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  • Inviter les oiseaux

     

    EntretienNature

    « Créons partout des jardins refuges pour les oiseaux ! »

     

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    Planter des haies variées, débitumer les sols... L’ornithologue Daniel Gérard nous guide pour renaturer nos jardins, tout en les embellissant, et ainsi attirer les oiseaux.

    Daniel Gérard est enseignant en aménagement paysager à l’Eplefpa Naturapolis (Indre), membre actif de l’association Les Arbusticulteurs et ornithologue de terrain et guide ornithologique au parc naturel régional de la Brenne. Créer un beau jardin-refuge pour les oiseaux (éd. Ulmer) est son premier livre publié.

    Reporterre — Dans la préface à votre livre, un chiffre retient l’attention : en France, la superficie globale des jardins particuliers représenterait 2 % de la surface totale du pays, soit le quadruple de la surface des réserves naturelles. Faire de son jardin un refuge pour les oiseaux est donc loin d’être anecdotique ? 

    Daniel Gérard — Absolument, c’est conséquent. Chaque espace végétalisé, même de faible surface, revêt une importance bien plus grande qu’on ne l’imagine pour les oiseaux, qui fuient de plus en plus la ville, sa pollution, ses canicules et pénuries alimentaires, pour la campagne et ses jardins.

    Il est donc de notre responsabilité de prendre conscience du rôle que nous pouvons jouer pour aider la « biodiversité ordinaire » à survivre, de l’adoption de quelques gestes simples au réaménagement de l’ensemble des espaces végétalisés et du jardin.

    Un étourneau sansonnet prend un bain, soucieux de conserver son plumage en bon état (abîmé, il pourrait entraver sa capacité à fuir). © Didier Plouchard

    J’ai récemment aperçu un chardonneret qui avait les deux pattes si abîmées, déformées même, qu’il avait du mal à se tenir debout. Un handicap typique des pathologies qui se transmettent sur des mangeoires ou abreuvoirs trop peu nettoyés. C’est un exemple parmi d’autres — la pollution lumineuse la nuit, l’absence de « baignoires » à l’abri des prédateurs… —, mais il est révélateur : si seulement certains jardiniers amateurs revoyaient une partie de leurs pratiques, ce serait déjà un effort considérable en faveur des oiseaux.

    Comment s’est déclenchée chez vous l’envie de revoir vos pratiques de jardinier pour accueillir davantage d’oiseaux dans votre jardin ?

    J’ai toujours beaucoup aimé les oiseaux — leur liberté, la subtilité de leurs chants, leurs fascinantes capacités d’adaptation — et n’ai pas cessé de les observer depuis l’enfance, jusqu’à me former à l’ornithologie, et devenir guide et formateur au parc naturel régional de la Brenne.

    Lorsque j’ai réalisé qu’ils étaient menacés par les atteintes humaines à leurs milieux de vie (un cinquième d’entre eux auraient disparu en trente ans en Europe, soit 420 millions !), j’ai décidé de réfléchir à mes pratiques jardinières pour inverser, à mon petit niveau, le déclin de leurs populations.

    Quelles pratiques sont-elles à repenser ?

    Des pratiques nocives, ancrées dans une culture de domination du vivant : de l’usage de la bouillie bordelaise contre le mildiou à la taille au taille-haie des massifs et arbustes. Dans les deux cas, on choisit une solution prétendument rapide et efficace, mais qui va entamer, pour la première, la richesse des sols en détruisant les champignons ; pour la seconde, limiter l’abondance de fleurs, de fruits, de baies appréciées des oiseaux.

    La taille dite raisonnée, au sécateur, serait pourtant plus respectueuse du végétal et plus écologique, en réduisant les déchets verts, l’utilisation d’hydrocarbures… voire la fatigue du jardinier.

    « Tant pis si votre voisin s’offusque de votre part de gazon transformée en prairie fleurie »

    Il faudrait aussi accepter de remettre en question nos projections esthétiques issues du classicisme, avec sa recherche de régularité, d’uniformité, sa chasse aux herbes sauvages, etc., pour faire une place aux besoins fondamentaux des oiseaux (et du vivant en général), qui sont très variés.

    Prenons la nidification : le pouillot véloce, par exemple, chante dans la canopée, mais niche très près du sol, quand le bouvreuil pivoine ou le gobemouche gris ont besoin d’une végétation arbustive plus dense. Et cette diversité devrait être prise en compte pour l’ensemble de leurs besoins physiologiques : faire un nid pour se reproduire, mais aussi s’alimenter, boire, se laver, trouver de la quiétude, de l’obscurité la nuit… 

    Le troglodyte mignon parcourt sans relâche les tas de bois en quête de nourriture. Il y trouve aussi la mousse nécessaire à la confection de son nid. © Daniel Gérard

    Un jardin riche en biodiversité sera donc un jardin avec beaucoup de « diversité » : diversité de hauteurs, de densités, de périodes de floraison et de fructification des végétaux, arbres, haies, etc.

    Y compris en ce qui concerne la flore, même spontanée, et la faune, depuis les minuscules collemboles de la litière jusqu’aux petits insectivores comme le hérisson d’Europe. Car vous ne pourrez favoriser l’installation des oiseaux dans votre jardin que si vous l’appréhendez comme un ensemble dynamique : quelques passages à faune, en bas des clôtures par exemple, et des parcelles d’herbe non tondue sont donc fortement conseillés.

    Pour développer votre jardin dans cet esprit, il vous faudra aussi vous détourner un peu du désir de « propre et sans entretien », comme on l’entend souvent formulé dans les jardineries.

    N’est-il pas légitime de désirer peu d’entretien quand le temps est compté ?

    Si, mais cela peut nous aveugler. Dans ma jeunesse, j’ai bêché avec mon père, qui était jardinier, autour des massifs arbustifs : l’idée était alors d’en faire un massif « propre », bien bêché au pied. Cette culture du « sol propre » n’a pas disparu : elle a juste été supplantée par la mode des couvre-sols organiques (écorces de pin, copeaux de bois…) et des paillages minéraux (comme les paillettes d’ardoise), censés être aussi « sans entretien ».

    Des strates végétales nombreuses permettent d’accueillir des oiseaux aux niches écologiques variées. © Anne Jamati

    Mais c’est une illusion. La nature ayant horreur du vide, elle colonisera d’elle-même avec le temps les interstices laissés vacants entre les paillettes d’ardoise, et avec des espèces pas forcément souhaitables, comme le bouleau (allergène) ou l’arbre à papillon (invasif). Pour éviter le désherbage, il suffirait pourtant de garnir le pourtour des arbres et des massifs de plantes couvre-sols, herbacées (lamier, nivéole d’été, etc.) ou arbustives (chèvrefeuillle cupule, millepertuis à grandes fleurs, etc.).

    Elles favoriseraient en même temps l’infiltration de l’eau et abriteraient toute une faune appréciée des oiseaux nichant près du sol. Et celui-ci n’en serait pas moins « propre et sans entretien », juste plus vivant.

    Plantation de haies variées, d’arbustes « cultivars », de plantes grimpantes herbacées, débitumage des sols… Par quoi commencer ?

    La première chose à faire, c’est le diagnostic : où est-ce que j’en suis avec mon jardin ? Est-ce que je lui trouve une valeur écologique satisfaisante ? Si non, que puis-je changer ? Pour le renaturer, avec quel aménagement puis-je remplacer cette dalle en béton, par exemple, pour laisser passer l’eau ?

    Les branches que j’avais l’habitude d’évacuer, pourquoi ne pas les accumuler là-bas, dans un coin, pour accueillir des troglodytes ? Et si je rajoutais quelques plantes mellifères, pour le bonheur des abeilles et des guêpiers d’Europe, qui les aiment tant ?

    Dans son livre, Daniel Gérard décrit 48 oiseaux susceptibles d’être observés dans les jardins du nord de la France, sur le modèle de ce tarin des aulnes. © Éditions Ulmer

    Le mieux sera de travailler par secteur, en douceur. De définir des zones de modification et d’aller vers leur « gestion différenciée » : près de la terrasse, mon intervention pourra être plus importante pour dégager la vue, mais, un peu plus loin, pourquoi ne pas se permettre de l’herbe un peu plus haute, qui attirera la linotte mélodieuse et la grive musicienne ?

    Pour faire un jardin écologique, faut-il mettre de côté ses goûts esthétiques ?

    Pas du tout. On peut réfléchir ses choix de végétaux en fonction d’objectifs aussi bien esthétiques qu’écologiques. C’est une idée que je défends. Les 115 plantes répertoriées dans mon livre joignent d’ailleurs à leurs joliesse et parfum des caractéristiques recherchées par les oiseaux (richesse en fruits, baies, insectes, notamment) et ne sont pas trop gourmandes en eau.

    Il est aussi important de ne pas faire d’erreurs de casting. Il n’y a rien de pire que de se dire : « Ça me plaît, j’achète ; et si ça grandit trop, je taille ! », puis d’entrer dans une lutte contre la plante parce qu’elle dépasse la hauteur souhaitée. Il existe une gamme de végétaux d’une telle richesse que l’on trouvera forcément une plante qui nous plaît et correspond à nos attentes en termes d’entretien et de taille. Prenez du temps pour lire, interroger des pépiniéristes, vous en gagnerez ensuite.

    Que diriez-vous à quelqu’un qui hésite à se lancer ?

    Osez ! Avril-mai, avec toute la vie végétale, biologique qui se remet en mouvement, est la saison idéale pour commencer un diagnostic de son espace vert. Devenez un écocitoyen résolu sans crainte : faites des essais, rien n’est irréversible au jardin !

    Donnez-vous aussi du temps pour assister à la lente, mais certaine aggradation de votre espace vert. Quelle joie de sentir ses perceptions du monde vivant alentour s’affiner, et de se sentir davantage relié à lui ! Et tant pis si votre voisin s’offusque, pour un temps, de votre part de gazon transformée en prairie fleurie… Les gazouillis des oiseaux vous le feront vite oublier.

  • Les 50 ans d'un chef d'oeuvre : The Köln concert

     

    Un disque qui a pour moi une importance considérableLES ÉGARÉS : L'Ange et la mort (12)

     

     

    Les cinquante ans du Köln Concert : Keith Jarrett à l’opéra

     

    Publié le vendredi 24 janvier 2025 (première diffusion le mardi 24 janvier 2023)

    The Köln Concert, un succès colossal. - Oliver Berg/picture alliance via Getty Images

    Provenant du podcast MAXXI Classique

    Ce n'est ni un opéra, ni un récital lyrique et pourtant il a été enregistré à l'Opéra de Cologne il y a 50 ans, le 24 janvier 1975. Une chronique dans les coulisses du "Köln Concert" de pianiste Keith Jarrett, un disque légendaire.

    Sol ré do sol la. Cinq notes. Cinq notes et des sourires. Dans la salle, tout le monde reconnait dans ce motif musical la sonnerie annonçant le début de chaque concert donné à l’Opéra de Cologne. Du parterre aux balcons où il ne reste plus aucune place de libre, personne en revanche ne peut imaginer que ces cinq notes vont être le point de départ d’une improvisation qui durera une soirée entière.

     

    Quand il monte sur la scène de l’opéra, Keith Jarrett n'est pas dans une très grande forme. Cela fait plusieurs jours qu’il enchaîne les concerts et il est épuisé. La veille, il était à Lausanne et il n’a pas dormi depuis vingt-quatre heures. Une fois arrivé à Cologne, après dix heures de route, il découvre que le piano que l’opéra lui a réservé est un vieux Bösendorfer qui n’a pas été révisé depuis très longtemps et qui sonne, selon l’aveu-même de Jarrett « comme un mauvais clavecin ou un piano dans lequel on aurait mis des punaises. »

    Il parait que l’art naît de contraintes. Ce qui est sûr, c’est que ces difficultés matérielles et l’état de fatigue dans lequel se trouve Keith Jarrett ont eu des conséquences sur son concert. Parce que ce piano possède des aigus qui ne lui plaisent pas et une sonorité peu intéressante, le pianiste décide de solliciter au maximum le registre grave et médium du piano. Dans cette grande improvisation structurée, il privilégie également un jeu plutôt rythmique, composé de petits motifs et d’accords aérés.

     

    Un jeu épuré donc, parfois à la limite de la musique minimaliste ou d’une chanson sans paroles. Une esthétique qui explique certainement la popularité jamais démentie de cet album. Mais ce n’est pas tout. Quand on entend, les rumeurs du public, Keith Jarrett chanter par-dessus la ligne mélodique du piano et métamorphoser progressivement un thème et son accompagnement hypnotique, on a l’impression d’être dans la salle de concert mais aussi dans la tête du pianiste. On assiste à la naissance d’une œuvre, on effleure du doigt le mystère de la création.

    Avec environ quatre millions de ventes à ce jour, le Köln Concert est l’album du label ECM, de Keith Jarret et de piano jazz le plus vendu de tous les temps. Un concert qui a donné lieu à une transcription, une partition écrite et éditée. Mais cet objet ne nous aide pas à percer le mystère du jeu de Jarrett. Aussi précise soit-elle, la partition ne pourra jamais nous aider à comprendre ce qui s’est passé ce soir-là dans la tête de Keith Jarrett. Reste le disque, la photographie la plus fidèle d’une œuvre sans lendemain et  immortelle.

     

  • "Do it" de Jerry Rubin

     

    Do it par Rubin
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    EAN : 9782020006798
    271 pages

    Seuil (01/05/1973)

    3.99/5   42 notes

    Résumé :

    À travers les luttes de ces dernières années, sur les campus, contre le Pentagone, à Chicago en 1968, Jerry Rubin (jadis jeune Américain sage) est à l'origine de cette synthèse entre le courant hippie et le gauchisme des jeunes révolutionnaires blancs américains : le mouvement "yippie" dont ces pages sont à la fois le Manifeste, l'épopée, le manuel et la bande dessinée.
    "Le mythe devient réel quand il offre aux gens une scène sur laquelle ils viennent jouer leurs rêves et leurs désirs... Les gens essayent de réaliser le mythe ; c'est là qu'ils tirent le meilleur d'eux-mêmes.
    Invente tes propres slogans. Proteste contre ce que tu voudras. Chacun est son propre yippie.
    Notre message, c'est : ne grandissez pas. Grandir, c'est abandonner ses rêves.
    Source : Points, Seuil

     

    J’ai lu ce livre quand j’étais jeune et c’était réjouissant.

    La rébellion, la contestation, l’engagement, les convictions, des idées fortes mises en actes. J’aurais aimé connaître Woodstock, pour l’ambiance, le partage, la libération, la foi en l’avenir, un monde meilleur.

    Rubin n’était pas hippie mais yuppie. Pour moi, la distinction essentielle, c’est que la lutte physique s’alliait aux luttes morales. Rubin était ami avec Eldridge Cleaver, figure incontournable des Black Panters. Attention, ça ne rigolait pas…

    J’ai connu une période quelque peu agitée dans ma jeunesse, la contestation contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff. J’ai beaucoup tiré au lance-pierres, des billes de plomb qui faisaient très mal, j’ai beaucoup couru, j’étais au tribunal à Quimper quand les CRS ont chargé dans l’enceinte, c’était violent, vraiment violent. 

    JUSQU'AU BOUT : Plogoff

    Les manifestations avec les agriculteurs à la préfecture de Quimper, les manifestations contre les subventions accordées à l’école privée. J’ai pulvérisé la vitre arrière de la voiture d’Alliot-Marie, secrétaire d’état à l’enseignement. Et j’ai couru.

    Je n’avais pas peur de la violence, du combat.

    Mais un jour, je me suis fait peur. J’ai envoyé à l’hôpital deux « copains » de mon grand frère qui était revenu du royaume des morts. J’étais passé dans leur bistrot pour leur demander de passer voir mon frère. Ils ont rigolé en disant qu’ils préféraient attendre qu’il vienne leur payer un coup. Je les ai défoncés avec un pied de chaise que j’avais d’abord fracassée sur eux.

    Là, j’ai réalisé à quel point la rage pouvait me mener au drame. Et j’ai tout arrêté.

    Je raconte ça pour expliquer pourquoi je ne participe plus aux luttes communes. Je ne supporte pas la vue des « forces de l’ordre », les megabassines, il ne faut pas que j’y aille, ni dans aucune manifestation de ce type. Et je n’ai rien fait pendant la crise des gilets jaunes.

    Maintenant, je reviens à Jerry Rubin. Lui et ses amis n’avaient peur de rien. La marijuana tournait à plein régime et les idées fusaient dans tous les sens mais tout ça avait du sens. C’était l’époque du Vietnam. Les universités représentaient soit la contestation, soit l’adhésion au « rêve américain ». Rubin, Hoffman et d’autres luttaient, physiquement, contre l’enrôlement des jeunes, contre le racisme envers les noirs, contre la société de consommation, contre l’embrigadement des enfants, contre le matérialisme, contre la politique corrompue (époque de Nixon), contre le capitalisme. Ils ont fait de la prison, inculpés pour atteinte à la sécurité de l’état, pour incitation à la révolte. Dans les tribunaux, ils venaient déguisés, portant l’uniforme des soldats de la guerre d’indépendance, ils ont présenté un cochon comme candidat aux élections présidentielles. Ils se couchaient sur les rails de chemin de fer pour arrêter les trains qui convoyaient les jeunes qui devaient partir au Vietnam. Des flics sont morts dans les manifestations, des manifestants sont morts sous les coups des flics. Non, ça ne rigolait pas.

    Ça ne rigole toujours pas d’ailleurs chez les cowboys. Encore moins en ce moment.

    Ce livre est décousu, d’une qualité d’écriture très faible, avec des informations difficiles à saisir pour un non Américain, une flopée de personnages, des idées qui ne sont pas suffisamment étayées, approfondies. Ils étaient « défoncés » à longueur de journée, Rubin le répète sans cesse. Mais c’est l’époque qui importe, le fond et non la forme, cette contestation puissante qui allait mener à Woodstock. L’histoire des USA, on le sait, se projette toujours bien au-delà de ses frontières.

    Aujourd’hui, avec le recul, la relecture de ce livre génère chez moi un profond dépit. Parce que le constat est sans appel : toutes les contestations ont échoué, toutes les révoltes, les révolutions, les tentatives de changement de paradigme, rien n’a abouti. Le capitalisme reste le maître absolu.

    Il faut savoir que Jerry Rubin est devenu un chef d’entreprise, un des premiers investisseurs d’Apple et les propos qu’il a tenus alors en paraissent risibles, voire pitoyables au regard de son passé… Il est mort renversé par une voiture. Hoffman est mort d’une overdose. Le parcours de Cleaver mériterait un film hollywoodien. Des retournements de veste d’une ampleur saisissante. A croire que la cocaïne et tous les autres cocktails qu’ils ont ont avalés leur ont cramé les fils.

    A lire toutes ces histoires, on se demande ce que signifie le terme d’engagement…

    J’en retire là aussi que la lute contre le système, que ça soit une lutte armée ou intellectuelle, c’est dangereux. Vraiment dangereux. Qu’il est risqué de vouloir confronter ses convictions au système. Parce que le système n’est pas humain, il a sa propre inertie, sa propre existence et que les hommes et les femmes qui le maintiennent en état et qui pensent avoir une certaine importance ne sont que des rouages d’une machinerie qui peut les broyer au jour où ils ne sont plus utiles. D’autres hommes ou femmes s’en chargeront. Pour le système.

    Rubin s’est fait avoir, Cleaver tout autant, Hoffman a lâché l’affaire dans un dernier trip. Et combien d’autres. Les anciens de Woodstock qui ont fini patron d’un McDo.

    Ce livre plaide de nouveau pour le choix que j’ai fait. Me retirer au maximum. Parce que j’ai conscience de la violence dont je suis capable et parce que je ne crois aucunement aux mouvements de masse.

    Aucun humain n’arrêtera le système, il se détruira de lui-même par épuisement des ressources, par épuisement de la nature, par le dérèglement général que le système a engendré et entretient. Jusqu’ici, ça va encore, à peu près.

    Voyons la suite. 

    On ne lutte pas contre le système, on en sort. Au mieux, ou au moins pire. 

    Se souvenir de Nietzsche : "Quand tes yeux plongent dans l'abîme, l'abîme aussi plonge en toi."

  • Une guerre haut perchée.

    Au vu de l'actualité entre ces deux pays, il est intéressant de remonter dans l'histoire et je trouve cet article passionnant. Quand il s'agit de démontrer les raisons d'un conflit qui date des années 1990...Dans un cadre rude et magnifique, des hommes s'entretuent. Rien de nouveau. Quand on voit l'importance funeste du traçage des frontières dans un labyrinthe de montagnes et de glaciers, on peut en conclure que les humains parviendront toujours à trouver des prétextes pour la guerre. Pour la paix, c'est plus compliqué.

     

    Magazines

    Histoire

    Reportage au Cachemire, sur le champ de bataille le plus haut du monde

    Un minuscule correctif apporté à une carte par un organisme américain a mis l'Inde et le Pakistan sur le pied de guerre, sur le champ de bataille le plus haut du monde, au Cachemire. Mais qui a décidé ce changement ? Et pourquoi ?

     

    De Freddie Wilkinson, National Geographic

    Photographies de Cory Richards

    Publication 11 mars 2021, 12:20 CET

    Des soldats affectés à la 62e brigade de l’armée pakistanaise font une pause au pied des ...

    Des soldats affectés à la 62e brigade de l’armée pakistanaise font une pause au pied des Tours de Trango, au bout du glacier du Baltoro. «C’est un terrain accidenté, explique l’un d’entre eux. Mais nous devons défendre chaque pouce de notre patrie. »

    PHOTOGRAPHIE DE Cory Richards

    Le major Abdul Bilal, des services spéciaux de l’armée pakistanaise, se blottit avec son escouade sous un affleurement rocheux, au cœur de la chaîne du Karakorum. Ce 30 avril 1989, en fin d’après-midi, des bourrasques de neige enveloppent les onze hommes, qui portent de vestes de camouflage blanches et des armes automatiques en bandoulière. Ils respirent avec difficulté un air raréfié, à plus de 6 500 m d’altitude.

    Le K2, le deuxième point le plus élevé de la Terre, se dresse à 80 km au nord-ouest. Mais la plupart des sommets alentour n’ont jamais été escaladés. Ils ne sont identifiés sur les cartes que par des chiffres indiquant leur hauteur.

    Cette montagne-ci s’appelle 22158 – son altitude, en pieds. Pour grimper jusqu’à la position des soldats, il aurait fallu escalader un versant de roches et de glace sujet aux avalanches. Quatre hommes sont morts en s’y essayant.

    Mais Abdul Bilal et ses soldats ont été amenés par hélicoptère et déposés à 450 m sous le sommet. Puis, pendant une semaine, ils ont fixé des cordes et reconnu le terrain en surplomb, afin de se préparer à ce moment décisif.

    Quelques hommes suggérèrent de s’encorder. « Si vous vous attachez et que l’un de nous est touché, nous allons tous dévisser, répond Bilal. Mettez des crampons, mais pas de cordes. »

    Chacun vérifie que les pièces mobiles de son arme n’ont pas gelé. Le vent hurle. Et alors, juste avant le crépuscule, Bilal mène sa petite colonne, qui gravit une crête en direction du sommet.

    Soudain, les visages brûlés par le soleil de deux sentinelles indiennes les fixent, du haut d’un mur de neige servant de poste d’observation. Bilal leur crie, en ourdou : « Vous êtes cernés par des soldats de l’armée pakistanaise! Posez vos armes ! »

    Les deux Indiens se baissent derrière le mur de neige. « L’armée indienne va vous faire tuer en vous envoyant ici ! », crie encore le major. Il perçoit le cliquetis de kalachnikovs que l’on arme.

    C’est Bilal qui raconte l’histoire, trois décennies plus tard, chez lui, à Rawalpindi. « Nous n’étions pas des tueurs aveugles, assure-t-il. Nous voulions simplement protéger notre territoire. Nous étions prêts à le défendre à tout prix. [...] C’était notre devoir patriotique. »

    Une chose est sûre : les Indiens ont tiré les premiers. L’escouade de Bilal a riposté. Un Indien est tombé. Les Pakistanais ont cessé le feu.

    Bilal a appelé l’autre Indien : « Fiche le camp d’ici. [...] Nous ne te ferons pas prisonnier et nous ne te tirerons pas dans le dos. » Le soldat indien s’est levé. Bilal l’a regardé s’éloigner péniblement, jusqu’à ce que le brouillard l’engloutisse.

    La «bataille du pic 22158» est le combat mortel à la plus haute altitude de toute l’histoire.

    Les équipes s’assurent avec des cordes pour traverser certains reliefs. Des soldats pakistanais de la 323e ...

    Les équipes s’assurent avec des cordes pour traverser certains reliefs. Des soldats pakistanais de la 323e brigade sont attachés afin de réduire le risque de disparaître dans un gouffre, lors de la traversée du glacier du Gyong, à 5 300 m d’altitude. Nombre de crevasses portent le nom de soldats morts dans leurs profondeurs.

    PHOTOGRAPHIE DE Cory Richards

    Vingt-huit ans après, le photographe Cory Richards et moi nous traînons sur la neige d’un héliport, à 7 km environ de là où l’Indien est mort.

    Tous deux alpinistes, nous avons gravi des sommets du Karakorum. Nous savons ce que survivre ici exige d’efforts et de compétences.

    Depuis plus de trente ans, l’Inde et le Pakistan envoient là de jeunes soldats, qui restent pendant des mois d’affilée à surveiller une région sauvage, isolée et inhabitée, aux confins de l’Inde, du Pakistan et de la Chine. On appelle cet affrontement le conflit du glacier Siachen.

    Les deux camps déplorent des milliers de victimes depuis 1984. Un cessez-le-feu a été conclu en 2003. Mais des dizaines de soldats meurent encore ici chaque année – glissements de terrain, avalanches, accidents d’hélicoptère, mal de l’altitude, embolies... Néanmoins, tous les ans, des soldats indiens et pakistanais se portent volontaires pour servir ici. « C’est considéré comme une grande marque d’honneur », me déclare un responsable pakistanais.

    Les multiples écrits sur le conflit soulignent souvent l’absurdité de se battre pour un territoire aussi inutile et décrivent deux ennemis aveuglés par la haine. Ce que Stephen P. Cohen, analyste à la Brookings Institution, résume ainsi : «une dispute entre deux chauves pour un peigne ». 

    Or les circonstances qui ont mené à ce conflit n’ont jamais été entièrement élucidées. Depuis quatre ans, je consultais des documents déclassifiés, interrogeais des responsables, des universitaires et des militaires en Inde, au Pakistan et aux États-Unis. Cory et moi étions au Pakistan pour constater de nos propres yeux les conséquences pouvant résulter de cet acte a priori simple : tracer une ligne sur une carte.

    LE GÉOGRAPHE

    Le 27 juin 1968, le courrier diplomatique confidentiel A-1245 a été expédié par avion au Bureau du géographe, une unité peu connue du département d’État américain, à Washington. Il a atterri sur la table de Robert D. Hodgson, le géographe adjoint, âgé de 45 ans.

    Signée par le chargé d’affaires de l’ambassade des États-Unis à New Delhi, la lettre commençait ainsi : « À diverses occasions [...], le gouvernement indien a protesté officiellement auprès de l’ambassade au sujet des cartes du gouvernement américain qui ont été distribuées en Inde, cartes montrant le statut du Cachemire comme “en litige” ou distinct, en quelque sorte, du reste de l’Inde. » Elle se terminait en demandant conseil quant à la façon de représenter les frontières de l’Inde sur les cartes américaines.

    Pour l’Inde et le Pakistan, pays nés de l’effusion de sang qui accompagna la partition de l’Inde britannique, ces cartes étaient une question d’identité nationale. Pour le Bureau du géographe, c’était une question professionnelle.

    Le gouvernement américain publiait des milliers de cartes par an. La responsabilité du marquage des frontières politiques internationales incombait au Bureau du géographe. Celui-ci détenait l’autorité ultime pour figurer le tracé des frontières politiques du monde d’après la politique officielle des États-Unis – ce qui influait aussi sur la façon dont les autres pays les voyaient.

    Des soldats de l’armée pakistanaise déchargent un hélicoptère Mi-17 au poste administratif du pic Paiju. Les ...

    Des soldats de l’armée pakistanaise déchargent un hélicoptère Mi-17 au poste administratif du pic Paiju. Les provisions essentielles vont des fûts de kérosène aux barres d’armature de construction et aux œufs frais.

    PHOTOGRAPHIE DE Cory Richards

    Les États-Unis reconnaissaient 325 frontières terrestres de pays à pays environ. Les questions cartographiques les plus épineuses revenaient à Hodgson et à ses collègues géographes. Ces casse-tête exigeaient la précision d’un arpenteur et une approche de spécialiste de la recherche.

    « Nous ne dessinons pas des lignes à partir de rien, souligne Dave Linthicum, récent retraité, qui a travaillé pendant plus de trente ans comme cartographe pour le Bureau du géographe et la CIA. Nous tentons de retrouver où les limites se situaient en 1870 ou 1910, ou à un autre moment, à l’aide de vieilles cartes, de vieux traités. »

    Aujourd’hui, Dave Linthicum et ses confrères consacrent une bonne part de leur travail à scruter des images satellitaires en haute définition. À titre de comparaison, Hodgson avait entamé sa carrière de « récupérateur de cartes » pour le département d’État alors qu’il était stationné en Allemagne, de 1951 à 1957. L’activité impliquait alors de fouiller dans des archives abritant des cartes sur du papier moisi et de vérifier physiquement l’emplacement des villes et des points de repère géographiques à travers le pays. Au début de la guerre froide, une erreur cartographique risquait d’avoir des conséquences cataclysmiques : en cas de conflit, des avions américains pouvaient être envoyés pour bombarder la mauvaise ville, voire le mauvais pays, si une carte présentait une erreur de quelques kilomètres ou si l’on avait donné à un nom de lieu une orthographe légèrement différente.

    Linthicum ne sait que trop bien à quel point se tromper est facile. Il y a dix ans, on l’a chargé de tracer la frontière entre le Nicaragua et le Costa Rica, qui suit le fleuve San Juan jusqu’à la mer des Caraïbes. Mais la frontière qu’il a tracée longeait un ancien cours au lieu du lit actuel du fleuve, attribuant à tort au Nicaragua une île de quelques kilomètres carrés. Google Maps a adopté le tracé de Linthicum, et le Nicaragua a bientôt envoyé des soldats occuper l’île.

    « Parfois, au travail, avec mes collègues, on se demande pourquoi passer autant de temps sur tel petit [segment de frontière], explique Linthicum, et puis, deux semaines plus tard, voilà que cet endroit minuscule se révèle être tout à fait décisif ou extrêmement important. »

    Hélas pour Hodgson, l’ensemble de problèmes géopolitiques et frontaliers qui ont atterri sur son bureau par le courrier A-1245 constituait l’un des plus insolubles du monde : le différend sur le Cachemire. Un «cauchemar cartographique», selon l’expression d’un géographe.

    Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Britanniques perdirent le contrôle du sous-continent indien, ils décidèrent à la hâte de diviser la région en deux États, fondés sur les deux religions dominantes : l’Inde pour les hindous, le Pakistan pour les musulmans.

    Des commissions nommées par le vice-roi britannique, Lord Louis Mountbatten, et composées de représentants des deux partis politiques les plus influents, le Congrès national indien et la Ligue musulmane, furent convoquées pour décider des nouvelles frontières.

    Mais la tâche était impossible. Depuis des millénaires, des cultures et des empires s’étaient imbriqués en Asie du Sud, brassant des populations d’hindous, de musulmans et de sikhs.

    Le 15 août 1947, à minuit, l’Inde et le Pakistan obtinrent l’indépendance. Des violences éclatèrent tandis que des millions d’habitants, terrifiés, tentaient de franchir les nouvelles frontières pour rejoindre leurs coreligionnaires. Le conflit fut extrêmement sanglant au Pendjab, le cœur agricole du sous-continent. Pas moins de 2 millions de personnes périrent dans ce chaos.

    Au champ de tir de Sarfaranga, non loin de Skardu, des soldats pakistanais nettoient leurs fusils ...

    Au champ de tir de Sarfaranga, non loin de Skardu, des soldats pakistanais nettoient leurs fusils G3A3 et mangent des bananes, lors d’un entraînement.

    PHOTOGRAPHIE DE Cory Richards

    Au nord du Pendjab, un royaume montagneux, appelé officiellement l’État princier de Jammu-et-Cachemire, fit face à un dilemme particulier. Le Cachemire, en grande majorité musulman, était gouverné par un maharaja hindou. Et il avait le droit de choisir à quel pays il se joindrait.

    Plusieurs semaines après l’indépendance, des milices des tribus pachtounes, appuyées par l’armée pakistanaise, commencèrent à se diriger vers le palais du maharaja, à Srinagar, réclamant le rattachement du Cachemire au Pakistan. Pris de panique, le maharaja signa un document d’adhésion à l’Inde. L’Inde mit en place un pont aérien militaire et arrêta les milices. En quelques semaines, les nouveaux pays étaient en guerre.

    Une fois l’effervescence retombée, les armées adverses se retrouvèrent face à face, le long d’une ligne de cessez-le-feu vallonnée serpentant au milieu du Cachemire. En 1949, un traité fut négocié sous l’égide des Nations unies. Des équipes d’arpenteurs militaires indiens et pakistanais, sous supervision onusienne, entreprirent alors de déterminer la ligne de cessez-le-feu.

    Les deux parties convinrent qu’il s’agirait d’un espace réservé jusqu’à ce que de nouvelles négociations fixent une frontière permanente. Mais les années s’écoulèrent, sans aucun progrès. Et, en 1962, la Chine s’empara de l’Aksai Chin, une zone désertique, à la pointe est du Cachemire. Ce qui embrouilla davantage la situation.

    Lorsque le courrier diplomatique lui parvint, en 1968, Hodgson fut confronté à une question complexe : comment les États-Unis devraient-ils traduire sur leurs cartes cet état de fait déconcertant ? S’il en croyait les autorités indiennes, le Cachemire tout entier appartenait légalement à l’Inde, grâce au document d’adhésion signé par le maharaja. S’il suivait la résolution 47 des Nations unies – et l’avis du Pakistan, le Cachemire était une entité distincte, encore en attente d’un référendum populaire pour décider à quel pays adhérer. Et si Hodgson représentait la situation réelle sur le terrain, le Cachemire serait coupé en deux, avec un petit coin contrôlé par la Chine.

    Tout au long des années 1960, des diplomates indiens protestèrent contre la façon dont les cartes américaines indiquaient le Cachemire : un territoire occupé ou séparé du reste de l’Inde.

    Après la partition de l’Inde, les États-Unis et le Pakistan étaient devenus alliés dans la guerre froide. Aussi pouvait-on avoir l’impression que les États-Unis favorisaient le Pakistan dans le différend. Mais aucun document retrouvé à ce jour ne montre que de telles considérations politiques aient influencé le Bureau du géographe.

    En 1968, Hodgson avait déjà traité nombre de problèmes de délimitation délicats. « Il avait sa réputation, dit Bob Smith, recruté par Hodgson en 1975. Il pouvait parler aux Grecs et leur dire en toute honnêteté que leur position était intenable, puis dire la même chose aux Turcs. »

    Cependant, la ligne de cessez-le-feu passant à travers le Cachemire présentait un autre problème crucial. Elle ne séparait pas totalement l’Inde et le Pakistan. À un point de coordonnées (appelé NJ9842 lors du processus de démarcation), la ligne s’interrompait d’un coup, à près de 60 km de la frontière chinoise – un cul-de-sac unique dans toute la géographie mondiale.

    L’équipe d’arpentage ne l’avait pas prolongée, car ces derniers 60 km traversaient le cœur accidenté du Karakorum. Il ne se trouvait là ni population permanente à protéger, ni ressource naturelle connue, ni accès aisé. Les documents finaux du traité n’offraient qu’une vague indication pour la portion située au-delà de NJ9842 : « [...] de là vers le nord jusqu’aux glaciers. »

    Mais les glaciers étaient nombreux au nord de NJ9842. Le plus vaste et le plus important sur le plan stratégique était l’immense et sinueux Siachen, qui traverse l’est du Karakorum.

    « À l’époque, il y avait une sorte d’espace vide sur la carte, se rappelle Linthicum. En 1949, toutes les parties auraient trouvé absurde l’idée qu’on puisse se battre pour cette zone. »

    À l’été 1968, Hodgson consulta d’autres services du département d’État pour savoir comment faire apparaître la ligne de cessez-le-feu, ainsi que cet épineux vide de 60 km.

    Le 17 septembre, près de trois mois après avoir reçu le courrier diplomatique, Hodgson rédigea sa réponse – restée classifiée jusqu’en 2014. Elle commence ainsi : « Le département d’État a depuis longtemps reconnu les difficultés liées à la réalisation d’une carte des frontières internationales indiennes qui ne froisserait pas le gouvernement hôte sans toutefois compromettre les positions américaines établies. »

    Puis Hodgson expose ses conseils sur la façon de figurer la ligne de cessez-le-feu de 1948 sur toutes les cartes officielles américaines. Il ajoute cependant : « Enfin, la ligne de cessez-le-feu devrait être étendue au col du Karakorum afin que les deux États soient “fermés”. »

    En une phrase, Hodgson avait créé une ligne droite vers le nord-est, à travers des montagnes et un désert d’altitude, pour relier NJ9842 au col du Karakorum, un ancien itinéraire secondaire de la route de la Soie, à la frontière avec la Chine.

    Pourquoi Hodgson a-t-il agi ainsi ? Nul ne le sait. Sa lettre ne livre pas d’explication. Aucune note relative à sa décision n’a été retrouvée. Mais il devait avoir des raisons pratiques évidentes.

    Une partie de cricket offre un peu d’exercice et d’insouciance aux hommes du régiment du Pendjab ...

    Une partie de cricket offre un peu d’exercice et d’insouciance aux hommes du régiment du Pendjab de l’armée pakistanaise, au poste administratif Gora I, situé à près de 4200 m, le long du glacier du Baltoro. Le Masherbrum, un sommet de 7821 m, qui fait partie de la chaîne du Karakorum, scintille sous un couvert de neige et de glace.

    PHOTOGRAPHIE DE Cory Richards

    En 1963, le Pakistan et la Chine avaient signé un accord bilatéral. Celui-ci faisait du col du Karakorum l’extrémité sud-est de leur frontière commune au Cachemire. Nombre d’observateurs supposaient donc que ce serait aussi le point final logique d’une frontière indo-pakistanaise. Mais, comme l’Inde n’avait rien à voir avec ce traité, souligne Linthicum, «il était sans valeur».

    Il se peut que le désir pointilleux d’un cartographe de dissiper l’ambiguïté ait joué un rôle, estime Linthicum : « Certaines personnes ont le syndrome – voire l’obsession – de l’exactitude, de sorte qu’elles éprouvent le besoin de combler les lacunes. » S’il fallait que les deux pays fussent « fermés » par la ligne de cessez-le-feu, comme  l’écrivait Hodgson, cette ligne devrait aller jusqu’à la Chine. Elle formerait ainsi une frontière complète. Et le col du Karakorum était le point le plus identifiable sur la séparation.

    Hodgson n’ignorait pas que ses ajustements susciteraient des controverses. Dans une lettre à la CIA, il recommande la plus grande discrétion : « Nous préférerions que le changement se fasse progressivement, afin de réduire au minimum les complications internationales possibles. »

    L’espoir de Hodgson de dissimuler les changements de politique était peut-être un vœu pieux. « Après tout, il aurait dû se rendre à l’évidence, déclare Dave Linthicum, à savoir que les cartes seraient bientôt publiées les unes après les autres, et beaucoup d’entre elles rendues publiques, avec précisément la preuve visuelle complète du texte de la nouvelle politique. »

    L’ÉMINENT ALPINISTE

    C’est un copain d’alpinisme qui m’a parlé pour la première fois du glacier Siachen. Selon lui, les lieux abritaient certains des sommets non encore escaladés les plus fascinants du monde. « Ça se situe près de la frontière avec le Pakistan, m’a-t-il dit. Ils ne laisseront personne y monter. »

    L’été après mon mariage, nous nous sommes rendus en Inde, en quête de premières ascensions à réaliser dans la vallée de Nubra – juste à côté de la zone occupée par l’armée indienne autour du Siachen. Comme tous les alpinistes venus dans cette région depuis quatre décennies, nous marchions sur les traces de Bull Kumar.

    Narinder «Bull» Kumar, 1,65 m environ, sourcils gris plongeants et rire guttural, a vécu bien des aventures au fil d’une carrière militaire chargée d’histoire. Malgré la perte de quatre orteils à cause d’engelures, il a dirigé plusieurs expéditions d’alpinisme audacieuses tout au long des années 1960 et 1970, dont une sur l’Everest. Au passage, il a obtenu le grade de colonel de l’armée indienne et est devenu relativement célèbre.

    Avant le décès de Kumar, en décembre dernier, j’ai pu le rencontrer chez lui, à Delhi, pour évoquer sa rencontre avec deux aventuriers allemands. Ces derniers l’avaient contacté en 1977, car ils projetaient de réaliser la première descente de la rivière Nubra, qui émane du glacier Siachen. L’un des Allemands déplia une carte pour expliquer leur plan. « J’ai regardé la carte, a écrit Kumar dans ses mémoires, et mes yeux se sont soudain figés. » Il demanda à l’Allemand où il s’était procuré sa carte, et celui-ci lui répondit qu’il s’agissait d’une carte américaine, en usage dans le monde entier.

    Kumar ne dit rien, mais s’aperçut vite d’un problème criant : « La ligne de contrôle, qui s’appelait alors la ligne de cessez-le-feu et se terminait au point NJ9842, avait été [modifiée] par malice, ou par inadvertance, ou délibérément. »

    Voilà comment Bull Kumar découvrit la ligne de Hodgson. Il en informa le lieutenant-général M. L. Chibber, alors directeur des opérations militaires indiennes. Le Pakistan occupe de sa propre initiative 4 000 km2 de terres, « et nous n’en savons rien ! », tonna-t-il.

    Kumar et Chibber apprirent bientôt qu’une équipe japonaise d’alpinisme, accompagnée d’un capitaine de l’armée pakistanaise, s’était rendue dans le haut Siachen deux étés plus tôt. Kumar proposa de diriger une patrouille, sous couvert d’une expédition d’alpinisme, afin de recueillir des renseignements.

    À Gora I, un chemin bien entretenu mène à une terrasse rocheuse dédiée à la prière. ...

    À Gora I, un chemin bien entretenu mène à une terrasse rocheuse dédiée à la prière. «Nous ne parlons jamais des difficultés à nos familles, raconte un soldat. Nous disons seulement que nous sommes contents et profitons de la vie. »

    PHOTOGRAPHIE DE Cory Richards

    D’autres patrouilles indiennes suivirent, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. À la même période, le Pakistan autorisa plusieurs autres expéditions d’escalade au glacier.

    En août 1983, le chef de l’armée pakistanaise envoya une note officielle de protestation à son homologue indien : « Demandez à vos troupes de se retirer sans délai au-delà de la ligne de contrôle, au sud de la ligne joignant le point NJ9842 au col du Karakorum NE 7410. J’ai ordonné à mes troupes de faire preuve du maximum de retenue. Mais tout retard dans la libération de notre territoire créerait une situation grave. »

    L’armée pakistanaise revendiquait à présent la ligne de Hodgson comme frontière. Cette ligne avait alors été incluse dans des dizaines de cartes imprimées par de nombreux services, tous sous la houlette du gouvernement américain. Des éditeurs commerciaux en avaient repris le tracé. À partir de 1981, elle apparut sous la forme d’une Lorsque nous nous sommes assis pour notre première réunion, au cours de notre visite de quelques bases, il était évident que l’armée pakistanaise disposait d’un scénario bien rodé à raconter aux visiteurs.

    « Contre toute attente, les Défenseurs du K2 occupent les positions militaires les plus hautes du monde, nous a déclaré un capitaine de la 62e brigade. Ce serait un élément fort à insérer dans votre reportage. »

    La ligne de ravitaillement de la 62e brigade part de son quartier général, dans la ville de Skardu. Elle serpente ensuite à travers la vallée de la Braldu et jusqu’au col Conway, à près de 6 000 m d’altitude. La seconde moitié du trajet ne peut s’effectuer qu’à pied ou en hélicoptère. Pour nous permettre de nous acclimater, l’armée a décidé de nous faire marcher.

    Sur la carte, le sentier semble facile – une large vallée, presque sans arbres, parsemée de blocs rocheux et de cascades. « Pour vous, c’est un plaisir, mais nous, nous faisons ça tous les jours », m’a confié un soldat lors de notre première matinée de marche. Lorsque nous sommes arrivés au camp appelé Paiju, nos articulations étaient raides et nos pieds endoloris.

    Les conditions de vie à Paiju sont relativement confortables. Un générateur et des paraboles fournissent une connexion – peu fiable – avec le monde extérieur. Dans les quartiers des officiers, un lacis de fils reliés de façon précaire à une petite télévision permet de se distraire en soirée. « Nous l’utilisons pour regarder des films motivants, nous a expliqué un homme.

    — Comme Rambo ?, a plaisanté Cory.

    — Oui, exactement », lui a répondu le soldat, le visage impassible.

    D’autres camps n’ont pas la vie aussi facile. Urdukas, un minuscule avant-poste formé de trois igloos en polystyrène, est installé sur un perchoir spectaculaire, à 4 000 m. Seulement quatre recrues le tiennent.

    « C’est vraiment rasoir, chuchote un soldat au-dessus d’un ragoût de poulet. Il n’y a pas de téléphone portable, pas de films. »

    En hiver, Urdukas ne reçoit que quatre heures et demie de soleil par jour. Le camp est entouré de centaines de jerricans de kérosène – l’élément vital du soldat, qui fournit le combustible pour la cuisine et le chauffage.

    À l’intérieur de chaque abri, tout est couvert de suie. Ici, les seuls luxes sont le naswar, une variété grossière de tabac à chiquer, et le ludo, la version pakistanaise du pachisi indien. Le jeu, cousin des petits chevaux, se dispute sur un plateau bricolé sur place. « Quand il y a des officiers, c’est plus confortable », observe un homme.

    Le lendemain, nous rencontrons une dizaine de soldats revenant d’une patrouille de trois semaines. Ils ont l’air à la fête. Je bavarde avec un sympathique capitaine, un médecin, tandis qu’il fume une cigarette.

    « Ça a été, avec cette patrouille, dit-il. Il nous a fallu évacuer trois hommes pour des œdèmes cérébraux de haute altitude, mais c’est normal. » Jusqu’en 2003, les deux camps échangeaient régulièrement des barrages d’artillerie et des tirs de snipers. Le cessez-le-feu conclu cette même année n’a laissé aux soldats rien d’autre à faire que de se surveiller mutuellement et de survivre aux conditions météorologiques.

    « C’est comme un match de football, m’a raconté un autre capitaine, à propos de la vie en première ligne. En général, nous prévenons [les soldats indiens] en levant un drapeau rouge. Ce qui signifie : “Veuillez arrêter tout ce que vous êtes en train de faire. Nos armes sont prêtes à tirer.” En guise de réponse, ils lèvent le drapeau blanc pour dire : “D’accord, nous arrêtons.” »

    Autrement, chaque jour s’égrène au fil des cigarettes et tasses de thé, parties de volley-ball ou de cricket, prières et corvées quotidiennes.

    En trente-cinq années de guerre en montagne, l’Inde et le Pakistan ont appris comment prendre soin de leurs soldats dans cet environnement. Les médecins ont observé que des soldats sédentaires passant trop de temps dans des postes enneigés souffrent souvent d’empoisonnement au monoxyde de carbone et d’embolies.

    Les hommes doivent maintenant faire de l’exercice tous les jours. « Chaque PON [procédure opératoire normalisée] est inscrite dans le sang », affirme un colonel.

    Avant de venir ici, de nombreux soldats que nous avons rencontrés avaient pris part à des combats dans les zones tribales du Pakistan proches de la frontière afghane, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamique menée par le gouvernement pakistanais.

    « Ici, nous devons combattre la nature, et la nature est imprévisible, remarque le médecin sur un ton de regret. Les êtres humains, c’est plus simple. »

    À l’automne 1985, plus d’un an après que l’Inde se fut emparée du Siachen (et dix-sept ans après la publication de la ligne de Hodgson), un diplomate indien a envoyé une requête officielle. Celle-ci a fini par parvenir au Bureau du géographe du département d’État, qui était alors tenu par George Demko – qui, comme Hodgson, était un ancien marine et avait servi en Corée. Plus d’un an après, Demko a publié une mise à jour des orientations cartographiques. Il indiquait que le Bureau du géographe avait examiné le tracé de la frontière indo-pakistanaise sur les cartes américaines et constaté «une incohérence dans la représentation et la catégorisation du découpage réalisé par les différents organismes de production [de cartes]. »

    Pour corriger cette représentation, écrivait Demko, « la ligne de cessez-le-feu ne sera pas étendue au col du Karakorum, comme le voulait la pratique cartographique précédente ».

    La ligne de Hodgson venait d’être effacée. Bien qu’elle ait été supprimée des cartes américaines, le Bureau du géographe n’a donné aucune explication quant à la raison pour laquelle elle y était apparue en premier lieu.

    Quatre recrues tiennent le poste d’Urdukas, en surplomb du glacier du Baltoro, à 4 000 m. Les ...

    Quatre recrues tiennent le poste d’Urdukas, en surplomb du glacier du Baltoro, à 4 000 m. Les soldats s’ennuient, mais l’armée pakistanaise est fière de sa discipline. Les postes administratifs se situent le long des lignes de ravitaillement, et les postes d’observation sur les lignes de front, ou tout près, avec vue sur l’ennemi.

    PHOTOGRAPHIE DE Cory Richards

    Robert Wirsing, de l’université de Caroline du Sud, avait suivi de près le conflit du Siachen. Quelques années après la correction de Demko, il s’est mis à enquêter sur cette ligne qui était apparue sur les cartes américaines, puis en avait disparu. Ayant appris d’un général indien que le gouvernement de l’Inde avait demandé en vain des éclaircissements, Wirsing a envoyé des courriers au département d’État et à l’Agence de cartographie de la Défense, afin de connaître l’origine de ce changement.

    En 1992, William Wood, le successeur de George Demko, lui a répondu. « La politique américaine n’a jamais été de tracer une frontière de quelque nature que ce soit pour combler le vide entre le NJ9842 et la frontière chinoise », écrivait Wood. Robert Wirsing n’a pas creusé plus loin la question.

    LES SUITES

    Les responsables pakistanais refuseront toujours de nous emmener, Cory et moi, près de la ligne de front, là où nous aurions pu obtenir un aperçu du point NJ9842. J’ignore ce à quoi je m’attendais au juste, et qu’un zoom sur Google Earth ne m’aurait pas permis de distinguer. NJ9842 n’est qu’une appellation inventée par l’homme –un point isolé sur une crête glaciaire, avec, non loin, un cantonnement de l’armée indienne.

    À la place, on nous propose de nous montrer un autre endroit. Nous embarquons dans des jeeps et bringuebalons sur un chemin de terre vers la profonde vallée de Bilafond. Au-dessus de nous, des sommets de granite brillent dans le soleil matinal, bien que d’épaisses ombres obscurcissent encore le fond de la vallée. Nous nous arrêtons au bord d’un vaste champ de moraines.

    Là, peu avant 2h30 du matin, le 7 avril 2012, l’armée pakistanaise a subi son pire revers dans le conflit du Siachen. Et les Indiens n’y ont pris aucune part. Un énorme glissement de terrain a eu lieu au-dessus d’un camp servant de quartier général de bataillon, celui-là même à partir duquel Abdul Bilal avait planifié son assaut. Les soldats d’une base d’artillerie située à 2,5 km de là ont signalé un fort grondement, une grande quantité de particules de neige dans l’air et un chien solitaire aboyant désespérément.

    « Cela dépassait l’imagination», raconte le major général Saqib Mehmood Malik. Cent quarante hommes logés dans une douzaine de bâtiments ont été ensevelis sous plus de 30 m de roche, de glace et de neige. Le premier corps n’a pas été découvert avant plusieurs mois.

    Cory et moi nous frayons un chemin à traversle champ de débris encore dangereusement instable. De rudimentaires pancartes façonnées en tôle ondulée marquent les emplacements où se dressaient les bâtiments de la caserne. Sur chacune d’elles, le nombre de corps retrouvés là est inscrit à la peinture. « C’est une sensation étrange, mais une source de grande fierté que de venir ici », nous assure un officier. Mais je me pose la question: est-ce que ces gens sont morts à cause de l’erreur d’un géographe ?

    La ligne de Hodgson « a certainement joué un rôle dans ce qui a conduit à la guerre. Elle ne l’a pas provoquée, mais a sûrement été un facteur, déclare Dave Linthicum. L’expression “pistolet fumant” a été utilisée», poursuit-il – allusion au moment où il a découvert le courrier diplomatique de Hodgson enfoui dans les archives du département d’État. Linthicum a gardé pendant des années une photo de Robert Hodgson collée au-dessus de son espace de travail, « pour me souvenir de ne pas déc...ner et d’être responsable ».

    Robert Wirsing admet que la ligne a joué un rôle dans le conflit, mais ajoute : « Je n’ai aucune raison de penser que quelqu’un ait décidé sciemment de céder ce territoire au Pakistan. »

    Il n’a pas non plus de motif de croire que des accords de paix pourront être négociés sous peu. « J’ai des amis pour qui il faudrait convertir [le glacier Siachen] en parc international de la paix. » Mais les événements récents, note Wirsing, notamment la poursuite des violences au Cachemire et les tensions frontalières entre l’Inde et la Chine, font que la résolution du problème paraît improbable dans un proche avenir.

    Wirsing n’adhère pas forcément à l’analogie de la « dispute entre deux chauves pour un peigne » : « “Irrationnel” est un mot que j’ai rencontré si souvent dans les débats et écrits universitaires sur les relations indo-pakistanaises.

    Je n’attribue pas grand-chose de ce qui se passe entre l’Inde et le Pakistan à leurs émotions. [...] À mon avis, s’ils sont là, c’est pour de très bonnes raisons, y compris stratégiques, [...] étant donné la fragilité des frontières dans la région. »

    De fait, tant que l’humanité s’ingéniera à diviser notre planète en polygones réguliers, certains de ces tracés seront voués à contestation, et l’on enverra des hommes comme Abdul Bilal et Bull Kumar se battre à cause d’eux. La géographie dicte ses propres règles.

  • Il s'agira d'un épuisement

     

     

    493729198 1428143108147353 3706193206304501919 n

    Je ne crois pas au hasard.

    Le damier sera renversé par l'impossiblilité naturelle que la partie continue. Et nous serons responsables de la survenue de cette impossibilité par épuisement de la nature.

  • L'imaginaire de l'impuissance

     

     

    Lorsque l'imaginaire est cadenassé, limité, filtré, sciemment, consciemment, avec une intention cachée, c'est tout le collectif qui en subit les effets. Jusqu'à en oublier tout ce que le collectif a pourtant réussi à acquérir, à travers son engagement. C'est toute la problématique de "l'impuissance apprise". 

    JUSQU'AU BOUT : l'impuissance apprise

    Impuissance acquise

    L'impuissance apprise et ses effets

     

     

    Par Aurore Nerrinck

    "Le « on ne peut rien faire », ou l’imaginaire organisé de l’impuissance ?

    Il y a dans l’époque une lassitude particulière. Pas seulement de la fatigue, mais une forme d’épuisement politique, une résignation profonde qui prend l’apparence du bon sens. On dit : « voter ne sert à rien », « les décisions sont prises ailleurs », « les puissants font ce qu’ils veulent ». Ce désespoir tranquille, ce scepticisme généralisé, ne sont pas des réactions naturelles. Ce sont les produits d’une fabrique active : la fabrique de l’impuissance.

    Comme l’écrivait David Graeber, le pouvoir moderne ne se contente pas de contraindre nos corps ; il réduit aussi nos imaginaires. Ainsi, il restreint notre capacité à penser d’autres mondes, à croire en d’autres formes de vie collective, à concevoir le changement comme possible. Il ne dit pas seulement : « ne fais pas » ; il dit : « tu peux essayer, mais ça ne changera rien ». Ce glissement est redoutable : on ne nous interdit pas d’agir - pas toujours -, on nous pousse à y renoncer nous-mêmes.

    Cela commence dès l’école, où l’on apprend à se conformer bien plus qu’à créer. Cela se poursuit dans l’information, où l’avalanche de crises et de débats creux nous donne l’illusion de la participation, alors qu’elle sature l’espace mental jusqu’à la paralysie. Cela culmine dans l’organisation matérielle de nos vies : surcharge, précarité, isolement, dépendance. Le système fabrique des citoyens épuisés, découragés, atomisés — qui n’ont plus l’énergie ni le cadre pour résister.

    Et pendant que l’on désactive les affects politiques, on falsifie le récit historique. Dans les manuels scolaires comme dans les discours institutionnels, on nous apprend que les droits ont été conquis par la raison d’État, dans un mouvement progressif, civilisé, presque naturel. On parle de la fin de l’esclavage comme d’un humanisme soudain, du droit de vote comme d’une évidence républicaine, des congés payés comme d’un progrès social voulu par le politique. Mais c’est un mensonge organisé. Quelques exemples.

    • L’abolition de l’esclavage ? Promulguée une première fois en 1794, rétablie par Napoléon, puis arrachée de nouveau en 1848 — non pas par grandeur morale de l’État, mais sous pression des révoltes, des résistances dans les colonies et des mouvements abolitionnistes portés par les personnes racisées elles-mêmes.

    • Le droit de vote universel masculin ? 1848, à la suite d’une insurrection républicaine.

    • Suppression du travail de nuit dans les boulangeries, écoles laïques pour filles, égalité des enfants légitimes et illégitimes, réquisition des ateliers abandonnés au profit des ouvriers ? 1871, la Commune de Paris, moment unique d’auto-organisation populaire, où furent mises en place des mesures sociales radicales — avant que tout ne soit écrasé dans le sang par la répression versaillaise.

    • Le suffrage féminin ? Obtenu très tardivement en 1944, après des décennies de luttes féministes, de mépris et de relégation.

    • Les congés payés ? 1936, conquis par les grèves massives du Front populaire.

    • La sécurité sociale ? 1945, construite dans l’après-guerre par un rapport de force issu de la Résistance et des mouvements ouvriers.

    • Le droit à l’IVG ? 1975, fruit d’une mobilisation longue et souvent violente, de femmes criminalisées, insultées, persécutées.

    • Le mariage pour tous ? 2013, acquis dans un climat d’hostilité, au terme de mobilisations massives et d’une stigmatisation persistante.

    Rien n’a jamais été donné. Tout a été exigé, imposé, parfois au prix de la mort. Et toujours contre les institutions d’alors, qui qualifiaient les luttes de « subversives », « irresponsables », « dangereuses pour l’ordre ».

    Mais dès que la victoire est inévitable, le pouvoir absorbe la lutte, la commémore, la vide. On sanctifie ceux qu’on criminalisait la veille. On célèbre l’émancipation comme un choix éclairé des gouvernants. On efface la rue, la base, la colère.

    Cette réécriture a un objectif : nous faire croire que l’histoire avance toute seule, que le progrès est linéaire, que l’État est notre allié naturel. Mais ce récit a toujours été un mensonge. Car l’État n’a jamais été un moteur de l’émancipation populaire : il n’a agi que contraint, sous pression, pour préserver l’ordre établi. S’il y a eu des lois sociales, ce fut pour contenir la contestation, pas pour libérer. Les droits n’ont jamais été concédés par grandeur d’âme : ils ont été extorqués.

    Et aujourd’hui, ce masque tombe plus vite, plus brutalement. Ce que l’on voit désormais, ce ne sont pas des lois d’émancipation, mais des lois de contrôle. Réformes sécuritaires, lois contre les libertés syndicales, lois sur les retraites votées en force, criminalisation du militantisme, surveillance algorithmique, répression des mouvements sociaux — mais aussi, lois qui ciblent explicitement les populations musulmanes, sous couvert de « neutralité » ou de « lutte contre le séparatisme ». Ces lois restreignent les libertés associatives, interdisent certains signes religieux, placent des lieux de culte sous surveillance, ferment des écoles, créent un climat de suspicion permanente.

    Ce n’est pas la République qui est défendue, c’est un ordre identitaire qui s’impose. L’État ne progresse pas vers l’égalité : il revient ici à sa fonction première — maintenir l’ordre au service des dominants, au prix de la stigmatisation des plus vulnérables.

    À force de vider la politique de son sens, on laisse place à une colère sans boussole. Et c’est là que se joue une autre facette de l’impuissance : son retournement en pulsion autoritaire.

    Quand plus rien ne semble possible, quand les institutions déçoivent, quand les promesses ne tiennent plus, alors certains finissent par vouloir que « quelqu’un » décide à leur place. Ce n’est pas seulement la peur ou la haine qui pousse vers l’extrême droite — c’est aussi l’épuisement. Le désespoir organisé devient le terreau du fascisme doux : un désir d’ordre, de verticalité, de fin de la complexité.

    Le système fabrique alors un cercle vicieux : il désarme, décourage, puis désigne de nouveaux ennemis à haïr quand la frustration explose. Pour ne pas rendre visibles les véritables rapports de pouvoir, il propose des boucs émissaires. Les migrants, les chômeurs, les militants, les pauvres, les minorités, deviennent la cible. La lutte des classes est effacée, remplacée par une guerre de voisinage.

    Mais des failles apparaissent. Le système craque. On voit réapparaître des solidarités souterraines, des résistances locales, des communautés de soin et de lutte, des formes de récits alternatifs. Des gens recommencent à désobéir, à expérimenter, à imaginer. Ce n’est pas spectaculaire, pas médiatisé, mais c’est là. L’impuissance, si elle est construite, peut aussi être déconstruite.

    Il faut pour cela rappeler que l’histoire n’est pas écrite d’avance, et qu’elle ne vient jamais d’en haut. Il faut redonner du poids au conflit, à l’affrontement politique, à la mémoire des désobéissances fécondes. Il faut rappeler que tout ce que nous avons, nous l’avons arraché. Et que tout cela nous est repris, peu à peu. Parce que : quelle vie voulons-nous ? Et quelle société voulons-nous pour les prochaines générations ?

    Alors, ravivons la mémoire de ce que l’on nous a fait oublier. Reprenons ce que l’on nous a pris. Osons imaginer ce que l’on nous a fait croire impossible."

  • Mortelle chaleur

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    Contre Attaque

     

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    CHALEUR : MORTEL RECORD

    - Pendant que tout le monde regarde ailleurs, les températures explosent. Littéralement. -

    Cette semaine : 48°C au Pakistan, 46°C en Irak, 49°C au Koweït. On parle de hausses de plus de 12°C par rapport aux précédents records, et on nous ne sommes qu’en avril. En Iran, même à 2000 mètres d’altitude, il n’a pas fait moins de 20°C la nuit.

    Ces chiffres ne sont pas juste spectaculaires : ils sont terrifiants. Ils mettent en tension les ressources naturelles, déstabilisent les écosystèmes, rendent la vie impossible dans des régions entières. Et bien sûr, comme toujours, ce sont les plus pauvres qui trinquent en premier. Le changement climatique tue en silence.

    Au-delà d’une certaine température, combinée à un taux d’humidité élevé, le corps humain ne peut plus se refroidir. Même en pleine forme, même jeune, c’est la mort quasi-assurée. C’est ce qu’on appelle le thermomètre mouillé : quand l’air est tellement saturé d’humidité que la sueur ne s’évapore plus. Résultat : le corps monte en température… jusqu’à ce qu’il cède. Des zones entières de l'Inde et du Pakistant pourraient ainsi devenir inhabitables dans les décennies qui viennent, déplaçant des millions de personnes.

    Tout cela, le GIEC l’a annoncé, documenté, répété. Les événements extrêmes vont se multiplier. Pas dans dix ans. Maintenant. Et ce qu’ils décrivent ressemble clairement à un monde invivable.

    En France aussi, les signaux s’emballent. Le 30 avril pourrait être le jour d’avril le plus chaud jamais enregistré, et le 2 mai est bien parti pour pulvériser un autre record. Et pourtant, dans les médias : pas un mot, ou presque. Nous n'aurons pas d'images à la hauteur des enjeux climatiques, mis à part peut-être les traditionnelles images de vacanciers en bord de mer ou d’enfants qui pataugent dans des miroirs d’eau. Sur France Info, on choisit d'interroger des commerçants qui se félicitent que leurs terrasses soient pleines grâce au beau temps. Don't look up !

    Pendant ce temps, aux USA, Donald Trump annonce qu'il veut «forer comme un malade» pour trouver toujours plus de pétrole, et donne le champ libre aux grands patrons des énergies fossiles, qui ont massivement soutenu et financé sa campagne, à hauteur de 75 millions de dollars. Il a nommé Chris Wright, «magnat du fracking» – la fracturation hydraulique – comme secrétaire à l’énergie et Lee Zeldin à l’Agence de protection de l’environnement – un climato-sceptique d'extrême droite. Trump vient aussi de signer un décret pour accélérer le forage au fond des océans. Toujours plus vite vers le désastre.

    Le changement climatique n’est pas une fatalité, une catastrophe naturelle ou bien la faute de mère nature. Ses responsables ont des noms, des adresses et savent pertinemment à quoi ils contribuent. Sacrifier la planète que se lègue toute la biodiversité depuis des millions d’années plutôt que de sacrifier ses intérêts.

    Tout cela alors que nous n’avons pas encore atteint les +2°C de réchauffement. Qui espère encore s’adapter dans un monde à +4°C

  • Panne électrique

     

     

    Témoignages

    Panne électrique géante en Espagne et au Portugal : «Il n’y a plus de resto, plus de supermarché, plus de feux de signalisation et plein de gens coincés dans les ascenseurs»

     

    Une coupure de courant générale touche l’ensemble de la péninsule ibérique depuis la fin de matinée ce lundi 28 avril, provoquant un immense désordre et de profondes inquiétudes.

    Des employés d'un supermarché de la ville espagnole de Burgos, ce lundi 28 avril 2025.

    Des employés d'un supermarché de la ville espagnole de Burgos, ce lundi 28 avril 2025. (CESAR MANSO/AFP)

    par Léonard Cassette, Arthur Louis, Margot Sanhes et Coppélia Piccolo

    publié aujourd'hui à 17h25

    Un black-out à une échelle jamais vue. L’Espagne et le Portugal subissent une coupure de courant généralisée depuis la mi-journée ce lundi 28 avril. Une partie du sud de la France a aussi été affectée quelques minutes. Alors que le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez a tenu une «réunion extraordinaire du conseil de sécurité national», le gestionnaire du réseau électrique espagnol a assuré avoir déployé «toutes les ressources pour remédier» à la panne. Si le courant est rebranché petit à petit par endroits en fin d’après-midi, le retour à la normale dans l’ensemble de la péninsule ibérique pourrait prendre des heures, voire des jours. Les autorités des deux pays enquêtent aussi sur la cause de ce dysfonctionnement géant, mais les premiers éléments sembleraient écarter la thèse de la cyberattaque. Reste que l’incident, inédit, sème chaos et inquiétudes. Libération a recueilli les témoignages de francophones touchés par cette panne de l’autre côté des Pyrénées.

    Naïra, habitante de Logroño : «J’ai essayé de chercher des tutos sur Internet pour ouvrir la porte du garage, mais Internet ne fonctionne pas non plus»

    Vers 12 h 30 ce lundi, les lumières de la maison de Naïra s’éteignent d’un coup. La mère de famille qui vit à Logroño, la capitale de la Rioja, au sud du Pays basque espagnol, ne s’alarme pas tout de suite. Mais «au bout de vingt minutes, [elle a] commencé à trouver cela bizarre» : «Je devais emmener mon chat chez le vétérinaire, mais je ne pouvais pas ouvrir la porte du garage. J’ai essayé de joindre le cabinet vétérinaire, sans succès», explique-t-elle au téléphone. La quadragénaire commence alors à s’inquiéter. «Je suis sortie de chez moi, pour voir si ma maison était la seule touchée, mais ma voisine m’a dit que c’était le cas pour tout le monde».

    Tant pis pour le rendez-vous du chat, mais cette mère de quatre enfants doit tout de même aller les chercher à l’école. «J’ai essayé de chercher des tutos sur Internet pour ouvrir la porte du garage, mais Internet ne fonctionne pas non plus». Finalement, elle trouve la commande manuelle de la porte. Dans sa voiture, elle a une bonne surprise. La radio fonctionne, elle peut enfin avoir des informations. «Apparemment, tout le pays est touché. Même l’hôpital fonctionne sur ses générateurs de secours, c’est vraiment incroyable». Les infos disent que la panne devrait durer six à dix heures. Naïra a déjà préparé les bougies pour une soirée aux chandelles : «Là, je viens d’arriver devant l’école de mon fils. Les feux de circulation ne fonctionnent plus, le trajet était vraiment chaotique».

    Elysa, employée dans un call center à Barcelone : «Il n’y a plus de 4G, plus de 5G. Nada»

    Elysa, 25 ans, explique que son entreprise, un call center d’hôtels de luxe situé à Barcelone, «est en pleine cellule de crise». Tout a commencé «en salle de réunion», lorsque les lumières se sont éteintes. A son étage d’abord, puis dans tout le bâtiment. «Le wifi a été coupé juste après. Les appels, les SMS, plus rien ne marche. Il n’y a plus de 4G, plus de 5G. Nada», détaille cette jeune Française de 25 ans par téléphone, après être parvenue à rejoindre un réseau wifi restauré.

    A l’extérieur, les feux de circulation en panne obligent certains de ses collègues à délaisser la voiture. Faute de métro, à l’arrêt, la marche reste la seule option. Selon Elysa, «tout le monde est un peu stressé, car on s’aperçoit que ce n’est pas uniquement local mais que ça touche le pays entier». L’inquiétude charrie son lot de rumeurs sur l’origine de l’incident. Rien ne montre «à ce stade» que la panne électrique qui frappe l’Espagne et le Portugal ait été provoquée par une cyberattaque, a assuré lundi après-midi le président du Conseil européen Antonio Costa.

    La jeune femme souligne toutefois que «personne ne cède à la panique». Elle a déjà envoyé des messages à toutes ses proches pour les rassurer, «avant que [s] on téléphone la lâche». «Je n’ai déjà plus que 50 % de batterie, je me demande comment je vais tenir jusqu’à ce que ça soit rétabli», ajoute-t-elle dans un éclat de rire.

    Marine et Lola, stagiaire et étudiante à Salamanque : «Tout le monde est assez démuni, personne ne sait comment faire»

    «Aux alentours de 12 h 45, le musée a été plongé dans le noir», raconte Marine, 23 ans, jointe par téléphone. En stage au musée Casa Lis, un établissement d’arts décoratifs situé à Salamanque, la jeune femme a dû «évacuer les visiteurs et fermer le musée car l’éclairage des collections ne fonctionnait plus», tout comme la vidéosurveillance. Elle décrit néanmoins les «forces de police et les pompiers [comme] ultramobilisés».

    Coïncidence, la ville du centre-est de l’Espagne célèbre ce lundi le Lunes de Aguas, la plus importante fête locale de l’année. «Pour l’instant les gens sortent mais tout le monde est assez démuni, personne ne sait comment faire, personne ne peut rien acheter. Le centre-ville est vide, les rues sont encore très calmes pour un tel jour», témoigne de son côté Lola, qui fait ses études dans cette ville d’ordinaire très festive.

    Pierre, étudiant en chirurgie dentaire à Porto : «Plus de lumière, plus de terminaux de paiement, plus rien du tout»

    À la faculté dentaire Fernando Pessoa de Porto, les cours n’ont pas été suspendus ce lundi après-midi mais se déroulent «dans les salles où il y a un peu de soleil», pour avoir un minimum de lumière. Pierre, étudiant en dernière année, décrit un réseau téléphonique qui tourne au ralenti en fonction des opérateurs. La panne électrique a touché la grande ville du nord du Portugal peu après 11 heures : «J’étais au café et la musique s’est arrêtée. Plus de lumière, plus de terminaux de paiement, plus rien du tout», retrace-t-il.

    Le jeune homme de 27 ans dépeint également des files d’attente qui commencent à se former pour acheter des denrées essentielles : «L’eau commence à couper aussi. Du coup, il y a des queues partout pour acheter des bouteilles». Avec la gigantesque coupure de courant, à Porto «tout est arrêté. Il n’y a plus de resto, plus de supermarché, plus de lumière, plus de feux de signalisation et plein de gens coincés dans les ascenseurs», égraine Pierre. Avec 30 % de batterie sur son téléphone, il nous laisse un dernier texto avec son programme du soir : «On va se faire un barbecue avec les amis avec les viandes qui étaient au congélateur».

     

    Notre dépendance à la technologie devient criante quand ça ne fonctionne plus. Nous sommes des nantis très fragiles.

    LE DESERT DES BARBARES

    Seizième jour.

    Les chasses-d’eau ne fonctionnant plus, une odeur d’excréments s’éleva bientôt des mégapoles.

    Quand des millions de personnes doivent se soulager dans les parcs, dans les jardins publics, dans les bacs à sable pour les chiens, sur les carrés d’herbe en bas des immeubles, sur la pelouse des terrains de sport, dans tous les lieux verts des cités, quand les diarrhées se multiplient par la consommation d’eau impure, les vidanges intestinales couvrent le sol comme les feuilles en automne.

    La plupart de ceux qui avaient choisi d’utiliser un seau à couvercle et d’aller le vider quotidiennement n’en pouvaient plus de l’odeur ancrée dans le récipient. À défaut de bénéficier de la proximité d’un ruisseau, d’une source, d’un cours d’eau quelconque, l’impossibilité de nettoyer le récipient rendait la pratique insoutenable. Plus d’ascenseur. Ceux qui logeaient dans des immeubles fatiguaient de devoir enchaîner les escaliers, éclairés bien souvent par une lampe de poche. Les croisements de résidents dans les couloirs, le seau à la main, ne donnaient plus à rire.

    Les pénuries de papier hygiénique ne simplifièrent pas le problème. Il fallut chercher avidement les journaux, revues et emballages abandonnés. Tous les containers jaunes de recyclage furent défoncés et vidés.

    Des gens en vinrent aux mains pour ne pas avoir à se les salir.

    Des centaines de millions de petits tas éparpillés dans les villes, succinctement couverts par des papiers de tous horizons. Des zones entières dédiées à ce soulagement journalier.

    On vit même les plantes décoratives, les arbustes puis les arbres des zones vertes, jardins publics, jardins privés et zones commerciales avec leur nature délaissée, pillés par des mains avides. Des hommes grimpaient parfois dans les frondaisons avec un sac en bandoulière et les remplissaient en allant jusqu’au faîte. Seules les orties, le houx et autres plantes revêches, survécurent à ces arrachages sauvages.

    Tout le monde se mit à redouter l’arrivée de l’automne.

    Les réticents ne supportèrent pas longtemps les douleurs ventrales de la constipation.

    Les femmes solitaires craignaient les agressions sexuelles et préféraient garder l’usage du seau à domicile. La nuit, elles jetaient le contenu par la fenêtre. Les obèses qui n'en pouvaient plus de descendre et de monter les escaliers, les vieillards, les malades, tous balançaient leurs déjections quotidiennes de la même façon. Tous les immeubles furent décorés de coulures brunâtres. Malgré la chaleur estivale, il n'était pas possible d'ouvrir une fenêtre au risque d'être envahi de mouches noires, des nuages bourdonnants. À devenir fou. 

    Les enfants, peu prudents quant à l’hygiène, attrapèrent rapidement divers maux et contaminèrent bien évidemment tous leurs proches.

    Les bactéries s’en donnaient à cœur joie.

    C’était vraiment la merde.