"Capitalisme et écologie"

INTERVIEW

Image tirée de "There Will Be Blood" de Paul Thomas Anderson, 2007

« Capitalisme et écologie sont incompatibles » – un entretien avec Pierre Madelin

Ludivine  Bénard

LUDIVINE BÉNARD

Aug 10 2017, 7:00am

Cet essayiste français, qui vit au Chiapas depuis 2012, revient pour nous sur l'impossibilité d'une « croissance verte ».

En mai 2017, Le Comptoir, blog socialiste, décroissant et écologiste dont je suis membre depuis ses débuts, accueillait un nouveau contributeur : Pierre Madelin. Traducteur spécialisé dans les « humanités environnementales », Pierre a la particularité de vivre, depuis 2012, dans l'État mexicain du Chiapas, bien connu pour l'expérience autogestionnaire qui y est mise en place depuis la révolution zapatiste du début des années 1990 – une expérience dont il a tiré son premier essai, Carnet d'estives, des Alpes au Chiapas. Le même mois, mon mensuel préféré, La Décroissance, faisait paraître une recension élogieuse du dernier livre de Pierre, Après le capitalisme, essai d'écologie politique. Dans le microcosme de la mouvance décroissante, nos chemins étaient donc amenés à se croiser.

En moins de 150 pages, Après le capitalisme dresse le constat d'une crise écologique mondiale, « une crise de l'humanité ou, pour le dire autrement, de la civilisation », principalement liée à la dynamique du capitalisme, « phénomène social total » qui a colonisé nos façons de penser, d'acheter, de manger, d'habiter. Mais l'ouvrage ne s'arrête pas là : parce que le capitalisme « doit être désigné comme l'ennemi à abattre » – et parce qu'il « ne mourra pas de mort naturelle », selon la formule de Walter Benjamin – il convient d'imaginer comment terrasser l'hydre moderne, cent fois annoncée au crépuscule de sa vie, cent fois revenue plus fort que jamais.

Non, on ne résoudra pas la crise écologique par de la « croissance verte » ou du « développement durable ». Non, le « capitalisme vert », comme le « capitalisme à visage humain », n'existe pas. Oui, il est nécessaire de concilier politique sociale et écologique pour sortir du marasme ambiant. « C'est donc avant tout à l'examen des possibilités "révolutionnaires" (au sens politique du terme) du présent et des différentes stratégies et scénarios qui s'offrent à nous » que l'ouvrage est consacré. Et, en bon libertaire, Pierre Madelin n'y va pas par quatre chemins : la solution ne viendra pas de l'État ou de politiques redistributives, mais plutôt de l'auto-organisation de sociétés en marge, dont les initiatives se diffuseraient. J'ai souhaité en savoir plus.

VICE : Bonjour Pierre. Dans le premier chapitre d'Après le capitalisme , tu estimes que seule la conjonction d'une révolution paradigmatique – en rupture avec l'imaginaire de domination rationnelle du monde, la toute-puissance de la technique et l'idéologie de la croissance – et d'une révolution politique et sociale pourrait nous sortir de l'impasse. Un mouvement comme Nuit debout correspond-il à cette conjonction ? Pourquoi a-t-il échoué ?
Pierre Madelin : Je vis au Mexique depuis plus de cinq ans désormais et je n'étais pas en France au moment de Nuit debout, aussi ne suis-je pas nécessairement la personne la mieux placée pour faire une analyse de ce mouvement. Je l'ai néanmoins suivi avec intérêt, et je pense effectivement que les pratiques de démocratie directe qui y ont été mises en place, ainsi que 
l'importance primordiale accordée aux enjeux écologiques, sont une voie à suivre. Le mouvement a essayé d'articuler une rupture proprement politique – la réappropriation d'une certaine souveraineté populaire à travers des assemblées – et une rupture « civilisationnelle », en insistant sur la nécessité d'une transformation en profondeur de notre rapport au monde.

On ne peut prendre soin que des lieux auxquels on est attachés, et l'on ne s'attache qu'aux lieux dans lesquels l'on vit durablement.

Quant aux raisons de son échec, ou tout au moins de son inachèvement, elles sont sans doute nombreuses. Tout d'abord, il me semble que les revendications portées par le mouvement demeurent marginales au sein de la population : nous ne vivons en aucun cas une situation prérévolutionnaire. D'autre part, Nuit debout a eu du mal à s'inscrire dans la durée. Pourquoi ? Peut-être parce que l'exercice d'une souveraineté proprement politique, formelle, finit au bout d'un certain temps par tourner à vide lorsqu'il ne peut pas s'appuyer sur des formes concrètes d'autonomie, dans des lieux partagés dans la durée et dans des espaces de travail et de vie. C'est notamment pour cela que j'insiste dans mon livre non seulement sur la nécessité de s'appuyer sur des formes de souveraineté pratiques, au niveau énergétique et alimentaire par exemple, qui offriraient ainsi une base matérielle à l'exercice de l'autonomie politique, mais aussi sur lareterritorialisation de la pratique politique. On ne peut prendre soin que des lieux auxquels on est attachés, et l'on ne s'attache qu'aux lieux dans lesquels l'on vit durablement. De même, une pratique politique commune peut difficilement être pérenne si elle ne réunit que des individus volatiles quant à leur lieu de vie.

Tu expliques que « nous assistons aujourd'hui à une nouvelle offensive du capital », qui prend d'assaut les ressources génétiques (brevetage du vivant), la connaissance et même la reproduction (marché des mères porteuses). Existe-t-il encore un seul pan de la vie quotidienne qui échappe à l'empire du marché ?
Nous assistons en effet aujourd'hui à une tentative de colonisation des moindres aspects de nos vies par la logique marchande. Toute la question est de savoir si cette agressivité sans bornes du capital est un signe de bonne santé ou si elle trahit au contraire un système en crise, qui cherche à se sauver désespérément en étendant son règne à des domaines de la vie qui n'avaient jusqu'alors pas été des sources de profit. La question demeure ouverte, et si certains théoriciens comme Immanuel Wallerstein ou Anselm Jappe pensent que le capitalisme est entré dans une phase de crise terminale, d'autres pensent en revanche que l'avènement d'une nouvelle phase d'accumulation aux conséquences désastreuses n'est pas exclu.

En France, Nicolas Hulot, personnalité politique préférée des Français, a été nommé « ministre de la transition écologique et solidaire ». De son côté, Emmanuel Macron s'est taillé une réputation mondiale d'écologiste en répondant « Make our Planet great again » à un Donald Trump qui souhaitait ne pas appliquer les accords de Paris. Que disent ces attitudes et ces slogans de la vision française de l'écologie ?
Je pense qu'il est préférable que nous soyons gouvernés par Macron, qui reconnaît l'existence et la gravité du changement climatique, plutôt que par Trump, personnage sinistre et ridicule. De même, quelles que soient les réserves que je peux avoir à son égard, je préfère Nicolas Hulot, écologiste sincère, plutôt que Scott Pruitt, nommé par Trump à la tête de l'Agence de protection de l'environnement américaine alors qu'il est lui aussi climatosceptique. Néanmoins, il faut bien reconnaître que la nomination de Nicolas Hulot, indépendamment du fait que celui-ci incarne une version très consensuelle de l'écologie politique qu'il me semble indispensable de critiquer, relève d'une stratégie politique opportuniste venant d'un président qui n'a accordé qu'une place minime à l'écologie dans son programme, et qui a en outre nommé à des postes clefs de son gouvernement des individus liés aux lobbies des énergies fossiles et du nucléaire.

Rappelons tout d'abord que pour Serge Latouche, il suffirait d'en revenir à l'impact écologique d'un Français moyen dans les années 1960 pour que notre mode de vie soit universalisable dans les limites écologiques de la Terre. En matière de retour à « l'âge de pierre », on a vu pire !

Sur le fond, et malgré les belles intentions affichées ces dernières semaines (fermeture de 17 réacteurs nucléaires, respect des accords de Paris), le fait est que capitalisme et écologie sont incompatibles : il n'y aura pas de développement durable. On ne voit donc pas comment il serait possible de respecter une feuille de route exigeante en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre tout en signant des traités de libre-échange à tout bout de champ, puisque l'intensification des flux de marchandises est une des principales sources d'émissions de gaz à effet de serre !

Selon toi, la dynamique du capitalisme est « aujourd'hui le principal facteur de dévastation de la Terre. D'un point de vue politique, […] c'est le capitalisme qui doit être désigné comme l'ennemi à abattre. » Comment peut-on le mener à sa perte ? 
Comme ne cessent de le répéter à juste titre les partisans de la décroissance, « une croissance infinie est impossible dans un monde fini ». En sus de cette limite écologique, je mets en avant deux autres limites : une limite interne (la baisse tendancielle du taux de profit) et une limite que j'appelle anthropologique.

Après, aussi intéressante et pertinente soit-elle, la réflexion sur les limites du capitalisme semble néanmoins problématique. En effet, ces limites, qui n'ont pas encore été atteintes, pourraient de l'être qu'au prix d'une destruction des fondements socioécologiques de la vie. La fin du capitalisme n'aurait alors rien de réjouissant, puisqu'elle impliquerait simultanément, dans le meilleur des cas, un appauvrissement considérable de l'existence ; les hommes seraient en effet condamnés à survivre dans un environnement hostile et dévasté.

Partant de ce constat, je consacre une grande partie du livre à explorer différents « scénarios » de sortie du capitalisme. Sceptique quant à la possibilité d'une sortie « par le haut », mise en place par l'État au terme de processus électoraux (pour ne rien dire d'un improbable processus révolutionnaire de prise du pouvoir), je défends pour ma part la nécessité d'une sortie « par le bas », qui prendrait la forme d'une auto-organisation généralisée des sociétés en marge de l'État. Il s'agirait, par exemple, d'instituer des pratiques d'autonomie énergétique et alimentaire à l'échelle de municipalités ou de régions, afin de « briser » la dépendance à l'égard du marché et de s'engager sur la voie d'une indispensable décroissance.

Les partisans de la décroissance le savent bien : à l'heure où la moindre baisse du PIB fait dresser les cheveux sur la tête de n'importe quel présentateur de BFMTV, les termes « décroissance » et « décroître » font peur et renvoient automatiquement à l'idée d'un retour vers « l'âge de pierre ». Soyons donc précis : de quelle décroissance parlons-nous ?
Rappelons tout d'abord que pour Serge Latouche, il suffirait d'en revenir à l'impact écologique d'un Français moyen dans les années 1960 pour que notre mode de vie soit universalisable dans les limites écologiques de la Terre. En matière de retour à « l'âge de pierre », on a vu pire ! Or, toute la question est là : les modes de vie engendrés par la croissance économique sont-ils universalisables dans les limites de la planète Terre ?

La dynamique de la croissance économique et celle de la démocratie, avec ses exigences d'égalité, ne peuvent aller de pair indéfiniment dans un monde aux ressources limitées et à la population croissante.

Il faut néanmoins souligner, toujours en accord avec Serge Latouche, que la « dynamique de la croissance économique » qui détruit l'environnement « n'est pas animée seulement par l'esprit de lucre, mais plus fondamentalement par la dynamique de la démocratie elle-même, qui refuse par principe que les plus démunis n'aient pas le droit d'obtenir ce que possèdent les plus riches ». Si chaque famille des classes supérieures d'un pays possède deux voitures, trois téléviseurs, prend l'avion quatre fois dans l'année et mange des produits surgelés six fois par semaine, pourquoi les pauvres n'auraient-ils pas le droit d'accéder à ces mêmes privilèges ? Le problème, c'est que sept milliards d'individus ne peuvent exercer ce droit et adopter ce mode de vie sans compromettre les capacités d'auto-régénération de la biosphère. La dynamique de la croissance économique et celle de la démocratie, avec ses exigences d'égalité, ne peuvent aller de pair indéfiniment dans un monde aux ressources limitées et à la population croissante. Deux possibilités se présentent alors : sacrifier l'égalité sur l'autel de la croissance économique et du « progrès », ce qui est finalement la logique profonde du capitalisme depuis ses origines, ou réorienter la démocratie en tenant compte des limites écologiques de la terre.

Dans le premier cas de figure, l'on considère que le mode de vie des nations et des classes sociales les plus favorisées n'est pas négociable. Mais comme il n'est pas non plus universalisable, il implique nécessairement la permanence ou la croissance des inégalités mondiales. Il peut même tendre à favoriser des épidémies, des guerres ou des pratiques eugéniques destinées à éliminer les populations les plus pauvres. Dans le second cas de figure, celui que nous défendons bien sûr ici, on admet la nécessité de la décroissance des pays et des classes les plus riches, et l'on reconnaît que la question des modes de vie doit être un élément déterminant de toute démocratie authentique à l'âge de l'écologie, que l'exigence d'égalité doit imposer certaines limites à l'exercice de la liberté.

Pour remplacer le capitalisme, tu sembles donc vouloir opter pour une « écologie politique libertaire », qui s'accomplirait sans l'action de l'État. À l'heure où le capitalisme s'empare de toutes les sphères de la vie quotidienne, où le covoiturage devient Blablacar, où le lien social entre le facteur et ma grand-mère est monétisé, l'espoir d'un changement « par le bas » est-il encore permis ?
Mais les transformations que tu évoques ne sont pas le fait d'une absence ou d'une démission de l'État ! Le capitalisme a toujours eu besoin de l'État pour bénéficier d'infrastructures, d'un cadre juridique et, lorsque cela est nécessaire, d'institutions répressives comme la police ou l'armée. Aujourd'hui encore, c'est une grave erreur d'analyser le néolibéralisme comme une phase de retrait de l'État. « Ce qui caractérise l'économie politique du néolibéralisme, nous disent Pierre Dardot et Christian Laval, n'est pas la passivité de la sphère politique, son caractère minimal, son rétrécissement ; c'est, bien au contraire, la permanence d'un interventionnisme gouvernemental producteur d'un ordre nouveau », et, ajouterai-je, un recentrage de l'État sur sa fonction répressive au détriment de ses fonctions redistributives. C'est la raison pour laquelle je retournerais ta question : l'espoir d'un changement « par le haut » est-il encore permis ?

Ceci dit, je n'ignore pas toutes les questions et les difficultés posées par la perspective d'un dépassement « libertaire » du capitalisme. L'imaginaire techniciste, mercantile et consumériste imprègne encore une majorité d'esprits, et nous continuons pour la plupart d'entre nous à tirer des bénéfices matériels non négligeables de cet ordre capitaliste que nous critiquons. D'autre part, même si nous étions à l'aube d'une révolution, il faut bien reconnaître que la possibilité de voir advenir un jour une société écologiste libertaire pose tout de même d'immenses difficultés (une bonne partie de mon livre est consacrée à en élucider la nature).

Je ne nourris effectivement aucune illusion sur les vertus écologiques du peuple, et je suis persuadé que les antagonismes entre la dynamique mortifère du capital et les groupes humains qui y résistent sont et seront irréductibles à des antagonismes de classe.

Pour l'instant, soyons plus modestes dans nos attentes, pour ne pas vivre de cruelles désillusions. Admettons que les États du monde entier n'auront pas l'initiative des transformations socioécologiques dont nous avons besoin, mais reconnaissons également que l'abolition de l'État n'est pas pour demain, ni ici ni ailleurs. Mobilisons-nous donc avant tout pour limiter la puissance meurtrière et écocide de l'État, et pour l'obliger, à travers nos luttes, à prendre des mesures contraires à sa nature et à offrir une assise institutionnelle et juridique à des changements dont l'origine sera toujours non-étatique.

Si tu considères que le changement viendra « d'en bas », tu ne nourris cependant aucune illusion quant aux croyances et convictions actuelles du peuple, « qui a intériorisé les injonctions productivistes et consuméristes du capitalisme, et qui participe donc pleinement d'un modèle civilisationnel écocide ». Quel rôle doit jouer l'école dans les changements de mentalité ?
Je ne nourris effectivement aucune illusion sur les vertus écologiques du peuple, et je suis persuadé que les antagonismes entre la dynamique mortifère du capital et les groupes humains qui y résistent sont et seront irréductibles à des antagonismes de classe, contrairement à ce que soutiennent certains auteurs qui persistent à y voir l'opposition entre la « common decency » des classes populaires et la rapacité des élites, que l'on associe aujourd'hui généralement à la sphère du capitalisme financier. Ce populisme écologique, qui renouvelle d'une certaine façon le thème de la lutte des classes (quoique sous une forme plus « diluée » : on ne parle plus de classe ouvrière ou de prolétariat, mais, dans un flou sociologique total, de « classes » ou de « milieux » populaires), constitue d'après moi une critique tronquée du capitalisme, dans la mesure où elle persiste à présenter celui-ci comme la domination d'un groupe spécifique (les banquiers, les Juifs, les multinationales, etc.) sur l'ensemble de la société et de la nature, et non, comme je le pense, comme un mécanisme de domination impersonnel, qui conduit chacun à intérioriser, comme tu le rappelles dans ta question, les injonctions productivistes et consuméristes du capitalisme, et donc à participer pleinement d'un modèle civilisationnel écocide.

C'est tout le problème de l'émancipation dans une société où les dominants et les dominés partagent un même imaginaire et des valeurs similaires, et où aliénation et servitude sont non seulement perçues comme « naturelles », mais plus encore comme désirables.

Merci beaucoup, Pierre.

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