Kilian Jornet

En mai 2017, le Catalan Kilian Jornet est devenu le premier homme à réaliser une double ascension de l’Everest en moins d’une semaine. Un exploit immédiatement suivi d'une moisson de succès en trailrunning. En septembre, il disputait l’Ultra Trail du Mont-Blanc, épreuve mythique qu’il avait déjà remportée trois fois. À l’issue d’un duel retentissant avec le Français François D'haene, il terminait cette fois deuxième. Jornet est une icône des sports de montagne, où il est le seul à s'illustrer dans trois disciplines avec la même réussite : l'alpinisme, le trail et le ski alpinisme. Mais il n'a jamais autant souhaité « disparaître » des écrans et des esprits, dans la foulée d’une jeunesse solitaire passée au sein d’un refuge d’altitude.

Par Aurélien Delfosse et Alexis Berg

« Quand j’ai débuté, ça m’était égal qu’on parle de moi, et ça l’est toujours aujourd’hui. Je considère que je suis juste arrivé au moment où le trail grandissait et prenait une nouvelle dimension. Il devenait populaire. Mon image et mon statut ne sont que la conséquence de cela. Il faut distinguer le fait d’avoir gagné beaucoup de courses, d’autres l’ont fait avant moi, et de l’avoir réalisé au bon moment, pile en plein boom. »

A-t-on jamais autant parlé de Jornet que cet été. Le Catalan a réalisé au mois de mai la première double ascension de l’Everest de l’histoire. Elle lui a valu de faire la une des journaux et magazines du monde entier. Un mois plus tard, il remportait le marathon du Mont-Blanc, puis l’une des courses d’ultra-trail les plus célèbres de la planète : la Hardrock 100, aux États-Unis. Avant de prendre part, début septembre, à l’Ultra-Trail du Mont-Blanc le plus relevé de l’histoire, rebaptisé la « course du siècle ». Il y a pris la deuxième place derrière le Français François D’haene après 19 heures de course et au terme d’un scénario haletant.

 

« Je n’ai pas cherché ce statut, on me l’a donné. Le sport, c’est un peu le cirque romain d’aujourd’hui. Il faut créer des gladiateurs. C’est quelque chose qui m’a toujours dérangé, mais c’est peut-être le prix à payer pour que les sports de montagne apparaissent enfin dans les médias. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’être connu, ni de passer à la télé, mais d’inciter les gens à aller en montagne. »
 

Cliquez sur la photo pour lire la légendeUn début de course sur Facebook Live pour l’UTMB 2017.

« Je me vois comme un promoteur des paysages plus que de la performance. La performance, c’est une notion très personnelle : chacun a sa vision de ce qu’il veut accomplir. En revanche, dans une société de plus en plus sédentaire, j’aime l’idée d’être une source d’inspiration et d’amener plus de monde en pleine nature. »

 

Kilian Jornet grandit à 2 000 m d’altitude, au refuge du Cap del Rec, en Cerdagne espagnol, dont s’occupent ses parents. À 13 ans, il intègre le Centre technique du ski de montagne et dispute ses premières compétitions. À 17 ans, il franchit la frontière et s’installe en France, à Font Romeu, pour étudier sport et études en STAPS. C’est par l’intermédiaire du ski-alpinisme qu’il découvre les courses de trail. Il s’y illustre rapidement, réussissant à passer avec la même réussite du ski-alpinisme au trail ou à l’alpinisme. Rapidement repéré par la marque Salomon, celle-ci en fait sa figure marketing. Seul athlète capable de passer avec la même réussite d’un sport à l’autre, sa popularité est immense dans un milieu qui peine d’ordinaire à toucher le grand public. Il compte près d’un million et demi d’abonnés cumulés sur Facebook, Instagram et Twitter, où il est extrêmement présent. 
 

« Je ne cours pas pour la gloire. Je cherche autre chose. Arriver premier n’est pas le plus important. Ce qui m’anime, c’est l’effort que cela nécessite, la sensation de tout donner pour y parvenir. Je cours après ce prétexte bête, parce qu’il m’amène à m’entraîner très dur, à me surpasser et à douter, car on se rend vite compte qu’on peut toujours faire mieux. C’est ce que j’essaie de transmettre, ce que je voudrais que les gens retiennent de moi. »
 

« Cette année, j’ai couru la Hardrock, aux États-Unis, et je me suis démis l’épaule après 30 kilomètres. Je l’ai remise en place, c’est un bras, pas une jambe. Pour courir, un bras ce n’est pas indispensable. Dans ces cas-là, il n’y a plus de notion d’accomplissement, tu ne penses plus qu’au moment où tout ça va s’arrêter. Tu te dis : je suis en train d’en chier ! Dans une course, c’est souvent ça qui me fait aller plus vite : l’envie d’abréger mes souffrances. »
 

Ce n’est pas une épaule démise qui arrêtera Kilian Jornet. Surtout à la Hardrock.

« Aux États-Unis, j’ai l’impression d’être un coureur anonyme. Là-bas, la compétition n’est qu’un ingrédient parmi d’autres. Tout le monde fait partie de la même course, quel que soit son niveau. Et c’est ce qui m’attire. Au départ, ça part doucement, tu peux prendre le temps de discuter avec tes concurrents… En Europe, les courses sont plus élitistes, elles sont faites pour performer. La compétition, c’est l’axe principal. »
 

La course continue, aux côtés de Joe Grant, l’Américain. Jusqu’à la victoire finale du coureur espagnol.

« Beaucoup de gens ont été étonnés de ma capacité à combiner toute la saison de ski-alpinisme, la préparation de l’Everest, puis la saison d’été en trail. Ça m’intéressait d’essayer de réaliser cet enchaînement, je voulais voir si j’en étais capable. Cela m’a demandé énormément de travail, comme je n’en avais peut-être jamais fourni. En un an, je n’ai jamais pris plus de trois jours de récupération. La fin d’été a été dure, physiquement j’étais à bout. »
 

« Cette année, à l’UTMB, il y avait tellement de monde autour, dans les ravitaillements, et sur le parcours… Dans ces cas-là, tu te renfermes un peu, tu te mets dans ta bulle. C’est vraiment cool d’être autant encouragé, mais parfois les gens courent à côté de toi, tu peux prendre une pénalité, mais ils s’en foutent. Quand tu as cinq personnes qui courent à côté de toi, que, toi, tu cours depuis 150 km, qu’un gars te passe devant et court un mètre devant toi, tu ne vois pas le terrain de la même manière, t’es déconcentré, tu peux tomber. C’est quelque chose de nouveau dans le trail, ça devient comme dans le cyclisme. Et souvent ils ne te regardent pas, ils regardent leur téléphone. Un peu comme dans Matrix, dans une dimension parallèle. »

Vainqueur à trois reprises en 2008, 2009, 2011 et jusque-là invaincu sur l’épreuve, Kilian Jornet faisait cette année son grand retour sur l’Ultra-Trail du Mont-Blanc. Mais cette fois, il a dû s’incliner face à l’autre référence de la discipline, le Français François D’haene, sacré à son tour pour la troisième fois.
Avant même le départ, cette quinzième édition était considérée comme la plus relevée de l’histoire : en sus de Jornet et de D’haene, le Français Xavier Thévenard, double lauréat, figurait lui aussi au départ, tout comme le grand espoir américain Jim Walmsley. Les quatre hommes ont dynamité le premier tiers de la course, avant que Jornet et D’haene ne se disputent la victoire finale. Quinze minutes seulement les séparaient à l’arrivée, après 170 kilomètres de course et 19 heures d’effort.

« Il y a dix ans, il y avait beaucoup moins de monde sur les courses, beaucoup moins de spectateurs. Cette année, à la fin de l’UTMB, il y avait des gardes du corps pour nous faire descendre du podium ! François D’haene (le vainqueur) a voulu rester une demi-heure dans le public pour faire des signatures, mais il y a eu des mouvements de foule et ils ont dû le sortir de là. C’est sûr que ce sport a changé… »

« Certains me voyaient intouchable. Mais c’est un truc des médias. J’ai perdu parce que François était plus fort, tout simplement ! Je n’éprouve ni soulagement ni déception d’avoir été battu pour la première fois dans une course que j’avais jusqu’ici toujours gagnée, et où mon statut a changé après mes trois victoires. Le regard extérieur ne m’intéresse pas. Être compétiteur, cela suppose de gagner et de perdre. J’ai perdu plein de courses cet hiver en ski-alpinisme et on n’en parle pas parce que ce n’est pas l’UTMB. »

« La première fois que j’ai gagné une course de ski-alpinisme ou de trail, c’était hyper fort au niveau émotionnel. Des années de travail se concrétisent en un instant. C’est intense. T’es submergé. Je ne le ressens plus aujourd’hui. Et je sais que je ne ressentirai plus jamais ce que je ressentais au début de ma carrière. Je n’ai plus d’envie spéciale de gagner telle ou telle course. Quand je suis au départ, je veux gagner, mais ça ne restera qu’une victoire de plus. Je n’ai plus à me prouver ce dont je suis capable. Je ne suis pas lassé, j’aime toujours la compétition, mais ça ne m’apporte plus au niveau émotionnel ce que ça m’apportait avant. C’est un peu triste, mais ça ne me fait plus rêver.

Après la course, la pression médiatique.

Connu, apprécié, distingué pour sa sympathie, ses sourires et sa proximité avec le public, auprès duquel il jouit d’une intense popularité, Kilian Jornet est pourtant de nature farouche. Depuis son explosion sportive et médiatique, au milieu des années 2000, le Catalan a constamment cherché à sauvegarder son mode de vie : indépendant et solitaire. Installé à Chamonix avec sa compagne, la coureuse suédoise Emelie Forsberg, il a choisi fin 2015 de quitter les Alpes françaises où sa notoriété contrastait trop durement avec sa « timidité » instinctive. Jornet s’est établi dans le somptueux décor des fjords norvégiens, sans télévision, avec quelques bouquins et une paire de baskets… Pour vivre comme un ermite. 

« Je suis sûr que quand j’arrêterai ma carrière, je serai oublié en deux jours. Et c’est ce que je souhaite : être oublié. Je trouve que c’est une bonne chose. Il n’y a rien de plus con que de courir : il faut mettre un pied devant l’autre, même si certains courent un peu plus vite que d’autres. Les éducateurs, les scientifiques, eux, font des choses productives et devraient être mis en avant. Nous, on ne fait que suivre notre passion. Cela donne du plaisir aux gens, mais je ne comprends pas ce mysticisme autour du sport. »

« Je suis une personne assez introvertie, j’aime la solitude. Rencontrer du monde me gêne. Au début de ma carrière, je me retrouvais à devoir parler de moi tous les week-ends, je voyais tous ces gens que je ne connaissais pas et qui m’aimaient… Je faisais trop de courses, plus d’apparitions publiques que je pouvais en supporter. Et, en 2011, j’ai failli tout arrêter ! Je me disais : je ne peux plus vivre comme ça ! Arrêtez de me faire chier. Moi, j’aime faire de la montagne ! J’ai décidé à ce moment-là de disparaître. De faire moins de courses, de faire beaucoup moins d’interviews. »

Chez lui, en Norvège, loin du monde...

« Plus je vieillis, plus je vis comme un ermite ! Chez moi, c’est de famille : tous mes proches sont pareils, et quand j’étais petit, j’étais déjà comme ça. J’ai grandi dans un refuge de montagne à 2 000 m d’altitude. Je n’ai jamais été quelqu’un de social, ni à l’école ni en dehors. Aller prendre une bière ou inviter quelqu’un à la maison, c’est quelque chose que je ne ferai jamais. Je me dis qu’il y a des meilleures choses à faire. Ça peut être difficile à comprendre, mais je suis comme ça. Quand j’allais à l’école, j’allais étudier puis je me cassais tout de suite après. J’allais m’entraîner, j’allais en montagne. Quand je suis devenu athlète, j’ai fait l’effort de m’ouvrir, mais je reviens de plus en plus à une forme de solitude. »

« J’ai besoin de pouvoir sortir de la maison à poil et de pisser dans le jardin si ça me traverse l’esprit. C’est pour ça que j’ai quitté Chamonix (où il a habité jusqu’en janvier 2016) pour m’installer en Norvège. Chamonix, c’est une magnifique université de la montagne, tu es inspiré par ce qui se fait autour, mais je ne pouvais pas y rester… C’est la ville la plus grosse où j’ai habité ! Quand je passe plusieurs jours en société, je ne me sens vraiment pas bien. J’ai eu envie de me sentir seul. Un sentiment que je n’avais pas éprouvé depuis des années. »

« C’est aussi pour ça que je me suis plus orienté vers l’alpinisme et les expéditions. En haute montagne, la quête de liberté est primordiale. Il y a l’idée de choisir son chemin. D’être face à soi-même. C’est encore plus vrai l’hiver, en ski, car tu fais ta trace. Mais je recherche ça aussi l’été dans des paysages ouverts, où il n’y a pas de sentier. J’aime cette sensation de pouvoir aller n’importe où dans une végétation basse. Ce type de terrain laisse beaucoup plus de part à l’imagination et à l’introspection. »

« J’ai besoin de disparaître, et aussi de ne pas être regardé, évalué : je veux me tourner vers le côté créatif, aventureux. Sortir de cette seule recherche des grands noms et du prestige pour me reconcentrer sur l’activité elle-même. Parfois tu apprends beaucoup plus en escaladant un sommet inconnu. Je tiens à faire des choses qui ne parlent à personne, sauf à moi. Je cherche des émotions comparables à celles de mes débuts sur les courses. »

« Ce que je ressens en haut d’un grand sommet n’est comparable à rien. Atteindre le sommet, c’était d’abord éprouver le soulagement de ne plus devoir monter, parce que c’est tellement exigeant que tout ce qui te reste comme force est destiné au prochain pas, et à rien d’autre. Il n’y a plus aucune émotion. Là-haut, la ligne d’arrivée est floue, personne ne t’attend, tu es seul avec toi-même alors qu’il reste encore toute la descente, et donc beaucoup de dangers. »

« Quand tu es seul, la sensation de proximité avec la mort est une chose attirante. J’aime ce flirt entre la mort et la survie. La lutte entre ces deux sentiments mène à un état proche de la méditation. Il n’y a rien de spirituel ici, je suis quelqu’un de rationnel. Mais la prise de risque est indissociable de l’alpinisme. Pourquoi allons-nous dans des endroits où il y a des chutes de pierres, des séracs, et qui nécessitent des niveaux de technicité extrêmes ? C’est pour être confronté à ce doute, entre attirance et répulsion. On fait de la montagne, pas de la pétanque ! »

« L’an dernier, sur les flancs de l’Everest, j’ai cru que je ne sortirais jamais d’une tempête qui s’est déclenchée à 8 000 m. J’essayais d’ouvrir une nouvelle voie. Je me suis dit que c’était fini. Je pensais que j’allais mourir, je me disais que j’étais con. Je me trouvais bête, mais je n’étais pas triste, pas en colère parce que, dans le même temps, je luttais seul pour ne pas mourir. Dans ces cas extrêmes, tu peux mourir en ayant peur ou en essayant de garder ton calme pour t’en sortir. C’est ce que j’essaie de faire. J’ai appris avec les années à séparer les émotions de la pensée. De toute façon, tu ne peux rien faire. Tu es vulnérable. Personne n’est là pour t’aider. Si tu dois mourir, tu vas mourir quoi qu’il arrive. »

« C’est pour ça que je ne refuse jamais de parler du risque, je le fais dans toutes mes interviews. Beaucoup vont en montagne sans être préparés. Parce qu’ils veulent une photo au sommet. Ils ne comprennent que c’est dangereux que lorsqu’il y a un accident. Donc il faut répéter les choses. Certains veulent faire le mont Blanc sans avoir à se confronter à la technicité d’un sommet de 4 000 m. Ils y vont parce que c’est le mont Blanc ou le Cervin, pas pour les sensations que cela procure. C’est une faute partagée : celle des institutions, des guides, des agences de voyage, des athlètes comme moi qui vendent des noms. »

« Quand j’étais plus jeune, je prenais des risques pour nourrir mon ego. Je cherchais une place. Je voulais dire et montrer que j’étais là. La clé, c’est de se sentir fort mais jamais intouchable. C’est un sentiment dangereux. Je me méfie toujours lorsque je me sens confortable dans une ascension, ça veut dire que je ne vois plus grand-chose. Que je rate des dangers que je n’ai pas identifiés. C’est comme quand tu cours sur un glacier, tu peux te sentir intouchable parce que c’est tout plat, mais tu ignores alors le fait qu’il y a des crevasses. Quand je cours sur un glacier, je le fais parce que cela m’attire et parce que j’accepte le risque lié à cette activité. Mais je ne me sens pas intouchable du tout, je serre les fesses et j’espère au fond de moi que ça va passer… »

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