Blog
-
"Le réseau des tempêtes"
- Par Thierry LEDRU
- Le 20/10/2025
TOUS, SAUF ELLE
"Elle refusait de croire que le désastre n'offrait aucune issue. L'idée tournait en boucle.
Elle avait longuement cherché le paramètre indispensable pour maintenir vivante l'éventualité d'un possible renouveau et la solution lui était venue, comme une évidence, après avoir rejeté toutes les autres idées qui se succédaient et ne menaient à rien.
Les yeux dans le vague.
« Il faudra beaucoup d'amour. »
Elle répéta intérieurement la supplique, comme un mantra salvateur, avec en arrière-plan les images chaotiques de la fin d'un monde.
« Il faudra beaucoup d'amour... Il faudra beaucoup d'amour... Il faudra beaucoup d'amour... »
« C’est la tendresse qui va sauver le monde »
https://lareleveetlapeste.fr/cest-la-tendresse-qui-va-sauver-le-monde/
La solitude est à l’origine de 871 000 décès par an dans le monde. Pour Pablo, notre avenir exige de « retrouver la notion de village, de communauté. En France, on n’a pas envie de se rencontrer. Il faut changer ça. »
Texte: Isabelle Vauconsant Photographie: FG Trade / iStock 20 octobre 2025
Aujourd’hui, Pablo Servigne est surtout connu pour être l’auteur de Comment tout peut s’effondrer, écrit avec Raphaël Stevens et paru en 2015. Dix ans plus tard, il fait paraître le Réseau des tempêtes, un manifeste pour une entraide populaire. Son parcours, à la croisée de la science, de l’éducation populaire et de l’activisme, en fait une figure atypique, un passeur entre les mondes de la raison et de l’émotion.
La loi de la jungle : un mythe à abattre
Pablo Servigne se présente avec une simplicité désarmante : « J’habite dans la Drôme. Je suis un papa de deux enfants, blanc, cisgenre. Je suis là. » Ces mots, prononcés d’une voix calme, trahissent une présence à la fois ancrée et légère, celle d’un homme qui a choisi de vivre en accord avec ses convictions.
Agronome tropical de formation, éthologue de métier, docteur en sciences biologiques, il a passé des années à étudier « les fourmis et les liens sociaux chez les animaux ». Une observation minutieuse du vivant qui explique une grande part de sa réflexion et de ses intuitions.
« La compétition existe dans la nature. Mais la loi de la jungle comme loi unique, cela n’existe pas », attaque Pablo Servigne pour La Relève et La Peste.
Le chercheur déjoue l’un des mythes fondateurs de notre société : celui d’un monde régi par la seule compétition, où ne survivraient que les plus forts. « Déjà, une loi unique dans la nature, cela n’existe pas. J’ai même du mal à utiliser le mot loi. Je préfère parler de principes. » La réalité est bien plus complexe et faite d’interactions multiples autant que subtiles.
Son engagement, il le décrit comme une lutte contre deux « monstres mythologiques » : « La loi du plus fort, et la hiérarchie pyramidale. Ces deux-là se nourrissent l’un l’autre. » Ce sont deux forces à la source des violences qui déchirent le monde : « La compétition généralisée et les structures hiérarchiques créent du chaos. »
Face à cette vision apocalyptique, il oppose une « contre-mythologie » : « L’entraide, la coopération, l’altruisme. Et aussi la régénération de tout ce qui est bottom-up, qui vient du bas. C’est urgent. »
C’est urgent parce que l’effondrement de la biodiversité, la consommation des ressources bien au-delà de leurs capacités de renouvellement et notre aveuglement nous emmène vers des catastrophes auxquelles nous devons faire face dès aujourd’hui et bien moins que demain.
Le Réseau des tempêtes : une utopie concrète
« Le Réseau des tempêtes, c’est d’abord une idée. Puis une association loi 1901. Et peut-être un mouvement, si on peut se permettre de rêver. » L’expression, Pablo Servigne l’emprunte à Joanna Macy, psychologue américaine et figure du « Travail qui relie ». « Elle disait que quand les tempêtes arriveraient, il faudrait éviter que les gens se tapent dessus. Moi, je crois que je suis là pour ça », confie Pablo Servigne à La Relève et La Peste.
Le Réseau des tempêtes promeut l’idée que face aux crises, ce sont les liens d’entraide qui sauvent. « Quand tu as passé quatre à six jours dans ces ateliers, tu te sens en lien avec des gens qui t’étaient inconnus quatre jours avant, et qui deviennent tes frères et sœurs. »
Cette densité de liens est telle que « si les tempêtes arrivent, on s’entraiderait. » La question est simple et très concrète : « Qui vas-tu aider au prix de ta vie et qui va t’aider, même au prix de la sienne ? Mon rêve est de déployer cette densité de liens dans la population. » Parce que c’est une question de survie.
En France, cependant, « on a une culture dans laquelle l’État a pris le monopole du lien social et a tout dézingué en-dessous. » Résultat : « Le seul lien social effervescent entre l’État et l’individu, c’est la famille. Et encore, elle est en train de se désagréger. »
L’individualisme qui s’accompagne de la peur de l’autre empêche le tissage de se faire. Or, pour résister à la verticalité de la violence du système, une solution efficace consiste à tisser des réseaux horizontaux d’entraide. Ces réseaux sont constitués de liens faibles et de liens forts pour un ensemble résistant.
Des liens indissolubles dans la difficulté
« Aujourd’hui, le grand enjeu, c’est de faire du lien. Il faut cartographier le type de liens parce que c’est devenu un mot-valise. Ma boussole, c’est faire du lien qui reste même quand l’électricité disparaît, même quand l’État disparaît ou quand l’espoir disparaît. »
Pour Pablo, il existe deux types de liens complémentaires. Les liens forts sont familiaux, amicaux, ils sont définis par l’inconditionnalité et la réciprocité. Les liens faibles sont les relations affinitaires, de voisinage, ceux qui sont assortis d’une condition.
Bien entendu les liens peuvent se transformer de faible en fort. La solidité du tissage relationnel est la condition de la résistance aux chocs et de la résilience face à la catastrophe, donc de la survie.
Face à l’épidémie de solitude, l’OMS tire la sonnette d’alarme. La solitude est à l’origine de 871 000 décès par an dans le monde. Pour Pablo, notre avenir exige de « retrouver la notion de village, de communauté. En France, on n’a pas envie de se rencontrer. Il faut changer ça. »
Et de constater à quel point « on a besoin de tendresse, de câlins, d’ocytocine, de regard. On a besoin de se voir, de se toucher. » Il faut se retrouver, se rapprocher, partager tristesse et joie autour « des naissances, des deuils. Les émotions partagées, c’est ce qui soude les communautés humaines depuis la nuit des temps. »
Mais force est de constater qu’on « est analphabète émotionnellement. On est tous décontenancés dès qu’il y a une émotion un peu intense. Il faut s’entraîner à faire face à la peur, à la colère, à la tristesse. »
Comme le souligne aussi Éric La Blanche dans son livre « Osons la colère, éloge d’une émotion interdite par temps de crise planétaire », il est aussi fondamental de ne pas confondre émotion et ressenti, le second empêchant une conduite de la colère vers l’action.
« La boussole est simple : si tu perds des amis, des liens, ta famille, tu es dans la mauvaise direction. »
La collapsologie : du survivalisme à l’entraide
En 2015, Pablo Servigne publie Comment tout peut s’effondrer, un livre qui marque les esprits et bouleverse une génération. Pour certains, ce livre a été vecteur de mouvement, d’autres ont choisi le repli, le survivalisme face à la peur.
« Le survivalisme est une pathologie de la peur. C’est une idéologie du bunker, du repli sur soi. » Le survivalisme est la fin des liens.
« Souvent, les survivalistes font un burn-out au bout d’un an. Ils se rendent compte que l’autonomie tout seul, ce n’est pas possible. » Pour Pablo, la vraie résilience passe par le collectif.
« Un survivaliste est tapi en chacun de nous. C’est normal de vouloir sauver sa peau, sa famille. Mais il ne faut pas en faire une idéologie. » Et, il ne faut pas non plus en faire un mode de vie.
« La peur met en mouvement, mais si elle provoque le repli, cela devient toxique. » Face à la catastrophe annoncée, « la clé est de faire du lien social. Les catastrophes font émerger l’entraide. La qualité du lien social avant les crises est fondamentale pour les traverser. »
D’où pour Pablo, la nécessité de « jouer aux catastrophes », de s’entraîner, de créer des jeux de rôle, des serious games, pour « apprivoiser la peur » et « agrandir sa fenêtre de liberté ».
La tendresse plutôt que la compétition
« Aujourd’hui, le monde meurt à cause de la compétition généralisée et des structures hiérarchiques. » Pablo n’y va pas par quatre chemins : « C’est un crime contre l’humanité d’apprendre à des milliers de jeunes qui entrent en écoles de commerce, la loi du plus fort, la peur de l’autre, et que leur avenir, c’est la compétition. »
« La compétition, c’est de la violence horizontale. La hiérarchie, c’est de la violence verticale. Les deux se conjuguent dans ce qu’on appelle la montée des fascismes. » Face à cela, « il faut changer la culture. Arrêter avec la compétitivité, tous ces trucs qui nous font chier.
Ce qui est dangereux, ce n’est pas la nature humaine, c’est la culture occidentale. On a construit une société fondée sur les liens économiques, ces liens qui sidèrent et nient les liens qui libèrent. On est nul en tendresse, en bisous, en soin. Or, c’est la tendresse qui va sauver le monde. »
Pablo propose un cocktail de joie, de tendresse pour apprivoiser la peur. Et les scientifiques valident l’idée après avoir étudié les grandes catastrophes comme les tsunamis, tremblements de terre, inondations, éruptions volcaniques…
« Quand la catastrophe arrive, les gens cherchent du lien. Ils ne pillent pas, ne tuent pas. Ils s’aident. »
Contrairement à ce que nous racontent souvent les films hollywoodiens, les humains ne s’entretuent pas lorsque la mort est là. Ils cherchent l’autre et coopèrent. Et c’est alors que la recherche de performance disparaît dans l’urgence et que surgit l’efficacité, la vraie, souple et intelligente.
« On a 4 milliards d’années d’évolution pour nous le rappeler : la compétition non cadrée tue tout. La résilience repose sur l’adaptation et la diversité. »
L’entraide comme acte politique
« L’entraide est un mot général qui désigne toutes les manières qu’ont les êtres vivants de s’associer. » Mais pour Pablo, « c’est aussi un pilier de l’anarchisme. Une force horizontale, convergente, qui réunit les gens pour traverser l’adversité. L’entraide est politique parce que c’est une force qui s’oppose à la verticalité des systèmes de domination. La charité est verticale. L’entraide est horizontale. Quand Macron aide, c’est du haut de son mépris. L’entraide se fait entre pairs. »
« Les super-riches s’entraident pour se trouver des bunkers, pour se co-financer. » Comme le dit Monique Pinçon-Charlot, sociologue, « Si nous étions capables du même niveau d’entraide que les plus riches, nous serions inarrêtables. » Car l’entraide est à la fois un facteur de survie et un facteur d’évolution.
« Je lance un appel. Je ne suis pas sûr de moi. C’est une intuition. J’ai envie qu’on co-construise tous ensemble. » Pablo ne veux plus être l’homme blanc scientifique qui dit aux gens ce qu’il faut faire. « J’ai une intuition que j’ai envie de transmettre, mais aucune envie de la porter seul. Merci à celles et ceux qui répondront à cet appel. »
« On est en train de vivre une catastrophe. Mais ceux qui survivront, ce sont ceux qui se seront entraînés à avoir peur, à l’entraide et auront constitué leur réseau des tempêtes. Les individualistes, les méfiants, ceux qui s’isolent mourront les premiers. C’est contre-intuitif, mais cela marche.»
« Alors, on se bouge ? »
Un autre monde est possible. Tout comme vivre en harmonie avec le reste du Vivant. Notre équipe de journalistes œuvre partout en France et en Europe pour mettre en lumière celles et ceux qui incarnent leur utopie. Nous vous offrons au quotidien des articles en accès libre car nous estimons que l’information doit être gratuite à tou.te.s. Si vous souhaitez nous soutenir, la vente de nos livres financent notre liberté.
-
Vidéo : les expériences mystiques
- Par Thierry LEDRU
- Le 19/10/2025
Une vidéo que je trouve intéressante quant aux différents phénomènes inhérents à l'expérience mystique.
L'expérience mystique scinde notre histoire personnelle entre un avant et un après.
On y trouve des caractéristiques reconnues par toutes les personnes confrontées à cette expérience.
1) l'ambivalence des sentiments, l'alternance entre la peur et la joie devant l'inconnu.
2) la mort de l'égo, le sentiment du Moi s'efface.
3) l'union "cosmique", la communion avec un grand Tout qui nous submerge, nous envahit, nous transforme.
4) la dilatation temporelle, on perd la notion du temps.
5) l'ineffabilité de l'expérience. Les mots sont impuissants pour décrire l'expérience mystique.
6) l'éphémérité de l'expérience. La conscience d'un vécu extraordinaire et de sa probable finitude emplit l'individu de sentiments opposés, la joie mais aussi la nostalgie, le bonheur et simultanément la crainte de sa chute.
7) un bien-être qui se diffuse dans notre quotidien malgré la perte de cette expérience par son aspect épisodique. L'individu a conscience d'avoir traversé une dimension dont il ignorait tout et qui laisse comme un sillage ineffaçable et qui ne sera jamais sectionné. Ce Tout est là et on peut le retrouver.
-
Un sol vivant
- Par Thierry LEDRU
- Le 19/10/2025
« C’est la plante qui façonne le sol, et pas l’inverse »
https://lareleveetlapeste.fr/cest-la-plante-qui-faconne-le-sol-et-pas-linverse/
Véronique Chable plaide pour « une science holistique, qui étudie les écosystèmes dans leur globalité plutôt que de les réduire à des équations chimiques ». Les résultats sont là : les aliments issus de l’agroécologie sont plus riches en nutriments, et les sols regagnent en fertilité.
Texte: Isabelle Vauconsant Photographie: Oleh Malshakov / iStock 15 octobre 2025
Véronique Chable, ingénieure de recherche et agronome, consacre sa carrière à la génétique végétale et à l’amélioration des plantes. Dans cet entretien, Véronique Chable révèle comment les plantes façonnent les sols, comment les semences paysannes redonnent vie aux écosystèmes, et pourquoi l’agroécologie est bien plus qu’une méthode de culture : c’est une philosophie de vie.
Le sol n’est pas un support inerte
Depuis 2005, Véronique Chable s’investit dans la recherche participative et l’agriculture biologique, en réponse à un besoin politique et écologique croissant. Son parcours accompagne la transition de l’agriculture industrielle, fondée sur l’homogénéisation et la chimie, vers une agriculture respectueuse des écosystèmes, où la plante et le sol entretiennent une relation symbiotique essentielle.
Le sol n’est pas un simple support inerte. Il est le fruit d’une coévolution entre la roche mère et les plantes. Véronique Chable explique que « les plantes pionnières, en colonisant la roche, la dégradent progressivement grâce à leurs racines et aux micro-organismes associés. Ces micro-organismes transforment la matière minérale en nutriments assimilables, créant ainsi un sol fertile.»
C’est un écosystème vivant. Chaque plante, en mourant, enrichit le sol en matière organique, favorisant la prolifération de bactéries et de champignons. Ces derniers, à leur tour, nourrissent les plantes suivantes.
« C’est un cercle vertueux, où chaque acteur joue un rôle précis ».
La rupture de l’agriculture chimique
L’agriculture industrielle a brisé ce cycle. « En sélectionnant des plantes homogènes et en les cultivant dans des conditions artificielles (serres, cultures in vitro), on a créé des variétés incapables de dialoguer avec les micro-organismes du sol ». Résultat : ces plantes, déconnectées de leur environnement, dépendent des engrais chimiques et des pesticides pour survivre.
Cette agriculture a une vision réductionniste qui considère le sol comme un simple réservoir de nutriments (azote, phosphore, potassium – NPK). Pourtant, comme le souligne Véronique Chable, « cette approche ignore la complexité du vivant. Les plantes ne se nourrissent pas seulement de NPK : elles ont besoin d’un écosystème microbien riche et diversifié. »
Véronique Chable – Crédit : Rennes Ville et Métropole
Les Semences Paysannes
Face à la standardisation des semences, Véronique Chable et ses collègues ont développé une recherche participative. En collaboration avec des paysans bio, ils ont réintroduit des variétés anciennes, adaptées aux terroirs locaux. « Ces semences, conservées dans des banques génétiques, sont souvent oubliées mais recèlent un potentiel énorme ».
Réadapter ces semences prend du temps. Il faut les multiplier, les observer, et comprendre leur comportement dans des conditions réelles. Mais les résultats sont probants : « en quelques années, les sols se régénèrent, et la biodiversité microbienne explose ».
Contrairement aux monocultures, les semences paysannes favorisent la diversité. Et, cette diversité est la clé de la résilience : « un sol riche en espèces végétales et microbiennes résiste mieux aux maladies, aux sécheresses et aux variations climatiques ».
Les agriculteurs bio qui cultivent des céréales associées à des légumineuses (comme le maïs, les haricots et les courges dans la milpa sud-américaine) observent une amélioration rapide de la qualité de leurs sols. Les adventices, autrefois considérées comme des « mauvaises herbes », sont aujourd’hui reconnues comme des indicatrices de la santé du sol.
Le microbiote végétal
Les plantes ne sont pas des entités isolées. Leurs racines abritent des millions de micro-organismes qui jouent un rôle crucial :
Digestion : Les bactéries et champignons décomposent la matière organique, libérant des nutriments.
Protection : Certains micro-organismes protègent les plantes contre les pathogènes.
Communication : Les plantes communiquent avec les micro-organismes via des signaux chimiques, créant un réseau d’échanges complexe.
« Comme le microbiote présent dans nos intestins ou sur notre peau, le microbiote du sol est indispensable à la santé des plantes. Sans lui, les plantes sont vulnérables et dépendantes des intrants chimiques. »
Lire aussi : « Il faut défendre les semences paysannes face aux nouveaux OGM »
L’impact de l’agriculture chimique
L’utilisation massive d’engrais et de pesticides a appauvri les sols. Les micro-organismes bénéfiques ont disparu, laissant place à des pathogènes résistants. Véronique Chable souligne que « cette dégradation n’est pas une fatalité » : en réintroduisant des semences paysannes et en arrêtant les intrants chimiques, les sols se régénèrent naturellement. C’est un changement de paradigme
Passer à l’agroécologie nécessite une transformation profonde :
Observer plutôt que prescrire : Les agriculteurs doivent apprendre à comprendre leur écosystème plutôt que d’appliquer des recettes standardisées.
Repenser les circuits alimentaires : Les consommateurs doivent accepter des produits moins uniformes et plus diversifiés, adaptés aux terroirs locaux.
Soutenir les paysans : La transition vers le bio est coûteuse et prend du temps. Les pouvoirs publics doivent accompagner les agriculteurs, notamment en subventionnant les pratiques agroécologiques plutôt que l’agriculture conventionnelle.
Véronique Chable s’agace : « Pensez-vous qu’il soit normal que ce soit aux bio de payer leur label quand on subventionne la chimie ? »
Un choix de civilisation
Véronique Chable insiste : « le choix entre agriculture industrielle et agroécologie est un choix de civilisation. Il s’agit de décider si nous voulons être des consommateurs passifs ou des acteurs conscients de notre environnement. C’est aussi un choix d’avenir, voulons-nous manger jusqu’à en être malade ou bien faire de notre alimentation notre meilleur médicament. »
Elle appelle à l’action : Chaque achat alimentaire est un vote. « En soutenant les producteurs locaux et bio, les consommateurs contribuent à la régénération des sols et à la préservation de la biodiversité. »
Malgré le peu de chercheurs travaillant sur les semences paysannes (moins de cinq en France, une trentaine en Europe), le mouvement est mondial. Des associations comme Réseau Semences Paysannes et sa coordination internationale “Libérons la Diversité” fédèrent des paysans, des chercheurs et des citoyens autour d’un objectif commun : retrouver une agriculture respectueuse du vivant.
Véronique Chable plaide pour « une science holistique, qui étudie les écosystèmes dans leur globalité plutôt que de les réduire à des équations chimiques ». Les résultats sont là : les aliments issus de l’agroécologie sont plus riches en nutriments, et les sols regagnent en fertilité.
Pour les acteurs du réseau, les semences paysannes ne sont pas une nostalgie du passé. Elles sont une solution d’avenir fondée sur un corpus scientifique très sérieux. Elles permettent de concilier production alimentaire et respect de l’environnement, tout en redonnant aux paysans leur autonomie.
Comme le dit Véronique Chable, « il ne s’agit pas seulement de produire, mais de faire société ». En choisissant l’agroécologie, nous choisissons un monde où l’humain et la nature coexistent en harmonie.
Un autre monde est possible. Tout comme vivre en harmonie avec le reste du Vivant. Notre équipe de journalistes œuvre partout en France et en Europe pour mettre en lumière celles et ceux qui incarnent leur utopie. Nous vous offrons au quotidien des articles en accès libre car nous estimons que l’information doit être gratuite à tou.te.s. Si vous souhaitez nous soutenir, la vente de nos livres financent notre liberté.
-
L'exploration du sentiment océanique.
- Par Thierry LEDRU
- Le 18/10/2025
Depuis plusieurs jours, je lis et relis une étude (un mémoire) réalisée par Dagmar Bonnault sur "le sentiment océanique" à travers l'oeuvre de Pierre Hadot, un terme utilisé la première fois par l'écrivain et philosophe Romain Rolland.
Wikipedia : Le sentiment océanique est une notion qui se rapporte à l'impression ou à la volonté de se ressentir en unité avec l'univers (ou avec ce qui est « plus grand que soi »). Ce sentiment peut être lié à la sensation d'éternité[1]. Cette notion a été formulée par Romain Rolland et est issue de l'influence de Spinoza.
Ce que je retire principalement de cette étude, c'est que nous, en tant qu'individu, nous existons dans un état de conscience endormie, c'est à dire une absence au regard du Réel, de cette perception intégrale de notre insertion dans la vie, non pas dans l'existence mais dans le phénomène vivant et je suis convaincu depuis bien longtemps déjà que la suprématie destructrice de l'humanité est le résultat de cette construction d'une réalité, c'est à dire l'idée commune que nous avons de notre place dans le monde, le maître ordonnateur, possédant le droit de vie ou de mort, alors que nous n'aurions jamais dû nous extraire du réel, c'est à dire de l'unité, l'osmose, la fusion et donc de l'humilité, le respect, l'empathie, envers l'intégralité du vivant.
Le "sentiment océanique" survient lorsque cette conscience endormie explose, lorsque les murailles s'écroulent, que les conditionnements sociétaux, éducatifs, familiaux, historiques sont balayés par un phénomène que nous ne déclenchons aucunement volontairement mais qui s'impose à nous.
Il n'existe pas de méthode et n'importe qui peut être atteint. Beaucoup rejetteront malheureusement le phénomène, par peur, parce qu'il est beaucoup trop perturbant, parce que l'idée de la folie s'impose alors que c'est bien au contraire la destruction du cadre quotidien de la folie qui survient. Car nous sommes bel et bien fous de ne pas être conscients, continuellement, de cette extraordinaire merveille de la vie, fous de considérer que nos formes d'existences sont la norme et que rien d'autre n'importe.
Je suis toujours sidéré et attristé de voir que les individus qui ont basculé hors de ce cadre limitant de la conscience endormie sont perçus comme des "illuminés", voire des déglingués, des fous, et tous ces termes issus de cette population "normale" qui ne peut voir les existences déformatées autrement que par le filtre étroit de leurs certitudes. Alors que ces certitudes ne sont que des conditionnements issus de la société matérialiste.
La société occidentale est matérialiste et inévitablement ses valeurs vont à l'opposé de toute idée et de toute expérience menant à un état de conscience éveillée. Pour la simple raison que les individus éveillés par cet état d'unité n'ont aucunement besoin de la société matérialiste, dans ses outrages et ses exagérations et que la "simplicité volontaire" guide leurs existences. Et que la simplicité volontaire est contraire à l'idée de croissance si chère à toute société matérialiste.
Dagmar BONNAULT – M2 Philosophie – UFR10 - 2015/2016 21
https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01427038/document
Il est possible d’en déduire que ce « sentiment » ou cette « sensation » océanique se situe à
l’intersection du corps et de l’esprit, que les deux y sont mis en jeu. Les hésitations
de Rolland quant au choix des termes les plus adéquats pour traduire son expérience
sont aussi le signe d’une certaine difficulté pour décrire ce sentiment. Il n’est pas
quelque chose que l’on peut exprimer clairement simplement. Il est difficile de
l’exprimer par des mots et cela révèle donc déjà une dimension importante du
sentiment dont il parle, celle de la difficulté qu’il y a justement à en parler.En somme, ce sentiment océanique correspond aux quatre caractéristiques que William
James attribue à l’expérience mystique21 : il est de nature instable, c’est-à-dire qu’il
n’est pas un état durable, et il ne peut pas non plus être convoqué à volonté ; le sujet
est passif dans l’expérience, elle s’impose à lui ; il a un caractère intuitif : il semble
à celui qui l’éprouve être une forme de connaissance d’un type nouveau mais
extrêmement forte, c’est comme si le voile de l’habitude se déchirait brièvement ;
et enfin : il est difficile d’en parler.Je suis vraiment heureux d'avoir trouvé l'intégralité de cette étude (103 pages) car elle éclaire, sur le plan philosophique, chacun de mes romans. Alors que je ne connaissais aucunement ces écrits sur le "sentiment océanique" ou sur la mystique sauvage dont j'ai parlé précédemment, j'ai réalisé au fil du temps que mes propres expériences et que mes tentatives de les partager relevaient de phénomènes connus, étudiés, analysés, partagés, commentés depuis des décennies et que la singularité de ces phénomènes induisait une difficulté certaine de transmission orale tout autant qu'écrite. Et qu'il s'agissait donc pour moi d'un défi littéraire.
Comment traduire le plus clairement possible ce qui relève de l'inconnu et comment ne pas dénaturer cet inconnu que certains et certaines ont pourtant traversé ?
Si je reprends chacun de mes huit romans publiés, ils portent tous, à leur manière, selon les circonstances, l'exploration du sentiment océanique.
-
La mystique sauvage
- Par Thierry LEDRU
- Le 15/10/2025
De retour à la maison, j'ouvre le manager de mon blog et je vois que le dernier article, "Ce sentiment océanique" a disparu.
Un mystère.
Je me souviens que j'avais mis des liens vers d'autres textes du blog mais je ne sais plus lesquels :)
Le sentiment océanique est parfois associé à la mystique sauvage. J'invite à lire l'ouvrage de Michel HULIN
EAN : 9782130571155
368 pages
Presses Universitaires de France (15/08/2008)Résumé :
"Le problème posé par la mystique sauvage est avant tout d'ordre culturel et historique... Il refait surface dès que les codes se brouillent et perdent de leur efficacité. C'est ce qui se produit dans toutes les périodes de transition historique et de crise religieuse... Il y a là comme un défi à la pensée philosophique et religieuse."
Publié en 1993 dans la collection Perspectives critiques, cet ouvrage relate de nombreuses expériences, "visions des choses d'en haut" ou "contemplation des idées pures" et autres phénomènes divers, dont certains sont reconnus et théorisés par les principales orthodoxies religieuses. L'originalité de cette approche est de s'en tenir aux phénomènes de caractère a-théologique, évitant ainsi de les confiner dans le ghetto du religieux. A partir de ces divers témoignages, la réflexion philosophique s'efforce ici de montrer comment l'expérience mystique peut dévoiler quelque chose de l'absolu, alors même qu'elle possède une frontière commune avec la folie.
(4e de couverture)Cette mystique sauvage ou ce sentiment océanique, ce que personnellement, j'appelle "le sentiment d'être", j'ai souvent tenté de le transcrire dans mes romans. C'est un état de conscience modifiée, une "zone", une dimension spirituelle. Aucune connotation religieuse. On est ici, hors cadre, hors structure, hors dogme, hors référence.
il faut comprendre le mot « être » non pas comme une abstraction verbale, comme un verbe auxiliaire, mais comme la quintessence du sentiment d’exister ou plus profondément encore d'être en lien avec la vie. Je le vois comme un détachement de l'existence pour une fusion avec le phénomène de la vie. Et c'est bien autre chose qu'une joie, une jubilation ou de l'euphorie. Il est d'ailleurs particulièrement délicat de le décrire car dès lors qu'on doit faire appel à son mental pour l'usage réfléchi des mots, on en perd la richesse.
"L'émotion la plus magnifique et la plus profonde que nous puissions éprouver est la sensation mystique. Là est le germe de toute science véritable. Celui à qui cette émotion est étrangère, qui ne sait plus être saisi d'admiration ni éperdu d'extase est un homme mort."
Albert Einstein
Quelques anciens articles :
"Cet étrange sentiment de transcendance"
Romans :
JUSQU'AU BOUT : La conscience.
LA-HAUT : Plénitude de l'unité
KUNDALINI : La Présence et la Grâce
-
Randonnées du vertige
- Par Thierry LEDRU
- Le 08/10/2025
Un type de randonnées qui ne sera jamais victime du tourisme de masse.
On y est en général tout seul.
Et il ne faut pas tomber.
On ne déplace un membre que si les trois autres sont assurés.
Nathalie avait fait la traversée intégrale du Roc d'enfer à 26 ans et moi quelques semaines plus tard. On ne se connaissait pas encore. Alors, cette année, trente-sept ans plus tard, on a décidé d'y retourner, ensemble.
Dans les randonnées du vertige, on parle très peu. On est très, très concentrés. Sur soi, sur la maîtrise du corps et tout autant sur les pensées insoumises, celles qui voudraient s'imposer et qui crient, "mais tu es fou, qu'est-ce que tu fais là, tu as vu ce vide, si tu tombes, tu es mort."
Oui, on le sait et on est là pour apprendre à se contrôler, apprendre ce que l'existence dans les vallées ne nous apprend pas.
Certains et certaines font ces itinéraires en courant, d'autres n'y mettront jamais les pieds. Mais pour savoir ce qu'il en est, pour connaître ce potentiel inexploré, il faut essayer, aller voir, explorer ce qui est en nous, accepter de quitter cette fameuse "zone de confort". Ce sont des journées intenses, physiquement et nerveusement.
On a enchaîné huit jours de sommets avec un jour de repos le temps de laisser passer une dépression. Le dernier jour, au matin, Nathalie a décidé de ne pas monter, grosse fatigue. Maux de ventre et de tête. Et on ne part pas dans ce type de parcours avec un physique entamé.
Je suis monté tout seul, au sommet de la Tournette, avec l'idée "d'arracher la viande", la tête dans le guidon, comme disent les cyclistes. Le topo donnait la montée en 4 heures. J'ai fait la montée en 2h20, l'aller-retour en 4 h, avec 3h 30 de déplacement effectif, le reste pour les photos et un temps de discussion avec un gars au sommet, à essayer d'identifier tous les sommets, tous ceux qui nous restaient à faire :) La montagne est un terrain de jeu infini.
Alors, oui, je suis érodé, fissuré, crevassé, usé mais pas encore en ruines.
SUR MA PAGE STRAVA
08:47, le mardi 7 octobre 2025 Talloires-Montmin, Haute-Savoie
La Tournette
4 h aller retour pour un topo qui donne la montée en 4h. Je ne suis pas encore pourri. Jamais vu un rocher aussi usé sur une rando. Et dans les rampes lisses avec le verglas en plus, c'est chaud.
13,96 km
3:33:38
15:18 /km
Dénivelé positif
1 256 m
—
Temps écoulé
4:07:48
Pas
20 974
-
Capital extrémiste
- Par Thierry LEDRU
- Le 25/09/2025
Oui, bien évidemment que les adeptes du capitalisme libéral sont des extrémistes environnementaux, qu'ils sont les seuls destructeurs et que les zadistes et les "écolos" ne sont pas des terroristes. Ils réagissent à la terreur, avec leurs moyens, des moyens insignifiants. Insignifiants parce que les maîtres du capitalisme libéral écrivent les lois. Alors, effectivement, parfois, des victoires surviennent, des projets dévastateurs sont abandonnés.
Un pour mille, à quelques drames près.
Philippe Pereira :
"Je crois effectivement qu’il existe des extrémistes environnementaux.
Je crois que faire disparaître 200 espèces par jour relève de l’extrémisme.
Je crois que causer, comme le dit le biologiste Michael Soulè, la fin de l’évolution des vertébrés, relève de l’extrémisme.
Je crois que faire baigner le monde dans les perturbateurs endocriniens relève de l’extrémisme.
Je crois que déverser tellement de plastique dans les océans, qu’on y retrouve 10 fois plus de plastique que de phytoplancton (imaginez que sur 11 bouchées que vous prenez, 10 soient du plastique), relève de l’extrémisme.
Je crois qu’avoir une économie basée sur une croissance infinie sur une planète finie, relève de l’extrémisme.
Je crois qu’avoir une culture basée sur l’incitation « Soyez féconds et multipliez-vous » sur une planète finie, relève de l’extrémisme.
Je crois que détruire 98 % des forêts anciennes, 99 % des zones humides natives, 99 % des prairies, relève de l’extrémisme.
Je crois que continuer à les détruire relève de l’extrémisme.
Je crois que vider les océans, tellement que si on pesait tous les poissons dans les océans, leur poids actuel correspondrait à 10 % de ce qu’il était il y a 140 ans, relève de l’extrémisme.
D’impassibles scientifiques nous disent que les océans pourraient être dépourvus de poissons durant la vie de la prochaine génération. Je crois qu’assassiner les océans relève de l’extrémisme.
Je crois qu’assassiner la planète entière relève de l’extrémisme.
Je crois que produire en masse des neurotoxines (e.g. des pesticides) et les relâcher dans le monde réel, relève de l’extrémisme.
Je crois que changer le climat relève de l’extrémisme.
Je crois que voler les terres de chaque culture indigène relève de l’extrémisme. Je crois que commettre un génocide contre toutes les cultures indigènes relève de l’extrémisme.
Je crois qu’une culture envahissant la planète entière relève de l’extrémisme.
Je crois que croire que le monde a été conçu pour vous relève de l’extrémisme.
Je crois qu’agir comme si vous étiez la seule espèce de la planète relève de l’extrémisme.
Je crois qu’agir comme si vous étiez la seule culture sur la planète relève de l’extrémisme.
Je crois qu’il y a effectivement des « extrémistes environnementaux » sur cette planète, et je crois qu’ils sont appelés capitalistes. Je crois qu’ils sont appelés « les membres de la culture dominante ». Je crois qu’à moins d’être arrêtés, ces extrémistes tueront la planète. Je crois qu’ils doivent être arrêtés.
Nous sommes des animaux. Nous avons besoin d’eau propre pour boire. Nous avons besoin d’une nourriture propre et saine pour manger. Nous avons besoin d’un environnement habitable. Nous avons besoin d’un monde viable.
Sans tout cela, nous mourrons. La santé du monde réel est la base d’une philosophie morale soutenable, fonctionnelle, et saine. Il doit en être ainsi, parce qu’elle est la source de toute vie.
-
Ecrire l'incompréhensible
- Par Thierry LEDRU
- Le 24/09/2025
Ce que j'ai vécu et qui n'est pas compréhensible. S'agissait-il d'une hallucination ou d'une autre vérité, d'un espace inconnu qu'on ne peut inventer ? Je n'étais pas dans une grotte mais sur un sommet, seul. J'avais vingt ans. Une ascension en solo, l'attention extrême, la concentration et l'application de chaque geste, une rupture, un mental qui se tait car ses bavardages inquiets auraient pu être fatals. Et c'est là que s'ouvre l'autre dimension, celle d'un esprit libéré de tout et qui capte enfin ce qui n'est pas "raisonnable". Je n'étais pas un puma mais un rapace. Une vision macroscopique de l'étendue, ce qui ne peut être vu par l'oeil humain, tout était là, dans une vision que je contrôlais.
Je n'ai jamais rien oublié et c'est en écrivant ce roman, l'histoire de Laure, que le désir intense, corporel, viscéral de tout transcrire est venu. Je sais combien, après avoir écrit plusieurs romans, que dans chacun d'entre eux se retrouve cet état de décorporation, cette expérience de conscience modifiée. J'ai mis longtemps en fait à le comprendre.
Il m'est parfois douloureux de ne pas pouvoir le revivre comme je le voudrais, de ne pas pouvoir le déclencher selon mon bon vouloir, de n'être finalement que celui qui reçoit et je m'en veux de cette déception car je sais en même temps le privilège que j'ai d'avoir été libéré, à quelques reprises, de la pesanteur humaine et d'avoir pu goûter à la beauté ineffable de l'inconnu.
C'est sans doute la raison essentielle pour laquelle j'écris. Retourner à travers les mots dans cette dimension. Ce passage-là, je n'en changerai pas une ligne, pas un mot, pas une virgule. Il y a de la même façon, dans chacun de mes romans, des passages qui sont inscrits, gravés, immuables.
Ça ne signifie pas qu'ils sont parfaits mais ils sont ce que je porte.
Il y a deux nuits, j'ai rêvé, encore une fois, que je volais. Toujours au-dessus des montagnes. Je sens parfaitement le mouvement de mes ailes, le vent dans mes plumes, le moindre positionnement de mon corps, je peux me déplacer à des vitesses vertigineuses sitôt que je décide de m'approcher d'un lieu. Il y a des couleurs, des lumières, les forêts, les cours d'eau, les glaciers, les sommets, les crêtes et les neiges éternelles.
Je suis éveillé, parfaitement éveillé, totalement conscient.
Et pourtant, à un moment, le rêve s'arrête. Et c'est douloureux et en même temps merveilleux d'avoir pu le vivre.
TOUS, SAUF ELLE
Tout à l'heure, dans une autre vie, elle avait rejoint la grotte, elle était entrée et s’était assise dans l’ombre, au plus profond, sur une roche plate. L'ombre...
Elle en avait ressenti la présence, comme celle d'une personne. Là, tapie dans l'ombre. L'ombre dans le secret d'elle-même.
Elle avait eu un vertige.
Elle avait pris un des deux bidons sur son sac, elle avait bu trois gorgées, lentement, avec application puis elle avait replié les jambes en tailleur. Une posture incongrue après une course mais qui lui paraissait incontournable. Elle avait longuement écouté le goutte à goutte de la source puis elle avait senti une étrange torpeur l’envahir, une fatigue inhabituelle. Elle s’était allongée sur le dos avec son petit sac sous la tête. Elle avait ausculté chaque point de contact de son corps avec la roche, elle avait un peu bougé pour trouver la position idéale, le désir aimant de s’accorder au moindre relief minéral, puis elle était entrée dans une immobilité totale. Les mains posées en croix sur son ventre.
Elle ne se souvenait pas avoir fermé les yeux.
Elle ne se souvenait pas non plus les avoir ouverts, ni du moment où elle avait entamé la descente. La descente vers quoi, d'ailleurs ? Elle avait suivi des traces sans accorder la moindre importance à la direction prise, comme aimantée, reliée par un fil invisible à un lieu sacré qu'elle devait rejoindre. Elle se souvenait juste d'un désert et d'une histoire de Barbares.
Elle marcha ainsi, mue par une intuition puissante.
Quand elle arriva à la ferme, elle repensa au texto et décida de le relire.
Elle ouvrit la porte, alluma la lampe sur pied du salon et s’assit dans le fauteuil.
« Tout va bien. Il ne s’est rien passé. Je reste à Lyon demain, deux, trois trucs à vérifier. Je t’aime. »
Elle leva les yeux et balaya l’intérieur du regard et ce fut comme un rappel à soi, la sortie d’un tunnel, le retour à une vie connue.
Il y a longtemps, elle était entrée dans une grotte et elle s’était allongée dans l’ombre. Le temps s’était étiré au-delà de l’espace habituel et elle avait maintenant l’impression de ne pas être redescendue. Ou d’être quelqu’un d’autre.
Une femme était montée là-haut. Quelqu’un d’autre était revenu. Elle et lui, lui en elle. Comment le comprendre ?
Elle ne se souvenait pas avoir fermé les yeux. Elle n’avait plus aucun repère temporel depuis l’instant où elle avait quitté le monde connu.
La main de Figueras s’était posée sur son front.
Mais à l’intérieur.
L’évaporation intégrale des ressentis humains. L’effacement de son corps allongé sur la roche. Aucun point de contact. Rien de connu. Et tout ce qui avait jailli n’était aucunement identifiable.
Elle s’étonna même de ne pas oser vraiment se le remémorer comme si de telles pensées relevaient de la psychiatrie et ne devaient pas être ranimées.
Elle pensa alors qu’elle n’en parlerait peut-être jamais.
Elle s’enfonça dans le fauteuil, posa le smartphone sur le plancher et ferma les yeux. Volontairement, cette fois.
Qu’avait-elle vécu là-haut ? Elle devait se souvenir, ne rien perdre, elle en sentait douloureusement l’importance et s’en voulait de gâcher la beauté du voyage par une peur ténébreuse.
Plonger dans la lumière, la retrouver, se nourrir de sa bienveillance, du cadeau offert.
La main de Figueras la regardait et elle savait maintenant que, si la phrase n’avait aucun sens, elle possédait en revanche une puissance évocatrice phénoménale. Elle réalisa qu'en pensant à ces quelques mots – la main de Figueras la regardait– elle basculait immédiatement dans une vision intérieure d'une acuité stupéfiante. Elle distinguait les rides et les taches sur sa peau, le cheminement des veines. Elle percevait l'odeur de la terre sur ses doigts.
L’énergie qui coulait la visitait comme un flux électrique, un produit révélateur. Un circuit interne qui la ravissait. Figueras regardait en elle et elle se souvenait de la tendresse, de l’intention bienveillante.
Elle était gênée et simultanément comblée de deviner dans le phénomène un acte d’amour. Sans rien y comprendre.
Elle ne savait plus rien. Pas dans la dimension humaine.
Elle était un puma. Un puma…
Elle n’en connaissait rien avant d’entrer dans la grotte. Elle savait tout de lui maintenant. Puisqu’il était elle et qu’elle était lui.
Plus rien n’avait de sens, rien n’était vérifiable, rien n’était racontable, rien n’était traduisible, aucun rêve n’avait cette portée.
Un territoire infini s’était ouvert et elle n’en était pas revenue.
Elle avait couru dans les montagnes, la puissance de l’animal dans ses fibres, elle était lui, il était elle, une reconnaissance cellulaire, des retrouvailles, la joie éblouissante de l’euphorie musculaire, quatre pattes volant au-dessus de la terre, chaque appui dans une perfection totale, elle avait couru en lui, dans l’acuité de ses regards, le saisissement fulgurant de la moindre brindille dans son champ de vision, dans le couronnement de ses sens, l’extrême déploiement de sa vitalité, la puissance de son corps, tout entier impliqué dans la chasse, elle avait vu l’étendue des existences, le cheminement millénaire des incarnations, le tournoiement des âmes en attente, dans l’immensité des montagnes, à l’envers des cieux, elle avait cavalé sur les nuages, elle avait traversé les abîmes du temps en découvrant leur inexistence, rien n’avait de durée, tout n’était que l’instant, éternellement.
C’est là qu’elle avait ressenti le danger, une menace immense, constante, où que l’animal soit, qu’il coure dans les montagnes ou les forêts, qu’il traverse les torrents ou explore les ravins les plus profonds.
Où qu’il soit, un péril majeur, un risque de disparition et elle découvrit l'horreur de cette existence, cette menace constante, cette attention vitale, le calvaire des animaux persécutés, la diminution dramatique des congénères.
Elle ne savait pas quand elle avait ouvert les yeux. Ni quand elle avait décidé de quitter la grotte. Ni comment elle avait franchi les ressauts, les pentes, les vires et les couloirs rocheux pour rejoindre la forêt. Elle ne savait rien de ces instants inexistants.
C’est dans l’espace fermé des murs de la ferme qu’elle avait réellement repris conscience.
Ou qu’elle l’avait perdue.