L'aperception

L’aperception originaire      

    Nous l’existence consciente disions qu’avec l’homme apparaît le mental. Si l’animal existe, sent et connaît, l’homme en plus sait qu’il connaît. Nous disons (en principe) que l’homme est conscient, ou du moins il peut être conscient de lui-même, c’est-à-dire lucide. La précaution oratoire veut dire ici que la lumière de la conscience est loin d’être toujours actualisée. De fait, la plupart des hommes sombrent dans leurs pensées plutôt qu’ils ne les pensent vraiment. Nos pensées pensées répétitives et non délibérées nous tirent vers l’inconscience. Et pourtant ce sont bien des pensées. Toutefois, la potentialité demeure en tout homme d’être conscient de lui-même. Elle est la conscience elle-même, c’est-à-dire plus que lavigilance engagée dans le rapport sujet/objet. Par exemple le qui-vive face à un danger. La conscience-de-soi accompagne la conscience-de-quelque-chose, mais elle n’est pas une conscience d’objet.

    Cependant, la nature du sujet conscient est subtile, elle ne se réduit pas à une question de logique ni de grammaire. Aussi étrange que cela paraisse, l’apparition dans l’état de veille d’un sujet qui dit « moi » n’est en aucune façon la preuve d’une forme élevée de conscience, mais juste l’entrée en scène de l’ego. Que l’ego monopolise toute notre attention ne veut pas dire que nous soyons davantage conscient, c’est même exactement le contraire. Plus la conscience égotique se manifeste et plus l’occultation du champ de conscience est forte, car elle voile la présence. Inversement, avec un sens de l’ego moins insistant, un ego presque transparent, la présence est davantage manifeste. C’est alors seulement de l’éveil qu’émerge le sujet véritable, plus large et plus profond que les accointances limitatives de l’ego. Nous le voyons par exemple dans la communication, plus nous sommes présent, moins nous y mettons d’ego, et meilleure est la relation, plus le partage est riche et doué de sens.

    Donc, si ce n’est pas se planter en tant qu’ego face à un autre, se pose alors la question de savoir ce qu’il faut entendre par conscience de soi. Une pensée ? Un concept ? Une intuition parmi d’autres ? Est-ce une sorte d’intuition qui nous accompagne et n’est jamais perdue ? Qu’est ce que l’aperception originaire ?  Kant a indéniablement touché du doigt le problème. Il emploie les expression « aperception pure », « aperception originaire » ou « aperception transcendantale » pour désigner cette conscience une et identique par laquelle le divers des impressions est rattachée à l’unité du je.

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A. L’aperception empirique et l’ego

    Dans le développement du cours, comme nous l‘avons vu,  il faut parler d’un je. du je suis qui n’est pas le moimais le précède. Impossible de dire qu’il s’agit d’une simple pensée parmi d’autres, « une » pensée dans le défiléinterminable de nos pensées. Il devrait être clair à tout esprit véritablement attentif que penser beaucoup et cogiter sans arrêt ne nous rend pas plus conscient, c’est-à-dire pleinement présent ici et maintenant. Et pourtant, ce défilé des pensées qui sans arrêt se retourne sur lui- même pour se hausser le col, pour s’affirmer face à un autre, pour se plaindre, ce défilé des pensées qui prend pour centre notre petite personne est précisément l’ego. Le moi empirique. Mais en tant qu’ego, c’est-à-dire identifié à l’ego, avons-nous une conscience de nous-même ?

     1) Très honnêtement, il faut reconnaître que non. A la place, et c’est différent, nous avons un souci éperdu de nous définir et de nous faire valoir. Donc dans la pensée et par concepts. Il est très important -pour la première fois peut être-, de pouvoir l’observer. Rien de plus banal et de plus commun, de plus universel. Sans aucun rapport avec quelque degré de culture que ce soit chez l’être humain. L’ego n’est pas une dotation spéciale pour scientifiques, une propriété des savants, un attribut du bon sens, ni un concept spéculatif, une invention des philosophes, et pas davantage un noble idéal à réaliser, une création de la morale, ni une invention religieuse. L’ego est le sujet le plus trivial qui soit, le moins aperçu et le moins bien compris. Les guerriers de Gensis Khan étaient tout autant doués d’un ego que leur maître conquérant, autant que les vendeurs de drogue dans les bas-fond de Brooklyn, pas moins, ni plus, que les petites mains des usines  de Corée, les étudiants dans toutes les universités du monde, les hommes et les femmes présent dans des communautés religieuses ou s’agitant dans des quartiers d’affaire. L’esprit humain, en se donnant une image de lui-même fait naître l’entité ego, et nous dépensons une énergie folle dans toutes nos activités pour chérir, préserver, renforcer, nourrir, l’image que nous avons de nous-même.L’ensemble de ces processus se situe dans ce que nous pouvons appeler la conscience normale. Que dans cette image figure un fauteuil à l’assemblée, un conseil d’administration, à la tête d’une église ou une place reconnue dans un gang, psychologiquement c’est la même chose, encore de l’ego. Qu’entre en jeu une motivation liée à la libido, une référence au jugement d’un père ou d’une mère, qu’il y ait une place obsessionnelle pour les jugements d’autrui, les remarques insidieuses, les flatteries ou les humiliations, cela va de soi ; c’est encore de la nourriture pour la défense et la préservation de l’image du moi. C’est de l’ego au sens ordinaire du terme ; et tout ce trafic qui tourne autour de « moi » peut très bien opérer de manière subconsciente, sans que le prétendu « moi » ait la moindre idée de son propre fonctionnement mental. C’est la conscience normale qui n’est rien d’autre que l’inconscience ordinaire dans laquelle de prime abord nous pensons en tant qu’être humain, nous cherchons en scientifique, nous calculons en économiste, nous décidons en politique, nous planifions et dominons avec de l’argent etc. En fait, à bien y regarder, le meilleur de l’humain surgit précisément quand il s’élève pour une fois au-dessus de cette conscience normale, dans un accomplissement qui touche à l’universel. Dans ce qui ....

    Maintenant, comprenons bien, l’auto-définition ne nous fait pas avancer d’un pouce. Contrairement à ce que l’on croit dans l’opinion, l’auto-définition n’est pas la conscience de soi. Elle n’est pas non plus la connaissance de soi. Elle s’inscrit dans le registre de l’affirmation du moi et elle est égocentrique. Pourtant, dans ce que l’on appelle d’ordinaire «l’examen de conscience », on admet que la réflexion  nous révèle tel que nous sommes. En faisant dans une introspection le tour de nos « qualités » et de nos « défauts », on pense (c’est une idée tellement courante) qu’on arrivera à « mieux se définir », le souci de définition exacte devenant « la conscience de soi ». Du moins c’est ce que l’on croit. Suis-je un concept mathématique auquel il faudrait rapporter une définition exacte ? L’exactitude d’une définition de soi, n’est-ce pas une tentative de clouer l’animal dans la boîte pour en finir et dire fièrement « moi, je suis comme ça » ? Raide comme un piquet. Apparemment oui ou en tout cas c’est bien dans cette croyance que fonctionne l’introspection, du plus ordinaire des jugements que l’on porte sur soi aux formes plus sophistiquées et littéraires. Quand vais-je enfin parvenir à me définir ? A trouver « moi » ? A définir « moi » ? Donner la réponse ultime à la question : « qui suis-je ? » Dans la déclaration « moi, je suis comme çà » il y a une étonnante prétention. « Il faut me prendre comme ça, je suis jalouse, agressive, bornée… mais je le revendique, c’est « moi ». « Je suis menteur, lâche, et vaniteux… mais je le revendique, c’est « moi » ». « J’ai enfin trouvé mon moi précieux et définitif ! Et je le revendique. (c’est à vous de le supporter, moi, je ne changerai pas) ». Prodige d’égocentrisme! Miracle de l’auto-définition : figer la conscience dans l’ego et la revendiquer comme telle. Aveuglement et aveuglement renforcé. Ignorance de Soi.

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    2) Le concept d’aperception a été formé par Leibniz pour dire perception accompagnée de conscience. Ce que Leibniz souligne, c’est que toute perception en général n’est pas nécessairement consciente. « Il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas ». (texte) Le terme choisi précédemment dans le cours était celui de sensation, que nous avons distingué de perception qui, elle, comporte une « distinction ». L’exemple donné par Leibniz est celui du jeu des habitudes qui font qu’obsédé par nos pensées, nous sommes distraits, nous avançant sans prêter attention à rien, alors qu’en fait à chaque instant nous vivons dans un flux constant de sensations. « C'est ainsi que l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants ». Remarquons la subtilité des observations de Leibniz : les sensations demeurent en toile de fond, mais c’est bien notre activité mentale ego-centrée qui nous occupe alors, voilant immédiatement la présence sensible que pourrait découvrir l’attention, ou mieux encore, comme nous l’avons montré, l’attention panoramique de la présence. Autre point important, Leibniz évoque aussitôt la mémoire, or effectivement, la pensée pour penser et identifier a besoin de la mémoire et c’est par elle qu’il y a perception. La perception ordinaire donne lieu effectivement lieu à une identification. C’est bien que l’on appelle aperception empirique. Là encore, il faut le souligner, rien de très mystérieux, ni de particulièrement "philosophique", c’est le lot habituel de toute perception humaine, toute perception de ce genre est enveloppée de concepts.

    La thèse de Leibniz consiste à soutenir qu’il existe cependant une marge de « petites perceptions » inconscientes, un flou impressionniste qui n’est pas le conscient, mais participe de la perception à l’étage de la sensation inconsciente. Leibniz recourt à une analogie : « Pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule ». Le « mugissement » de l’océan est confus, mais le bruit d’une vague est distinct. Entre les « petites perceptions » et l’aperception d’un objet, quel qu’il soit, Leibniz marque une différence d’intensité. Plus exactement, soit nous ne mettons pas en œuvre notre capacité d’attention, auquel cas le flou impressionniste de la sensation demeure, soit nous exerçons notre pensée et il y a perception. « Souvent quand nous ne sommes plus admonestés pour ainsi dire et avertis de prendre garde, à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées ; mais si

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    3) Maintenant, que veut dire aperception empirique de soimême? Ici le « mugissement » en toile de fond ne serait rien d’autre que noise in the head, le bruit dans la tête de la pensée habituelle, le bourdonnement continu du mental qui est le lot ordinaire de notre condition dans la conscience normale. Il y aurait aperception empirique de soi-même quand le sujet fait véritablement usage de sa pensée, au lieu de se laisser emporter dans son bourdonnement continu, en faisant acte de réflexion sur lui-même. En termes techniques, cela s’appelle se livrer à une forme d'introspection.

    Dès lors, le moi se divise en observateur/ observé et tente de se saisir comme un objet qu’il peut définir. D’un point de vue psychologique on aura la dualité moi analysant/moi analysé. D’un point de vue moral on aura la dualité moi juge/moi condamné. Ou encore, le moi qui joue à se poser comme caractérologue et regarde d’en haut un moi en dessous qu’il définit comme « passionné », « émotif », « sentimental », à savoir lui-même. Un moi dressé à la performance qui prononce une évaluation sur un moi jugé bon, pas assez bon ou nul, conformément aux exigences imposées. Ce qui est la « connaissance de soi » dans le sport : connaître ses limites. Dans l’examen de conscience religieux le moi juge est d’un côté du confessionnal, le moi pêcheur de l’autre. Le moi idéal, par la réflexion, prend position face au moi réel et le juge de ses intentions, de ses paroles et de ses actes. On dira alors que « l’âme se repend » après s’être égarée dans le péché, l’égarement est le péché lui-même, tandis que le salut est la contrition face à la reconnaissance du péché en tant que tel. Etc. on peut continuer indéfiniment avec toutes les formes de « connaissance de soi » jusque dans les magazines, où « connais-toi toi-même devient : « testez vos performances sexuelles ». C’est toujours le même registre empirique, même s’il faudrait mieux parler de psychologique.

    L’aperception empirique se situe donc dans l’expérienceil faut ajouter dans l’expérience empirique pour bien comprendre ce que cela veut dire (l’expérience empirique n’est qu'une forme de l’expérience humaine) et en Occident on donne une extension très large à ce concept. Sous l’influence des empiristes anglais, Locke et surtout Hume qui a influencé Kant. Est empirique tout ce qui relève de la constatation par les sens, de l’observation ordinaire, dans une signification plutôt basique. Ce qui concerne avant tout l’œil de chair selon Ken Wilber. Il faudrait y inclure la démarche des sciences de la Nature, mais puisque nous sommes ici dans le domaine de la subjectivité, on ne retiendra de savoir empirique que l’observation en matière des comportements, des conduites que l’on juge, qualités et défauts que l’on cherche, pensées, humeurs, émotions, traits du caractères et du tempérament, aptitudes que l’on veut cerner, les méandres du cœur humain comme dit Hegel. (texte)

    Une remarque, toujours avec Ken Wilber : les méthodes « empiriques » valent dans le domaine de l’objectivité (le quadrant SD) mais deviennent

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B. Le sujet pur, monade spirituelle

    Leibniz dit que « nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions.» Chez la plupart des hommes la pensée tourne et vire au gré de l’association des idées. Nous enregistrons des perceptions de toutes sortes sans savoir si elles sont vraiesfausses, ou illusoires. Nous brassons des concepts à la pelle, mais des concepts vides d’un principe supérieur de discernement. Le courant de nos pensées saute deci-delà, ce qui pourtant tient lieu de compréhension pour la plupart des hommes. Que nous soyons empiriques veut aussi dire que notre pensée est une répétition sans fin d’associations habituelles venues du passé, de désirs, de préjugés, d’idées préconçues ou de préférences inculquées. Chercher l’unité du Soi dans les pensées est donc tout simplement comique. Cela n’existe pas. Il faut dire « il pense » comme on dit « il pleut » dit W. James. De plus, quand bien même l’ego chercherait à se composer une unité, il la tirerait de la mémoire, mais la mémoire est pleine de trous, elle est parfaitement incapable de composer une unité réelle. Quand elle est fragmentée apparaissent despersonnalités multiples. Une « aperception empirique de soi-même » ne peut être qu’un défilé de postures et de personnages, un kaléidoscope d’impressions diverses, un courant d’air d’influences ou un paquet deconditionnements hétéroclites. Et pourtant, pour qu’une expérience soit possible, il faut qu’elle apparaisse à quelqu’un, dans ces conditions le sujet réel, Je, peut-il encore être empirique ?

    1) Nous avons vu que Kant, fait usage de l’expression « aperception empirique de soi-même », et il semble bien qu’il n’envisage la connaissance de soi que sur ce mode. On peut le voir dans son Anthropologie du Point de vue pragmatique. La preuve en est qu’il distingue l’aperception empirique de soi de l’aperception transcendantale, (texte) tout en disant que seule la première aurait valeur de connaissance, tandis la conscience de soi n’est pas une connaissance. Le sous-entendu est clair : la connaissance de soi s’appuie sur « l’aperception empirique de soi » mis en forme par une psychologie, d’ailleurs très peu élaborée chez Kant. Du coup, l’aperception transcendantale a paru négligeable aux yeux de bien des lecteurs de Kant, évacuée sous prétexte qu’elle n’était pas une « connaissance de soi ». Invitation indirecte à se replier sur l’individualité psychologique, ses détours et ses travers : l’idiosyncrasie de l’ego. Et on passe alors complètement à côté de l’essentiel.

    Si l’aperception empirique est un fait d’expérience, l’aperception transcendantale n’est pas une expérience empirique, la réponse que donne Kant est qu’elle précède toute expérience en la rendant possibleLe sens de l’Identité est immanent à toute la création, c’est l’ipséité pure qui jamais ne quitte le sujet, car précisément c’est bien ce par quoi le sujet ne peut se séparer de lui-même et s’éprouve comme Soi. Là se termine la philosophie de la représentation de Kant et commence la philosophie de la Vie de Michel Henry.

    Mais il s’en faut de beaucoup que Kant ait compris toute la portée de sa découverte, car ce qu’il retient, c’est avant tout un principe « logique ». Il faut jusque dans l’expérimentation en physique que le divers de l’expérience soit ramené à une unité. Kant est fasciné par Newton et l’œuvre inaugurée par Galilée, même quand il évoque l’aperception pure, c’est encore avec des exemples de physique ou de mathématique. Il veut montrer que dans le savoir scientifique, la raison ne trouve que ce qu’elle a produit selon ses propres plans. Elle ne va pas glaner au hasard l’universel dans la Nature. Ce n’est pas en regardant les pommes tomber que l’on inventera la théorie de la gravité. C’est aussi l’histoire célèbre de l’expérience de Galilée des boules sur le plan incliné. La raison porte en elle le principe d’unité de la Conscience, principe qui ne saurait se trouver dans le divers des données empiriques, la raison ne peut même pas l’inventer, elle trouve l’Unité pure en Soi, dans la spontanéité pure de l’aperception originaire. Là même où réside le Je du je pense qui porte le divers des pensées. Nous pouvons en dire autant dans le domaine des mathématiques, l’aperception pure fournit l’archétype de l’Unité qui préordonne les règles du nombre, fournit les schèmes directeur fondamentaux de la géométrie et de la représentation de l’espace. C’est sur le fondement de l’aperception pure qu’il est possible...

    En toute rigueur, il faudra dire que l’Identité pure du Je suis est par la pensée projetée dans le divers des représentations, donnant lieu à une conceptualisation de l’identique. Mieux, l’Identité pure est de ce fait spontanément accaparée par le moi empirique qui se drape de ses atours, se proclamant à son corps défendant siège de l’identité. L’ahamkara, l’ego, joue à être ahamJe. Mais cela, Kant ne le comprend pas, il n’est pas psychologue et il n’est pas, disons, un chercheur spirituel. Il en reste à l’idée d’un principe formel. Ce qu’il retient, c’est tout à la fois que les formes logiques du jugement, et celles de l’intuition de l’espace et du temps proviennent de l’esprit et de l’esprit seulement, elles constituent toute aperception empirique, mais elles ont leur siège dans l’aperception originaire sans laquelle elles ne pourraient tout simplement pas exister. L’esprit préforme l’univers qu’il connaît, il le constitue de l’intérieur, mais il n’a pas d’ordinaire conscience de le faire. Si nous poussions un peu plus loin avec David Bohm, dans La Plénitude de l’Univers, nous dirions que la Conscience, Une en tant qu’Esprit, perçoit à travers le système nerveux humain qui est le nôtre, une représentation holographique de l’Univers qu’elle constitue de l’intérieur. Ce monde qu’elle appelle « objectif » à l’état de veille.

    Le mental peut toujours chercher une unité au dehors, il se trompe de direction et s’égare, l’unité principielle est au-dedans et à la source de l’esprit. Elle réside dans le je suis, matrice de toute pensée, mais la catastrophe métaphysique, c’est que je suis est très vite occulté et il devient le je pense qui prend sa place. Et on obtient la formule trompeuse, l’erreur de Descartes, « je pense donc je suis » où on attribue à tort une conscience de soi à la pensée, pour la retourner fièrement vers le « je suis » en croyant l’avoir inventé ;  d’où une somme colossale de méprises dans toute la philosophie en Occident. L’aperception originaire je suis est l’évidence même de la donation à Soi, l’évidence absolue et la clarté originelle dans laquelle la pensée a séjour. La pensée mère si on veut de toutes les pensées filles. Bien sûr Kant tombe dans le panneau en maintenant une ambiguïté. Il écrit : « Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations; car autrement serait représenté en moi quelque chose qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible, ou que, du moins, elle ne serait rien pour moi ». Le Je est toujours présent et l’aperception transcendantale, bien que jamais remarquée (parce qu’elle n’est pas une expérience) accompagne toute représentation. Une représentation est toujours représentation de quelqu’un, et tout objet de conscience n’existe que pour un sujet.

    2) Dire de la représentation « elle ne serait rien pour moi » est superflu. Il n’y a rien du tout en l’absence du sujet, ni pensée, ni sentiment, ni expérience. Ce qui se produit dans le sommeil profond. Du côté du « divers », il y a ce que Kant appelle la « sensibilité » qui fait référence aux sens, et non à l’auto-affection du sujet en lui-même. Ce que dit Michel Henry. Kant admet que le Je transcendantal se manifeste comme « un acte de la spontanéité », ne provenant pas de la « sensibilité », mais jaillissant de Soi-même. Nous avons employé précédemment les termes de pulsation de la Conscience en tant que Je. La suite du texte de Kant devient désormais plus claire : « Je la nommeaperception pure pour la distinguer de l'aperception empirique, ou encore aperception originaire parce qu'elle est cette conscience de soi qui, en produisant la représentation je pense, doit pouvoir accompagner toutes les autres, et qui est une et identique en toute conscience ». Cette conscience-de-soi est une et identique en toute conscience, elle est la Conscience, elle produit la représentation je pense. A part Karl Jaspers, très peu de commentateurs ont mis le doigt sur l’importance de ce texte. Il ne veut pas dire que je suis une représentation, la représentation « je pense » découle de mon être comme l’attribut découle de la substance, ou comme l’ombre n’a d’existence que par l’arbre qu’elle projette. Elle est fondée sur : « l'unité transcendantale de la conscience de soi » et de là vient « la possibilité de la connaissance a priori qui en dérive ». Ce que nous avons examiné plus haut.

    Pour que les perles du collier tiennent ensemble, un fil doit les traverser. Le fil de l’unité transcendantale de la conscience-de-soi tient ensemble toute conscience-de-quelque-chose, tout « divers » des impressions. « Les diverses représentations qui sont données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations si elles n'appartenaient pas toutes ensemble à une conscience de soi ». Mais attention, dans toute cette analyse nous n’avons nullement parlé du moi empirique au sens ordinaire. Celui là n’est qu’une pensée parmi d’autres, une pensée recourbée sur elle-même devenue une entité, qu’après avoir enfanté, nous avons cru devoir maintenir de gré ou de force. Une pensée qui apparaît dans l’état de veille fait son tour de manège et disparaît dans le sommeil. Ce n’est pas la conscience transcendantale. Le Je.

    Bien que ténue et inaperçue l’aperception originaire est fondamentale, un peu comme l’écran blanc sur lequel se projette le film de la phénoménalité. Si d’aventure nous en venions à l’oublier, si d’un trait comme Sartre nous biffions la conscience-de-soi, il ne resterait que la conscience-de-quelque-chose et nous ne verrions plus la conscience que comme un courant d’air (texte). On peut même tomber encore plus bas : ne voir dans l’homme que des « comportements » du behaviorisme, à l’image des réactions stimulus-réponse mécaniques de l’animal. De l’animal-machine humain sans âme ni esprit. Une chose, le corps, avec ses réactions où laconscience à la limite n’est plus qu’une ombre...    Quand l’être humain ne se sent plus exister dans la Plénitude de la Vie, quand il est devenu « fonctionnel » dans la plupart de ses activités et qu’il ne fait plus que s’activer dans un non-sens abyssal, quand, dépourvu de Passion, il ne se sent plus vivre au sein de la Vie, le sentiment de l’Être dissipée, la conscience se réduit à l’objet. Le voilement du Soi est presque complet et la vie perd son Sens, car c’est par la conscience-de-soi que l’homme est en contact avec lui-même, avec l’âme, la monadespirituelle qui préside à sa vie psychique.

C. Les trois états et la conscience transcendantale

    L’expression « aperception originaire » peut paraître très abstraite et technique, d’aucuns ne se sentiront pas concernés et diront qu’il s’agit là d’un « problème de philosophe » ; mais c’est une méprise tragique, l’aperception pure est en rapport direct avec le vif du vécu de la conscience : l’éveil à Soi dans le sens intime. Qu’un homme, guère plus conscient qu’une botte de foin, ou une potée de souris, vivant sa vie par inadvertance, s’éveille, qu’il éprouve pour la première fois le sentiment formidable de se sentir exister, et il saura tout de suite l’importance ce que nous voulons dire. Faire de la conscience-de-soi un principe purement "formel" en éliminant sa dimension vécue, est au minimum une erreur ; au pire, un meurtre métaphysique, se tuer soi-même par négligence, ne pas être attentif à soi. A la présence à soi. « Écrabouiller son âme » comme dit Stephen Jourdain.

    1) Il est indispensable pour y voir plus clair de considérer attentivement les états de conscience. Nous devrons y revenir souvent. Les trois états relatifs (texte) que nous traversons de manière cyclique sont la veille, le rêve et le sommeil profond. Il est important d’en saisir la texture. Parler de « la conscience » en l’air, de manière abstraite, c’est se payer de mots, non seulement nous ne voyons pas de quoi il retourne, mais nous sommes surtout trop éloigné du vécu. Or quand nous parlons de conscience, il s’agit d’expériences conscientes, qui toutes font référence à un état. Le plus souvent

 

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