discuter avec tous ces gens qui, même s’ils n’ont pas nécessairement la même relation incarnée aux problématiques qui traversent le territoire, ont néanmoins passé leur vie à réfléchir à ces questions de tourisme en montagne, de pastoralisme, de glaciers, etc.
Toutes ces questions sur l’habitabilité de la Terre ne peuvent plus être formulées uniquement par des chercheurs, car cela reviendrait à se complaire dans un « extractivisme scientifique » du savoir.
« La posture d’extériorité et d’objectivité présumée des chercheurs est devenue obsolète »
Ces questions doivent se construire avec et sur les territoires, par tous les gens qui sont directement traversés par ces problématiques. La rhétorique de la « co-construction des savoirs » est un peu mise à toutes les sauces aujourd’hui, mais rares sont ceux qui le font vraiment. L’enjeu est pourtant bel et bien que la normativité n’émane pas toujours des mêmes cercles et des mêmes personnes.
Vous vous êtes beaucoup engagée au sein du collectif La Grave autrement, qui s’oppose au projet d’extension d’un téléphérique sur le glacier de la Girose. En octobre 2023, une ZAD – la plus haute d’Europe, à 3 400 mètres d’altitude ! – s’y était même organisée pour alerter contre « l’exploitation et l’artificialisation des montagnes ». Est-ce aussi à travers ce genre d’actions militantes que l’on peut aujourd’hui parvenir à « murmurer d’autres possibles chez nos contemporains », pour reprendre votre formule de conclusion ?
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On se pose tous la question des meilleurs leviers. Les ZAD en font certainement partie. Il faut multiplier les collectifs citoyens qui se ressaisissent des questions politiques, économiques, sociales qui traversent leur territoire. Parce qu’ils ont bien compris que pour produire du commun, on ne peut pas se contenter de déléguer l’aménagement de son territoire à de grandes entreprises, et la protection ou la conservation aux instances de gestion étatique. On a besoin de reprendre le dialogue, tout simplement. Je ne vois pas d’autres manières, en réalité.
Les nouveaux récits communs, la construction de nouvelles « cosmopolitiques » ne peuvent être que le résultat de la rencontre et des échanges au sein de ces collections citoyens, entre les habitants, les chercheurs, les militants. Parfois, je me dis qu’on a peut-être mis un peu la charrue avant les bœufs : à quoi bon tenir de grands discours sur le réenchantement du vivant et remettre au goût du jour des manières animistes de se relier aux non-humains si l’on n’est pas déjà capable de dialoguer entre humains et de partager les attachements multiples aux entités qui composent nos mondes ?
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Journaliste, orienté écologie (et) politique, avec quelques tropismes assumés autour de la montagne, de l’Inde, ou du football. Pour Basta, je réalise notamment des enquêtes et des grands entretiens. Après avoir co-fondé Reporterre, je collabore désormais avec le groupe So Press (Society, So Foot, So Film, etc.) et Le Parisien Magazine, dans le cadre de reportages en France et à l’étranger.
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"Et au fait, la collapsologie ? "
- Par Thierry LEDRU
- Le 22/07/2025
Cet article pose tout le problème de la main-mise des réseaux sociaux et de la frénésie de l'actualité.
Les premiers s'accaparent les idées pour créer du buzz et de l'audimat et la seconde renvoie aux abysses les problèmes les plus cruciaux parce que l'audimat reste le maître absolu. Quelle que soit l'importance de l'idée, dès qu'elle n'est plus suivie, entretenue, approfondie, il faut que les réseaux sociaux, et les médias les plus importants en font partie, trouvent un autre sujet, une autre source de buzz.
Est-ce que la situation planétaire au regard de la collapsologie s'est améliorée ? Non, aucunement, bien évidemment. On continue à rouler à tombeau ouvert vers le mur ou le ravin. Ceux qui s'informent le savent. En même temps, je n'ai pas besoin des réseaux sociaux et des médias mainstream pour en avoir conscience. Mais il n'en reste pas moins que cette manipulation de masse me désole.
En fait, je pense que les médias officieux, ceux qui ont la plus grande audience, entretiennent cette inconscience mais la plus grande responsabilité, c'est la masse qui la porte. Il faudrait que les gens qui se servent des réseaux sociaux soient beaucoup plus exigeants sur les sujets qu'ils veulent lire et les algorithmes suivraient le mouvement.
Sur ma page Facebbok, les sujets qui me sont proposés en lecture sont les reflet de mes centres d'intérêt. C'est certain que ceux ou celles qui passent leur temps à lire ou regarder des sujets insignifiants ne risquent pas d'influencer favorablement les algorithmes.
Chacun et chacune est responsable de son ignorance ou de son évolution, même à travers les réseaux sociaux.
Au fait, qu’est devenue la collapsologie ?
Au fait, qu’est devenue la collapsologie ?
Couverture de l'ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens paru en 2015.
« 2015, c’était l’époque de la COP21 et du Laudato si’ du pape François. Il y avait quelque chose de l’ordre de la fin du monde qui était dans l’air », se souvient Pablo Servigne aujourd’hui. Pour l’ingénieur agronome de formation, devenu l’une des figures médiatiques les plus en vue sur le sujet, le concept avait alors permis de combler « un angle mort de la société. » À savoir l’articulation des différents risques majeurs dans des domaines variés – le climat, la biodiversité, le pétrole, la finance, etc. – pour penser les « méga-risques » auxquels la civilisation humaine est confrontée.
Ce que c’était à l’époque
Il y a dix ans, le concept fait mouche auprès des militants écolo, inspirant la création de collectifs comme Extinction Rebellion (qui lutte explicitement contre « l’effondrement écologique et sociétal ». Mais la collapsologie séduit aussi une audience plus large, sans forcément que cette notion ne soit vraiment bien comprise. Porté par le buzz médiatique, le mot a fini par « échapper [à ses créateurs] comme le monstre de Frankenstein », raconte Pablo Servigne. Alors que l’objectif de départ était de fonder une discipline scientifique, la collapsologie s’est peu à peu muée en « un mouvement social pluriel regroupant diverses tendances : les effondristes, les gens qui disent que c’est foutu, ceux qui disent que ce n’est pas le cas… C’est un peu passé à la trappe, comme un film hollywoodien qu’on regarde pour se faire un peu peur et qu’on oublie aussitôt. »
« C’est un peu passé à la trappe, comme un film hollywoodien qu’on regarde pour se faire un peu peur et qu’on oublie aussitôt. »
Pablo Servigne
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Au fond, ajoute Pablo Servigne, « le système politique actuel n’est pas du tout conçu pour traiter des enjeux aussi complexes et énormes ». Les adeptes de la collapsologie, eux, ont fini par s’épuiser à force d’explorer ses nombreuses ramifications (apprendre à faire son potager, imaginer des voies pour mettre en place la sobriété énergétique, etc.) Tant et si bien qu’après quelques années, plus grand monde ne se revendiquait de ce mouvement.
Ce que c’est devenu
Une rapide recherche sur Google Trends confirme ce diagnostic : après un pic au printemps 2020, la courbe des recherches Google du mot « collapsologie » s’effondre brusquement. La pandémie de Covid-19 a confirmé l’existence de chocs systémiques. Mais elle a aussi eu l’effet inverse : « Certains se sont dit : il y a eu un choc systémique global et il ne s’est rien passé, la société est toujours là », constate le chercheur, sorti du monde universitaire et qui se décrit comme « in-terre-dépendant ».
Capture d'écran sur le site Google Trends, montrant l'évolution des recherches Google du mot "collapsologie" entre 2015 et 2025.
Idem pour l’intensification de l’urgence écologique. Alors que la situation n’a jamais été aussi préoccupante – la limite des +1,5 °C prévue par l’Accord de Paris a officiellement été enterrée en juin 2025, et une septième limite planétaire est en passe d’être franchie – « tout le monde en a marre de l’écologie et de la collapsologie », soupire Pablo Servigne. « Du côté des écolos, il faut du positif sinon ça ne marche pas (ce qui me semble assez vaseux), et de l’autre côté, celui de la droite et de l’extrême droite, les gens n’ont en ont plus rien à faire et l’assument clairement. »
Surtout, la « disqualification de la collapsologie a bien fonctionné », relève le politiste Bruno Villalba. Lorsque le concept était encore en vogue, des voix s’élevaient de tous les côtés pour le critiquer. À droite, par des « anti-catastrophistes » comme Luc Ferry et Pascal Bruckner. Mais aussi à gauche, où la réception a été assez ambigüe. Si certains ont « repris un certain nombre d’arguments clés de la collapsologie, notamment sur l’état de gravité de la crise écologique et son accélération actuelle », poursuit l’auteur de l’ouvrage Les collapsologues et leurs ennemis (PUF, 2021), d’autres ont gardé leurs distances, en dénonçant par exemple un risque de dérive « réactionnaire » (et « incitant au repli »), à l’image de l’organisation altermondialiste ATTAC. Dans une tribune parue dans Libé en 2019, l’historien des sciences et de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz pointait quant à lui du doigt un courant « anthropomorphique » (faisant peu de cas du vivant non-humain) et « occidentalocentré ». « Les critiques sont essentiellement venues de philosophes, des gens qui sont un peu hors sol, réagit Pablo Servigne. Beaucoup d’entre elles reposent sur des malentendus, même s’il y a aussi eu quelques critiques constructives. »
« Il y a un vrai travail conceptuel à faire pour fonder la collapsologie en tant que discipline »
Pablo Servigne, chercheur et auteur du livre "Comment tout peut s'effondrer" (Seuil, 2015)
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Autre élément qui n’a pas servi la réputation du mouvement : sa propension à penser en dehors des cadres, en incluant dans son champ une dimension « intérieure » forte, incarnée par la « collapsosophie ». Un concept théorisé dans le livre Une autre fin du monde est possible (2018), consistant à se préparer mentalement à la perspective des effondrements en s’appuyant sur la philosophie et la spiritualité. « L’intuition et l’émotion occupent une place clé dans la collapsologie. Sauf que dans une société très cartésienne, où le rapport à l’émotion n’est pas valorisé dans l’espace politique, qui est le lieu de l’affrontement et de la violence, il est très facile de vous disqualifier quand vous faites appel à ce type de ressorts », souligne Bruno Villalba.
Au-delà du « collapso-bashing », la « contre-proposition politique de la collapsologie n’a pas été suffisante, juge le professeur de science politique à AgroParisTech. Qu’est-ce qu’elle apporte fondamentalement de plus que la proposition de l’écologie politique ? » Selon lui, la brèche ouverte par Pablo Servigne et ses collègues n’a pas débouché sur des pistes concrètes pour construire un futur à la fois crédible et souhaitable, capable notamment d’articuler « fin du monde » et « fin du mois » (comme le voulait le slogan qui avait tenté de raccrocher les Gilets jaunes au mouvement climat en 2019).
De fait, beaucoup n’ont retenu de la collapsologie que le diagnostic déprimant. « La collapsologie a été caricaturée en “tout est foutu”, mais je n’ai jamais dit ça, regrette Pablo Servigne. Tout ce qu’on a fait, c’est lancer une alerte. Les gens ont flippé, c’est normal. » La notion de « catastrophisme éclairé » empruntée au philosophe Jean-Pierre Dupuy, consistant à considérer le cataclysme comme certain pour avoir une chance de l’éviter, n’a selon lui pas été bien comprise.
Ce que ça pourrait devenir demain
À écouter Pablo Servigne – qui s’apprête à publier en octobre un nouveau livre sur l’entraide, intitulé Le réseau des tempêtes : Manifeste pour une entraide populaire généralisée (éd. Les Liens qui libèrent) – tout n’est pas « foutu » pour la collapsologie. Avec Raphaël Stevens, le chercheur planche désormais sur la suite d’Une autre fin du monde est possible (2018), pour imaginer une « collapso-praxis ». Son objectif : poser des pistes d’action, justement.
Portrait de Pablo Servigne © Pascal Bastien
« J’ai bien envie de redomestiquer le mot de “collapsologie” et d’essayer de voir ce que ça donne », confie Pablo Servigne. Le chercheur se dit convaincu qu’une « deuxième vague de la collapsologie » est en train d’arriver, dans un contexte marqué non seulement par la « désagrégation » croissante de la société et de la biosphère, mais aussi par le retour des fascismes – qui constitue, selon lui « l’un des stades de l’effondrement » – et les bascules à venir entraînées par la percée fulgurante des IA.
À ses yeux, « il y a un vrai travail conceptuel à faire pour fonder la discipline », chose que Raphaël Stevens et lui n’ont pas pris le temps de faire. « Mais ça prend des décennies de fonder une discipline », estime Pablo Servigne, qui cite l’exemple de la climatologie, construite sur un agrégat de différentes disciplines scientifiques allant de l’océanographie à la physique des fluides.
À l’international en tout cas, les recherches sur le sujet vont bon train. Mais pas forcément sous la bannière de la « collapsologie ». De nouveaux mots sont en train d’émerger, comme celui de « polycrise », devenu « le buzzword à l’ONU » – une alternative « beaucoup plus neutre, gentille et bureaucratique » au néologisme né d’une boutade dix ans plus tôt, estime Pablo Servigne. Qui reste plus que jamais persuadé que « le problème, ce sont les gens qui n’acceptent pas l’effondrement de la société, empêchant les choses d’évoluer. » Autrement dit, même si le mot collapsologie disparaît, le futur qu’il décrit reste toujours d’actualité.