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  • Jarwal et moi

     

    Th et jarwal

     

    « Bon, ça y est, le mollet gauche durcit, il va vers la crampe.

    -Et plus tu y penses, plus tu accélères le processus.

    -C’est facile à dire, ça, cher Jarwal, mais toi, tu ne l’as pas cette douleur, tu ne dois pas la gérer.

    -Et si tu commençais par arrêter de vouloir la gérer, cette douleur.

    -Ah, eh bien, ça m’intéresse de savoir comment.

    -Arrête d’y penser et pense à tout ce qui fonctionne en toi. »

    Silence.

    « Est-ce que tu réalises vraiment, cher ami, que tu demandes à ton corps de fonctionner à la perfection et que lorsqu’un élément est perturbé, tu ne penses qu’à lui ? Tu n’as pas l’impression d’être quelque peu irrespectueux ? Est-ce que tu réalises que tu vieillis et que tu vas vers la mort et qu’elle peut même survenir n’importe quand ? Est-ce que tu ne crois pas que tu ferais mieux de te réjouir d’être là, en montagne, là-haut, ces lieux que tu aimes tant ? Ne crois-tu pas que ce bonheur que tu négliges au point de l’oublier pourrait nourrir les forces dont tu as besoin ? Ne comprends-tu pas que c’est toi qui te détournes de ce bonheur en te focalisant sur cette douleur ? Quand vas-tu comprendre que cette plainte que tu entretiens n’est qu’une forme de victimisation et que, non seulement elle ne t’apporte rien, mais elle te prive de la joie de vivre ? La joie de vivre guérit les douleurs. Voilà ce que tu dois saisir, non pas mentalement mais dans tes fibres, dans ton âme, dans l’intégralité de ton être.

    -Pourquoi dis-tu que je me complais dans un rôle de victime ?

    -Je n’ai pas dit que tu t’y complais. Je dis simplement que lorsque tu te laisses emporter par des ressentis néfastes, tu entretiens ce statut de « pauvre bonhomme tout abîmé avec son dos cassé » et en même temps une espèce « d’héroïsme » puisqu’en parallèle à ce constat médical, tu continues à marcher en montagne. Tu réalises combien tout ça est très infantile ? »

    Silence.

    J’ai mis deux bonnes heures à encaisser le coup, je tournais tout ça en boucle en continuant l’ascension vers le sommet, la pente était rude, des éboulis instables, parfois je devais pousser sur la plante des pieds, je me concentrais sur l'appui des bâtons, sur la poussée des épaules, sur la sangle abdominale serrée sans que ça ne perturbe la respiration, sur le cheminement que je devais trouver, puis sur la visualisation de mon sang dans mes muscles, puis sur l'absolue beauté de ce silence minéral, juste le crissement des pierres sous mes pas, ce rythme régulier, comme celui de mes souffles, j'ai levé les yeux aussi, vers les cimes et vers les nuages punaisés sur le bleu du ciel, j'ai veillé sur Nathalie dans les passages vertigineux, j'ai cherché le rapace qui venait de lancer son cri aigu, je l'ai vu dans les ascendances, parfaitement immobile, maître de son vol, puis on a traversé un champ de neige, un rescapé de l'hiver à l'ombre d'une falaise et le sommet s'est dessiné, à quelques encâblures.

    Et j’ai réalisé soudainement que mon mollet gauche fonctionnait parfaitement.

    Deux heures sans y penser.

    Et j’ai éclaté de rire.

  • Les sommets de Belledonne

    J'ai fait le tour de mes photos des sommets de Belledonne et ça doit tourner entre 500 et 600...Et je pense que si je vis encore quelque temps, j'en referai tout autant. Des photos aux quatre saisons, à pied, à skis de randonnée, en raquettes, à neige, à VTT, dans les lacs, dans les torrents, dans les forêts, dans les tempêtes, sous le soleil, sous les nuages, dans le brouillard, sous la pluie, le matin, la nuit.

    J'ai vu les rares glaciers qui subsistaient dépérir inexorablement mais pour le reste, rien ne change. Il n'y aura pas d'installations à touristes ici, pas d'extension de stations de ski et le Collet d'Allevard aura même du mal à tenir.

    Il y a longtemps déjà que je ne mets plus les topos précis de nos sorties sur le blog et je sais que même si je parle de ce merveilleux massif, ça n'amènera pas grand-monde et que sans la motivation nécessaire, les curieux ne tiendront pas longtemps.

    Belledonne se mérite. Ou se quitte. 

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    Img 20250730 111647Img 20250730 144657Les précieux cairns qu'il faut trouver pour se repérer dans la brume. 

     

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    P6290012Img 20250731 113846Img 20250731 121603Img 20250731 103500P7010100P6290025P7010083P7010071Img 20250730 135721Chercher les meilleurs passages tout en veillant sur elle. Trente-six ans à crapahuter ensemble dans les montagnes. 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Les bouquetins de Belledonne

    Belledonne est un massif difficile d'accès, pentes raides, des étendues de rochers laborieux à franchir, peu de  balisages, des sentes parfois difficiles à trouver et parfois rien du tout, des montées à vue, avec la carte et son "sens" de l'itinéraire, les vallons isolés sont nombreux.

    Sur les crêtes, les arêtes, les sommets, au bord des lacs, on peut voir de nombreux bouquetins. Etre silencieux, sans gestes brusques, sans vouloir s'approcher trop près, surtout si les mères protègent leurs petits (tout le monde s'enfuira), ne pas avoir de chien avec soi, bien évidemment (et d'ailleurs, comment espérer voir des animaux sauvages en montant avec un chien...) C'est "amusant" de voir aussi ces groupes de quatre, cinq, six personnes qui montent en parlant fort et qui demandent s'il est possible de voir des marmottes, des chamois, des bouquetins... Et je leur réponds,

    "Non, vous n'en verrez pas, ils sont partis depuis longtemps.

    - Ah, mince, il n'y en a plus ici ?

    -Si, il y en avait avant que vous arriviez, au revoir."

    Je ne supporte pas les gens qui parlent en montagne autant qu'ils respirent. 

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  • L'expérience nécessaire

    On a passé sept jours dans le massif de Belledonne, un massif qu'on aime infiniment. D'abord parce qu'il est complexe, que les itinéraires pour atteindre un sommet ne sont jamais évidents, que les balisages se résument à pas grand-chose et qu'il faut de l'expérience, l'oeil du montagnard pour trouver le cheminement parmi les chaos rocheux, les arêtes, les crêtes, les couloirs, les éboulis, les sentes, les vires.

    Pour atteindre le sommet de la Belle Etoile, sur le versant du col du Glandon, on a marché 20 kilomètres, passé les 2000 mètres de dénivelée, six heures de marche effective, aller-retour et on a vu six personnes au bord des lacs des Sept-Laux et plus personne au-dessus...Seuls avec les bouquetins. Dans un silence minéral absolu. Le vallon final qu'il faut remonter est si large qu'il y a de nombreux passages possibles mais il faut trouver le bon, celui qui consommera le moins d'énergie possible car atteindre le sommet est une chose mais en montagne, la sortie est finie au retour en bas, et pas avant. Donc, il faut savoir se préserver. 

    La sortie au Pic nord du Merlet n'a pas abouti par exemple. Parce que le final était devenu trop dangereux en raison de la brume tenace qui couvrait les sentes terreuses et les rendait trop glissantes, un cheminement invisible au-dessus des barres, les rochers mouillés, on a abandonné à 200 mètres du sommet après 1200 mètres de dénivelée et 3h30 de montée. Une chute sur l'arête finale aurait été fatale.

    Par contre, on a atteint le sommet de l'Aup du Pont malgré une arête finale quelque peu délicate dans des couloirs ruiniformes où les prises n'avaient rien de bien solide. Mais rien n'est venu nous assurer qu'il était temps de faire demi-tour.

    L'expérience.

    La montagne n'est pas un lieu de facilité. Dès qu'on sort des sentiers balisés et qu'on s'engage dans des pentes aléatoires, on ne sait pas si on sortira en haut mais décider d'un demi-tour fait partie de l'expérience. Et pour accumuler de l'expérience, il faut rester en vie.

    L'expérience, c'est ce qui permet d'assurer le cheminement. Elle se nourrit des milliers d'heures passées pour se projeter en avant en appliquant les connaissances pour que le pas à faire soit le plus sûr possible. 

    C'est évidemment cette exigence qui nourrit notre amour pour les montagnes.

    Là-Haut, l'individu construit intérieurement un espace qu'il connaît, un assemblage parfaitement stable, chaque pièce du puzzle venant s'ajouter aux autres pour que l'image entière s'étende, s'agrandisse, prenne une ampleur qu'il n'est même pas possible d'estimer car on ne peut présager des événements, des situations complexes, des moments de sérénité, des peurs assumées, des émotions engrangées, des bonheurs accumulés et des savoirs acquis. Et tout ça construit l'expérience. Tant qu'on reste en vie. 

    Dans un couloir où je passais en premier à la recherche de l'itinéraire, Nathalie a préféré s'engager dans une brèche sur la gauche et elle s'est retrouvée bloquée, n'arrivant ni à monter, ni à descendre. J'étais trois mètres au-dessus d'elle et je suis redescendu au mieux pour revenir sous elle et la guider vers le couloir que j'avais commencé à remonter. Tous les deux, on a senti que la situation était tendue. Il ne fallait pas tomber, pas là. Mais on a vécu l'épisode du canyoning ( voir le lien "Délivrance") et de nombreux autres cas où la tension était réelle et ces expériences-là sont comme des ancrages qui affermissent les prises glissantes sous les pieds, décuplent l'acuité de la vision pour trouver "la" prise qu'il fallait trouver, nourrissent les forces nécessaires pour passer le pas. 

    L'expérience. 

     

  • Rééduquer le regard.

     

    Totalement en phase avec les propos. Il s'agit de changer raidalement notre regard sur le Vivant et non continuer à se l'attribuer dans des schémas économiques. 

     

     

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    https://basta.media/les-montagnes-sont-des-lieux-ou-encore-possible-resister-a-appropriation-capitaliste-Nastassja-Martin

    Nastassja Martin : « Les montagnes, ces franges qui ont su résister à l’appropriation capitaliste »

     

    ÉcologieL’après-ski

    Pour espérer répondre à la crise écologique, il faut repenser nos imaginaires, notre lien à la nature en général, aux montagnes et aux glaciers en particulier. Ce à quoi invite l’anthropologue Nastassja Martin avec « Les Sources des glaces ». Entretien.

    par Barnabé Binctin

    25 juillet 2025 à 09h30 Temps de lecture : 13 min.

    Lire plus tard

    Portrait de Nastassja Martin

    Nastassja Martin, anthropologue, spécialiste du Grand Nord. © Mathieu Génon

    Basta!  : Dans Les Sources de glace (Paulsen, 2025), que vous publiez avec le photographe Olivier de Sépibus, vous invitez à renouveler en profondeur notre regard sur les glaciers. Vous y écrivez : « Voilà le gouffre : nos idées sur le monde ne sont plus tenables, ne sont plus vivables, comme les montagnes et leurs glaciers, elles ne tiennent plus debout. […] L’image qui préside à nos imaginaires de la montagne se disloque. » Que voulez-vous dire par là ?

    Nastassja Martin : On peut partir de l’actualité récente : le 28 mai dernier, un glacier s’est effondré en Suisse, et a inondé un village entier. Cette catastrophe nous rappelle que parler d’ « effondrement » n’est pas une métaphore, et que des événements d’une telle amplitude sont de plus en plus probables. D’où la nécessité de repenser nos relations à ces entités, et la terminologie que nous utilisons pour les comprendre.

    La modernité nous a enfermés dans une lecture qui ne nous permet plus de comprendre les transformations actuelles. Plus encore qu’un problème d’imaginaire, c’est un problème conceptuel, issu de la méthodologie naturaliste qui a forgé notre manière de percevoir le monde : en Occident, nous avons complètement désanimé ce type d’entités, ainsi que les relations que nous pouvons entretenir avec elles. Nous considérons les glaciers comme des milieux abiotiques [où la vie serait impossible, ndlr], ou comme des objets composant un « paysage », privés de toute puissance d’agir.

    Couverture du livre

    L’anthropologue Nastassja Martin vient de publier Les Sources de glace, avec le photographe Olivier de Sépibus (Paulsen), où elle nous invite à renouveler en profondeur notre regard sur les glaciers. Elle avait publié Croire aux fauves, chez Verticales, en 2019.

    Pourtant le changement climatique devrait bouleverser profondément cette perspective, puisque ce sont bien ces entités-là qui se lèvent et menacent nos vies humaines. Les glaciers qui fondent, les montagnes qui s’effondrent, les rivières en crue, les tornades : ce sont aujourd’hui des éléments qui deviennent littéralement acteurs des transformations de nos milieux.

    Il nous faut donc, en quelque sorte, rééduquer notre regard pour pouvoir penser différemment les glaciers, et c’est autour de cet enjeu que l’on s’est rencontrés avec Olivier. Ce sont toujours des mots et des images qui sous-tendent nos relations au monde, raison pour laquelle nous voulions réfléchir à un nouvel imagier – lui dans le travail de la photographie et moi à travers l’écriture – qui soit plus à même de répondre aux métamorphoses en cours.

    Vous pointez notamment la responsabilité de l’art pictural de la Renaissance dans cette « objectivation de la nature ».

    Je prolonge l’hypothèse formulée par [l’anthropologue] Philippe Descola dans Les Formes du visible (Seuil, 2021), selon laquelle notre vision scientifique du monde, aujourd’hui, serait bien plus un effet de peinture que le résultat d’une approche philosophique. C’est à mon sens une question centrale que de se demander si c’est bien la construction de cette réalité picturale qui a façonné nos épistémologies, et non l’inverse.

    Sur le même sujet

    « Une petite partie de l’humanité, par sa gloutonnerie, remet en cause la possibilité d’habiter sur Terre »

    Lorsque l’on s’intéresse à l’histoire de l’art du XVe et du XVIe siècle, on se rend compte que bon nombre de peintres, des Flandres jusqu’à Florence – Campin, Van Eyck, Dürer, Fra Angelico –, ont façonné le concept même de « paysage », la nature visuellement confinée dans un monde extérieur aux humains. Et on a fini par systématiser ce point de vue, cette perspective sur les choses. Cette extériorisation a entraîné une forme de réductionnisme des attachements pluriels que l’on peut entretenir avec, entre autres, les montagnes et les glaciers.

    Par exemple, on se réfère aujourd’hui principalement aux glaciers comme à des ressources et à des stocks d’eau, aux fonctions essentielles dans le cycle de la vie. On parle de gain de neige en amont, de perte d’eau en aval, de services écosystémiques, de bilans négatifs ou positifs. S’il faut évidemment continuer de se doter de moyens pour mesurer l’évolution de ces glaciers, on constate néanmoins que le champ lexical des sciences de l’écologie a été largement infiltré par les mots du discours économique.

    Or ces mots produisent des effets sur nos imaginaires, sur nos façons de penser les glaciers. Ils nous coupent de la possibilité de s’y relier autrement et, de fait, le principe même d’animation de ces entités reste quasi-impensable dans notre société.

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    Comment faudrait-il alors appréhender les glaciers, si on ne doit plus les voir comme des ressources, ni même seulement comme une fonction dans le cycle de la vie ?

    C’est une très bonne question, à laquelle je ne peux justement pas répondre : non pas parce que je n’en ai pas envie, mais parce que c’est un devoir de laisser la réponse en suspens. Nous savons être normatifs, nous avons quantifié, mesuré, évalué, décrit et défini telle ou telle ressource, tel ou tel stock. Et pourtant, toutes ces entités que nous pensions connaître se disloquent à grand fracas et de manière accélérée. Les forces qui sont à l’œuvre nous dépassent, et continueront de nous dépasser malgré ce qu’en disent les adeptes du techno-solutionnisme.

    Glaciers d'altitude en train de fondre

    Le Dôme du Goûter (4304 m), sur le massif du Mont-Blanc, 2022.

    © Olivier de Sépibus

    Nous avons aujourd’hui un problème de méthode : si nous restons coincés dans notre épistémologie habituelle, nous ne pourrons pas répondre à la crise autrement que par du conservationnisme ou de la géo-ingénierie. Re-pluraliser nos modes de relation aux glaciers passe par un travail d’ethnographie, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir documenter toutes les manières différentes de se relier à ces entités – j’utilise ce terme, mais il n’y a pas une seule et bonne manière de les nommer.

    Quand vous discutez avec des bergers, des chasseurs, des guides de haute montagne, des grimpeurs, des naturalistes, et que vous leur demandez de décrire leurs attachements à la montagne, vous obtenez des réponses inattendues, bien loin du discours naturaliste classique. C’est toute une constellation qui se dessine, qui ne se résume pas à l’objectivation froide de la montagne.

    « Le champ lexical des sciences de l’écologie a été largement infiltré par les mots du discours économique »

    Il y a de nombreuses manières de dialoguer avec les glaciers. Elles résonnent souvent avec des formes d’animisme, qui n’est certainement pas un mode de pensée circonscrit aux peuples autochtones vivant de l’autre côté de la planète, dans les lointaines forêts, toundras ou déserts. Le problème, c’est que ces voix-là ne sont plus écoutées dans les plans de gestion, qu’ils soient « aménagistes » ou conservationnistes.

    Et vous, à titre personnel, quel rapport entretenez-vous avec la montagne ?

    J’y habite, pour commencer. Je pratique l’alpinisme, le ski de randonnée, l’escalade ; j’aime ce rapport physique à la verticalité. Cela a presque à voir avec une pratique thérapeutique, il y a quelque chose de l’ordre d’un élan vital. Je crois que la montagne est le seul endroit où je peux retrouver ces idées d’ « engagement » et de solidarité qui caractérisent les relations que j’ai pu nouer avec les Even [un peuple nomade d’éleveurs de rennes, ndlr], dans le cadre de mon travail d’anthropologue, au Kamtchatka [péninsule située en Extrême-Orient russe, ndlr]. La notion de risque y est permanente et quasi-quotidienne dans leurs vies. Y faire face demande de tisser de forts liens de dépendance choisie entre humains.

    La cordée en montagne, c’est pareil : c’est un micro-collectif en mouvement qui apprend à se faire confiance, à compter l’un sur l’autre pour avancer ensemble sur un terrain instable. Lorsqu’on évolue sur un glacier plein de crevasses et de séracs ou sur une face remplie de cailloux branlants, la question de l’incertitude redevient totale, primordiale. La montagne est un endroit qui nous confronte à nos vulnérabilités et à nos limites.

    On a beau mettre dans nos gestes toute la puissance dont on dispose, on a beau tenter de tout garder sous contrôle, la montagne risque toujours de nous déborder, de nous surprendre, de nous faire chuter. Il reste toujours une part d’inconnu, même quand les voyants sont au vert et que les conditions paraissent bonnes.

    Quand on entre en relation avec la montagne de manière physique, sur le terrain – je veux dire, pas de façon contemplative, en la dessinant ou en l’observant depuis sa chaise – on sent bien qu’il y a quelque chose qui pulse, qui gronde. On comprend que c’est une puissance élémentaire – on peut aussi la nommer ainsi – avec son propre rythme. Ce n’est pas un endroit « sécurisé » fait par et pour les humains. Or, c’est une possibilité de relation à l’altérité dont la modernité a fini par nous priver au fil du temps, et qui ne subsiste que marginalement sur certains territoires peu anthropisés.

    « La montagne est l’un de ces déserts pour exilés » écrivez-vous. Vous utilisez aussi plusieurs fois le terme de « refuge ». Pour fuir ou se protéger de quoi, exactement ?

    Les montagnes, comme les toundras, les steppes ou certaines forêts font encore partie de ces franges qui ont su résister plus longtemps à l’appropriation capitaliste, à la domestication, à la mise en disponibilité de chaque partie du monde. Ce sont des lieux où il est encore possible de vivre sous d’autres normes. Cela rejoint tout mon travail d’anthropologue : mes recherches visent à montrer qu’il existe encore des manières d’être au monde, certes minoritaires, qui résistent à un schéma de pensée dominant.

    Glacier en train de fondre et roche apparente

    Vedretta di Fellaria, au dessus de la vallée d’Engadine, l’une des plus haute vallée d’Europe (2400 m) à la frontière entre la Suisse et l’Italie.

    © Olivier de Sépibus

    La tragédie actuelle, c’est que ces poches sont de plus en plus rares, elles se réduisent comme peau de chagrin. Je le vois tous les jours sur le canton de La Grave (Hautes-Alpes), où j’habite : il suffit de changer de versant de montagne pour tomber sur la station de ski des Deux Alpes. Tout l’inverse de la montagne « refuge » : un endroit parfaitement lissé, balisé et sécurisé pour que le touriste CSP+ puisse venir (se) « dépenser » de la façon la plus confortable possible.

    On a même installé des escalators dans les téléphériques, on s’y déplace désormais comme dans des aéroports. On est là en présence d’une montagne complètement objectivée, convertie en formidable parc d’attractions grandeur nature, c’est-à-dire en ressource au sens parfaitement économique du terme.

    Lors du One Planet - Polar Summit, premier sommet consacré aux glaciers et aux pôles en novembre 2023, Emmanuel Macron s’était engagé à placer 100 % des glaciers français « sous protection forte d’ici 2030 ». Vous n’y croyez pas ?

    C’est un engagement important, même si on sait que dans les faits, ça risque d’être plus compliqué. Et puis tout dépend de la manière dont ça va être mis en place. J’avais noté une phrase qui m’avait alertée : en décembre 2023, quelques jours après cette annonce, le sénateur [écologiste] Guillaume Gontard avait proposé un premier engagement très concret à travers la protection du glacier de la Girose [à La Grave, ndlr].

    Le gouvernement lui avait répondu qu’il allait y avoir – je cite – « le lancement imminent d’une initiative, co-pilotée par les préfets de région et les présidents de région concernés, ancrée sur les territoires, pour que chacun puisse s’approprier les enjeux de ces nouveaux espaces à haute valeur ajoutée de biodiversité »…

    Rien ne va dans cette formulation, si l’on regarde attentivement les termes : on est encore dans un vocabulaire très économiciste, avec l’idée qu’émergeraient de nouvelles ressources à travers la question du dérèglement climatique, et qu’on va pouvoir en faire quelque chose, que ce soit dans une logique d’aménagement ou de conservation. On en revient à notre point de départ : la formulation du problème. S’il est impossible de formuler le problème autrement, que va-t-on bien pouvoir changer ? Rien. Nous n’allons que reproduire les mêmes logiques, sous des formes peut-être renouvelées, mais avec un fond identique.

    Faudrait-il envisager de donner des droits aux glaciers, dans le même mouvement de personnalisation juridique qui concerne déjà des fleuves ou des forêts à travers le monde ?

    C’est une question sur laquelle j’aimerais me pencher, prochainement. On a vu les effets positifs que cela a pu produire à différents endroits, avec le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande ou ailleurs en Amérique du Sud. C’est un outil juridique qui peut être très intéressant, même s’il soulève de nombreuses questions. Dans le droit roman-germanique, une entité sujet de droit est également soumise à des devoirs : quels seraient-ils pour un glacier, ou une montagne ?

    Si c’est pour finir par penser ces devoirs sous la forme de « services écosystémiques » rendus par les entités – comme la captation de carbone pour une forêt, ou, imaginons, le stock d’eau potable pour un glacier – le risque est de retomber dans une logique économicisante, où l’on attribue un prix et une valeur monétaire à chaque chose. Soit toute la logique du capitalisme vert… Il faut y réfléchir sérieusement, pour que le remède ne se révèle pas pire que le mal.

    Votre texte est empreint d’un certain pessimisme, à l’image de cette question que vous posez : « Pourquoi vouloir agencer de faibles mots autour des montagnes qui s’effondrent quand tout hurle autour ? » Comme si vous doutiez de votre posture de chercheuse, et du sens de votre travail…

    Bien sûr que je doute, sinon je ne serais pas une bonne chercheuse. Et bien sûr que je me pose la question du sens que cela peut encore avoir dans la conjoncture actuelle. Il y a de la fatigue, la tentation de la stupéfaction, voire de l’aphasie devant l’incroyable emballement de la machine. Parler des glaciers quand tous les matins, à la radio, on compte les morts à Gaza et en Ukraine, vraiment ? Oui, parfois, on se dit qu’il vaudrait mieux se taire. Pourtant, justement, je pense que résister à la pétrification, c’est aussi croire aux formes de vitalité qui subsistent ça et là, malgré la violence, la guerre, la mort, malgré toute l’absurdité et l’ignominie des processus de destruction en cours.

    À l’écriture, je me suis beaucoup inspirée de René Char, dont j’ai repris plusieurs vers pour scander le texte. C’est le poète de la résistance par excellence, les agencements de mots parmi les plus forts qu’il ait pu écrire l’ont été pendant l’horreur absolue de la Seconde Guerre mondiale, vers 1943-1944. Sa poésie devint l’aiguillon du désir de rester vivant.

    « Parler des glaciers quand tous les matins, on compte les morts à Gaza et en Ukraine, vraiment ? »

    Les chercheurs, eux aussi, à l’instar de René Char, doivent mettre au travail leur réflexivité, et repenser les idées et les concepts qu’ils manient pour saisir le monde. La posture d’extériorité et d’objectivité présumée des chercheurs est devenue obsolète. Réajuster nos mots et reformuler nos épistémologies peut nous aider à répondre collectivement aux processus d’effondrement en cours.

    Mais que peut encore « l’épistémologie », aujourd’hui, à l’heure du règne de Cyril Hanouna, des fake news et de la post-vérité ?

    Je pense qu’il y a un gros travail de réflexion à mener sur les dispositifs que l’on met en place, aujourd’hui, pour produire de la recherche, partager des savoirs et créer du commun en dehors d’une petite sphère de happy few. L’enjeu n’est plus uniquement de faire venir des étudiants à l’université pour écouter des séminaires de professeurs tout à fait brillants. On sent bien que les lieux classiques du savoir scientifique sont en perte de vitesse, les gens n’y croient plus, il y a de moins en moins de débouchés et de perspectives puisque les financements vont ailleurs.

    C’est pour ça qu’il y a trois ans, avec la journaliste et éditrice Anne de Malleray, on avait organisé l’événement Un refuge pour la pensée, sur le canton de la Grave. L’idée c’était de faire se déplacer les chercheurs pour les mettre un peu les pieds dans la boue, si j’ose dire, et les confronter aux habitants, aux habitantes et aux problématiques locales, telles qu’elles sont vécues au quotidien sur le territoire. Et en même temps, de permettre à ces habitants de discuter avec tous ces gens qui, même s’ils n’ont pas nécessairement la même relation incarnée aux problématiques qui traversent le territoire, ont néanmoins passé leur vie à réfléchir à ces questions de tourisme en montagne, de pastoralisme, de glaciers, etc.

    Toutes ces questions sur l’habitabilité de la Terre ne peuvent plus être formulées uniquement par des chercheurs, car cela reviendrait à se complaire dans un « extractivisme scientifique » du savoir.

    « La posture d’extériorité et d’objectivité présumée des chercheurs est devenue obsolète »

    Ces questions doivent se construire avec et sur les territoires, par tous les gens qui sont directement traversés par ces problématiques. La rhétorique de la « co-construction des savoirs » est un peu mise à toutes les sauces aujourd’hui, mais rares sont ceux qui le font vraiment. L’enjeu est pourtant bel et bien que la normativité n’émane pas toujours des mêmes cercles et des mêmes personnes.

    Vous vous êtes beaucoup engagée au sein du collectif La Grave autrement, qui s’oppose au projet d’extension d’un téléphérique sur le glacier de la Girose. En octobre 2023, une ZAD – la plus haute d’Europe, à 3 400 mètres d’altitude ! – s’y était même organisée pour alerter contre « l’exploitation et l’artificialisation des montagnes ». Est-ce aussi à travers ce genre d’actions militantes que l’on peut aujourd’hui parvenir à « murmurer d’autres possibles chez nos contemporains », pour reprendre votre formule de conclusion ?

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    « Devenir un refuge climatique » : les pistes d’une station pour sortir de la dépendance au ski

    On se pose tous la question des meilleurs leviers. Les ZAD en font certainement partie. Il faut multiplier les collectifs citoyens qui se ressaisissent des questions politiques, économiques, sociales qui traversent leur territoire. Parce qu’ils ont bien compris que pour produire du commun, on ne peut pas se contenter de déléguer l’aménagement de son territoire à de grandes entreprises, et la protection ou la conservation aux instances de gestion étatique. On a besoin de reprendre le dialogue, tout simplement. Je ne vois pas d’autres manières, en réalité.

    Les nouveaux récits communs, la construction de nouvelles « cosmopolitiques » ne peuvent être que le résultat de la rencontre et des échanges au sein de ces collections citoyens, entre les habitants, les chercheurs, les militants. Parfois, je me dis qu’on a peut-être mis un peu la charrue avant les bœufs : à quoi bon tenir de grands discours sur le réenchantement du vivant et remettre au goût du jour des manières animistes de se relier aux non-humains si l’on n’est pas déjà capable de dialoguer entre humains et de partager les attachements multiples aux entités qui composent nos mondes ?

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    Auteurs / autrices

    Barnabé Binctin

    Journaliste, orienté écologie (et) politique, avec quelques tropismes assumés autour de la montagne, de l’Inde, ou du football. Pour Basta, je réalise notamment des enquêtes et des grands entretiens. Après avoir co-fondé Reporterre, je collabore désormais avec le groupe So Press (Society, So Foot, So Film, etc.) et Le Parisien Magazine, dans le cadre de reportages en France et à l’étranger.

  • "Et au fait, la collapsologie ? "

     

    Cet article pose tout le problème de la main-mise des réseaux sociaux et de la frénésie de l'actualité.

    Les premiers s'accaparent les idées pour créer du buzz et de l'audimat et la seconde renvoie aux abysses les problèmes les plus cruciaux parce que l'audimat reste le maître absolu. Quelle que soit l'importance de l'idée, dès qu'elle n'est plus suivie, entretenue, approfondie, il faut que les réseaux sociaux, et les médias les plus importants en font partie, trouvent un autre sujet, une autre source de buzz.

    Est-ce que la situation planétaire au regard de la collapsologie s'est améliorée ? Non, aucunement, bien évidemment. On continue à rouler à tombeau ouvert vers le mur ou le ravin. Ceux qui s'informent le savent. En même temps, je n'ai pas besoin des réseaux sociaux et des médias mainstream pour en avoir conscience. Mais il n'en reste pas moins que cette manipulation de masse me désole.

    En fait, je pense que les médias officieux, ceux qui ont la plus grande audience, entretiennent cette inconscience mais la plus grande responsabilité, c'est la masse qui la porte. Il faudrait que les gens qui se servent des réseaux sociaux soient beaucoup plus exigeants sur les sujets qu'ils veulent lire et les algorithmes suivraient le mouvement.

    Sur ma page Facebbok, les sujets qui me sont proposés en lecture sont les reflet de mes centres d'intérêt. C'est certain que ceux ou celles qui passent leur temps à lire ou regarder des sujets insignifiants ne risquent pas d'influencer favorablement les algorithmes.

    Chacun et chacune est responsable de son ignorance ou de son évolution, même à travers les réseaux sociaux. 

     

     

    Usbek & Rica

    Au fait, qu’est devenue la collapsologie ?

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    Au fait, qu’est devenue la collapsologie ?

    Couverture de l'ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens paru en 2015.

    « 2015, c’était l’époque de la COP21 et du Laudato si’ du pape François. Il y avait quelque chose de l’ordre de la fin du monde qui était dans l’air », se souvient Pablo Servigne aujourd’hui. Pour l’ingénieur agronome de formation, devenu l’une des figures médiatiques les plus en vue sur le sujet, le concept avait alors permis de combler « un angle mort de la société. » À savoir l’articulation des différents risques majeurs dans des domaines variés – le climat, la biodiversité, le pétrole, la finance, etc. – pour penser les « méga-risques » auxquels la civilisation humaine est confrontée.

    Ce que c’était à l’époque

    Il y a dix ans, le concept fait mouche auprès des militants écolo, inspirant la création de collectifs comme Extinction Rebellion (qui lutte explicitement contre « l’effondrement écologique et sociétal  ». Mais la collapsologie séduit aussi une audience plus large, sans forcément que cette notion ne soit vraiment bien comprise. Porté par le buzz médiatique, le mot a fini par « échapper [à ses créateurs] comme le monstre de Frankenstein », raconte Pablo Servigne. Alors que l’objectif de départ était de fonder une discipline scientifique, la collapsologie s’est peu à peu muée en « un mouvement social pluriel regroupant diverses tendances : les effondristes, les gens qui disent que c’est foutu, ceux qui disent que ce n’est pas le cas… C’est un peu passé à la trappe, comme un film hollywoodien qu’on regarde pour se faire un peu peur et qu’on oublie aussitôt. »

    « C’est un peu passé à la trappe, comme un film hollywoodien qu’on regarde pour se faire un peu peur et qu’on oublie aussitôt. »

    Pablo Servigne

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    Au fond, ajoute Pablo Servigne, « le système politique actuel n’est pas du tout conçu pour traiter des enjeux aussi complexes et énormes ». Les adeptes de la collapsologie, eux, ont fini par s’épuiser à force d’explorer ses nombreuses ramifications (apprendre à faire son potager, imaginer des voies pour mettre en place la sobriété énergétique, etc.) Tant et si bien qu’après quelques années, plus grand monde ne se revendiquait de ce mouvement.

    Ce que c’est devenu

    Une rapide recherche sur Google Trends confirme ce diagnostic : après un pic au printemps 2020, la courbe des recherches Google du mot « collapsologie » s’effondre brusquement. La pandémie de Covid-19 a confirmé l’existence de chocs systémiques. Mais elle a aussi eu l’effet inverse : « Certains se sont dit : il y a eu un choc systémique global et il ne s’est rien passé, la société est toujours là », constate le chercheur, sorti du monde universitaire et qui se décrit comme « in-terre-dépendant ».

    Capture d'écran sur le site Google Trends, montrant l'évolution des recherches Google du mot "collapsologie" entre 2015 et 2025.

    Idem pour l’intensification de l’urgence écologique. Alors que la situation n’a jamais été aussi préoccupante – la limite des +1,5 °C prévue par l’Accord de Paris a officiellement été enterrée en juin 2025, et une septième limite planétaire est en passe d’être franchie – « tout le monde en a marre de l’écologie et de la collapsologie », soupire Pablo Servigne. « Du côté des écolos, il faut du positif sinon ça ne marche pas (ce qui me semble assez vaseux), et de l’autre côté, celui de la droite et de l’extrême droite, les gens n’ont en ont plus rien à faire et l’assument clairement. »

    Surtout, la « disqualification de la collapsologie a bien fonctionné  », relève le politiste Bruno Villalba. Lorsque le concept était encore en vogue, des voix s’élevaient de tous les côtés pour le critiquer. À droite, par des « anti-catastrophistes » comme Luc Ferry et Pascal Bruckner. Mais aussi à gauche, où la réception a été assez ambigüe. Si certains ont « repris un certain nombre d’arguments clés de la collapsologie, notamment sur l’état de gravité de la crise écologique et son accélération actuelle », poursuit l’auteur de l’ouvrage Les collapsologues et leurs ennemis (PUF, 2021), d’autres ont gardé leurs distances, en dénonçant par exemple un risque de dérive « réactionnaire » (et « incitant au repli »), à l’image de l’organisation altermondialiste ATTAC. Dans une tribune parue dans Libé en 2019, l’historien des sciences et de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz pointait quant à lui du doigt un courant « anthropomorphique » (faisant peu de cas du vivant non-humain) et « occidentalocentré ». « Les critiques sont essentiellement venues de philosophes, des gens qui sont un peu hors sol, réagit Pablo Servigne. Beaucoup d’entre elles reposent sur des malentendus, même s’il y a aussi eu quelques critiques constructives. »

    « Il y a un vrai travail conceptuel à faire pour fonder la collapsologie en tant que discipline »

    Pablo Servigne, chercheur et auteur du livre "Comment tout peut s'effondrer" (Seuil, 2015)

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    Autre élément qui n’a pas servi la réputation du mouvement : sa propension à penser en dehors des cadres, en incluant dans son champ une dimension « intérieure » forte, incarnée par la « collapsosophie ». Un concept théorisé dans le livre Une autre fin du monde est possible (2018), consistant à se préparer mentalement à la perspective des effondrements en s’appuyant sur la philosophie et la spiritualité. « L’intuition et l’émotion occupent une place clé dans la collapsologie. Sauf que dans une société très cartésienne, où le rapport à l’émotion n’est pas valorisé dans l’espace politique, qui est le lieu de l’affrontement et de la violence, il est très facile de vous disqualifier quand vous faites appel à ce type de ressorts », souligne Bruno Villalba. 

    Au-delà du « collapso-bashing », la « contre-proposition politique de la collapsologie n’a pas été suffisante, juge le professeur de science politique à AgroParisTech. Qu’est-ce qu’elle apporte fondamentalement de plus que la proposition de l’écologie politique ?  » Selon lui, la brèche ouverte par Pablo Servigne et ses collègues n’a pas débouché sur des pistes concrètes pour construire un futur à la fois crédible et souhaitable, capable notamment d’articuler « fin du monde » et « fin du mois » (comme le voulait le slogan qui avait tenté de raccrocher les Gilets jaunes au mouvement climat en 2019).

    De fait, beaucoup n’ont retenu de la collapsologie que le diagnostic déprimant. « La collapsologie a été caricaturée en “tout est foutu”, mais je n’ai jamais dit ça, regrette Pablo Servigne. Tout ce qu’on a fait, c’est lancer une alerte. Les gens ont flippé, c’est normal. » La notion de « catastrophisme éclairé » empruntée au philosophe Jean-Pierre Dupuy, consistant à considérer le cataclysme comme certain pour avoir une chance de l’éviter, n’a selon lui pas été bien comprise. 

    Ce que ça pourrait devenir demain

    À écouter Pablo Servigne – qui s’apprête à publier en octobre un nouveau livre sur l’entraide, intitulé Le réseau des tempêtes : Manifeste pour une entraide populaire généralisée (éd. Les Liens qui libèrent) – tout n’est pas « foutu » pour la collapsologie. Avec Raphaël Stevens, le chercheur planche désormais sur la suite d’Une autre fin du monde est possible (2018), pour imaginer une « collapso-praxis ». Son objectif : poser des pistes d’action, justement.

    Portrait de Pablo Servigne © Pascal Bastien

    « J’ai bien envie de redomestiquer le mot de “collapsologie” et d’essayer de voir ce que ça donne », confie Pablo Servigne. Le chercheur se dit convaincu qu’une « deuxième vague de la collapsologie » est en train d’arriver, dans un contexte marqué non seulement par la « désagrégation » croissante de la société et de la biosphère, mais aussi par le retour des fascismes – qui constitue, selon lui « l’un des stades de l’effondrement » – et les bascules à venir entraînées par la percée fulgurante des IA

    À ses yeux, « il y a un vrai travail conceptuel à faire pour fonder la discipline », chose que Raphaël Stevens et lui n’ont pas pris le temps de faire. « Mais ça prend des décennies de fonder une discipline », estime Pablo Servigne, qui cite l’exemple de la climatologie, construite sur un agrégat de différentes disciplines scientifiques allant de l’océanographie à la physique des fluides. 

    À l’international en tout cas, les recherches sur le sujet vont bon train. Mais pas forcément sous la bannière de la « collapsologie ». De nouveaux mots sont en train d’émerger, comme celui de « polycrise », devenu « le buzzword à l’ONU » – une alternative « beaucoup plus neutre, gentille et bureaucratique » au néologisme né d’une boutade dix ans plus tôt, estime Pablo Servigne. Qui reste plus que jamais persuadé que « le problème, ce sont les gens qui n’acceptent pas l’effondrement de la société, empêchant les choses d’évoluer. » Autrement dit, même si le mot collapsologie disparaît, le futur qu’il décrit reste toujours d’actualité.

  • Démocratie ou pas ?...

    On est resté quatre ans dans la Creuse. Effarés par les dégradations sur l'environnement. On en est parti pour se rapprocher de la famille mais on avait vite compris que l'avenir de ce territoire était des plus sombres.

     

    Dans le Limousin, les militants face à la criminalisation de l'écologie politique

     

    Par Eloi Boyé , publié le 11 July 2025

    Carmen et Vincent, naturalistes et habitants de la Creuse.

    Carmen et Vincent, naturalistes et habitants de la Creuse. Photos : Eloi Boyé

    Le plateau de Millevaches, en Limousin, est connu comme un territoire d’alternatives et de luttes écologiques et sociales. Dans le contexte réactionnaire actuel, ses habitants sont pris en tenailles entre une accélération des destructions environnementales et la stigmatisation des défenseurs du vivant.

    5 octobre 2024. Des manifestants déambulent dans les rues de Guéret, en Creuse, pour s’opposer à l’« accaparement des forêts ». Organisée par des collectifs citoyens locaux, la manifestation, qui réunit plus de 2 000 personnes, vise principalement deux projets industriels : l’extension de la scierie Farges Bois à Égletons, en Corrèze, et la construction d’une usine de granulés de bois destinés au chauffage, à Guéret.

    Article de notre n°70 « Qui veut la peau de l'écologie ? », en kiosque, librairie, à la commande et sur abonnement.

    Le Limousin est en effet devenu depuis quelques années le théâtre d’une opposition entre ceux défendant une vision extractiviste de la gestion forestière et ceux qui appréhendent la forêt dans sa dimension économique mais aussi écologique et sociale. Des acteurs industriels aux visées court-termistes s’approvisionnent massivement dans la région. « On se sent submergé de projets industriels néfastes pour la forêt », témoigne Laurent Carayol, 58 ans, participant à la manifestation et membre de l’association L’Aubraie, créée pour promouvoir « une forêt vivante en Limousin ».

    Des dispositifs policiers disproportionnés

    C’est ainsi que le cortège est composé de jeunes militants écologistes, de membres de la filière bois, de nombreux retraités et de parents accompagnés de leurs enfants, qui déambulent joyeusement sous le soleil automnal. Une mobilisation « pacifique, bon enfant et très familiale », affirme Laurent Carayol, loin de la « convergence des luttes avec la participation d’éléments incontrôlables » crainte par la préfecture de la Creuse. Dans son arrêté pris avant la manifestation1, la préfète Anne Frackowiak-Jacobs envisageait une mobilisation qui devait « fédérer au sein de l’ultra-gauche » aux actions « radicales et violentes » et même la « propagation des violences urbaines au département de la Creuse ».

    En prévision, la préfète avait déployé un « dispositif policier disproportionné », se souvient David quelques mois plus tard. Ce menuisier de 43 ans, natif du Limousin, vient d’achever une année de formation professionnelle en sylviculture et bûcheronnage. Il considère que la préfecture de la Creuse souhaitait « réprimer » les manifestants réunis à Guéret : un point de vue partagé par de nombreux militants présents.

    « Cette criminalisation des mouvements écologistes provoque une mise sous silence : c’est une forme de censure. »

    « Il fallait voir le déploiement des forces de l’ordre dans la ville, raconte Carmen, naturaliste habitant en Creuse. La préfecture avait été cloisonnée, il y avait des hélicos, des drones. » De tels déploiements de forces de l’ordre sont fréquemment constatés par des habitants dans le cadre de luttes forestières locales. Composé d’habitants du territoire dont une bonne part de sexagénaires, le groupe « forêt action » du Syndicat de la Montagne limousine s’oppose à la gestion industrielle des forêts, notamment au modèle de gestion par coupes rases.

    Lors d’une de leur rencontre dans un bourg du plateau de Millevaches, l’un des membres évoque la présence d’agents des renseignements territoriaux à une réunion publique : « Mais de toute façon, ils sont tout le temps là ! » réplique Rémi, habitué à cette surveillance.

    David, membre de divers collectifs de défense des forêts limousines.

    Les relevés de plaques d’immatriculation par des gendarmes sur des lieux de rassemblement pacifique, les survols d’hélicoptères lors d’événements en pleine campagne ou les convocations en gendarmerie sont devenus monnaie courante, même lors d’actions parfaitement légales : « une criminalisation de l’écologie politique » que ces militants perçoivent comme croissante. Thibault, un autre membre du « groupe forêt », évoque ainsi sa certitude d’être « fiché » ainsi que d’autres habitants inscrits selon lui sur des fichiers de renseignement pour leurs actions militantes. « Ça met une pression. On se sent surveillé », témoigne-t-il.

    La prévention face à l’intervention des forces de police est ainsi devenue un sujet de débats entre habitants militant pour la protection du vivant, qui se questionnent notamment sur la médiatisation de leurs luttes : « En même temps il faut qu’on informe le grand public, mais si on médiatise on va subir de la répression, affirme Thibault. Finalement, cette criminalisation des mouvements écologistes provoque une mise sous silence : c’est une forme de censure. »

    Les écolos comme épouvantails

    Cette présence policière et cette surveillance sont justifiées par la crainte de violences venues de l’« ultra-gauche » : un poncif des autorités publiques et de l’opposition politique aux mouvements écologistes du Limousin. Le terme est utilisé par les préfectures locales pour justifier des décisions administratives contre des militants, par des médias, ou par des représentants politiques : à l’image du député de Creuse Bartholomé Lenoir (Union des droites pour la République, UDR). Ce dernier, après avoir publié une pétition « contre l’ultra-gauche dans la Creuse », pointait le risque d’« implantation d’une ZAD en Creuse » lors d’une question au gouvernement à l’Assemblée nationale en novembre 20242.

    Ce climat d’« acharnement » s’amplifie avec l’émergence des « mouvements populistes mondiaux », selon Thierry Letellier, maire de la petite commune de La Villedieu. Installé en Creuse depuis plusieurs décennies, cet éleveur d’ovins à la retraite représente une figure locale des combats alliant agriculture paysanne et protection du vivant. « C’est très facile de brosser les gens dans le sens du poil et de leur dire de se battre contre ceux qui vont les empêcher de prendre leur bagnole », constate-t-il, l’air soucieux.

    « Les paysans peuvent casser et saccager absolument tout ce qu’ils veulent. Et simplement, tu mets trois écolos dans un champ, et il y a des centaines de policiers qui sont prêts à mutiler des gens. »

    Carmen et Vincent témoignent de la haine que concentrent les personnes identifiées comme écologistes. Les deux naturalistes racontent les menaces subies du fait de leur engagement pour la protection des deux loups installés sur le plateau de Millevaches et leur coexistence avec l’élevage : « On nous menace sur les réseaux sociaux, il y en a qui menacent de débarquer chez nous », raconte Carmen. Les deux naturalistes témoignent également de l’aggravation du climat local faisant suite au déclassement du loup au sein de la convention de Berne, en décembre 2024 : « Ça a encore débridé le comportement de certains éleveurs : ça les conforte dans leur position. »

    Ainsi, en mars 2025, la projection de leur documentaire La Part du loup à l’école forestière de Meymac a été annulée en raison de pressions exercées par la FDSEA et des Jeunes Agriculteurs de Corrèze sur l’établissement d’enseignement professionnel. Carmen et Vincent évoquent également l’intrusion suivie de dégradations commises par des membres de la Coordination rurale dans les locaux de l’Office français de la biodiversité (OFB) en novembre 2024 : « C’est quand même une attaque frontale ! s’exclame Carmen. Mais on les laisse faire. »

    Élevage ovin dans le Limousin.

    Dans ce contexte de violence de certains acteurs agricoles, l’ancien éleveur Thierry Letellier dénonce le « deux poids, deux mesures » des autorités : « Les paysans peuvent casser et saccager absolument tout ce qu’ils veulent, constate-t-il. Et simplement, tu mets trois écolos dans un champ, et il y a des centaines de policiers qui sont prêts à mutiler des gens. »

    L’entretien du clivage néo vs anciens ruraux

    À l’image de l’hétérogénéité des opposants à une gestion industrielle des forêts, le clivage entre néoruraux sensibles aux questions écologistes et ruraux de longue date est loin d’être figé. En revanche, il est savamment entretenu. « Beaucoup de personnes ont un intérêt à stigmatiser le plateau, les néoruraux, l’ultra-gauche, témoigne un membre de Méga-Scierie Non Merci. Ça permet de rendre plus compliquée la contestation en faisant croire à une mobilisation étant le fait d’une minorité violente et dangereuse. »

    « Le problème, c’est que ce genre d’accusations de violence des écolos perce ensuite dans l’opinion », déplore David. Originaire de Haute-Vienne, il s’installe en 2015 à Châtelus-le-Marcheix, en Creuse, département voisin. Entré au conseil municipal en 2022, il raconte avoir été rapidement assimilé à un néo-rural et à un militant violent du plateau de Millevaches à la suite de propositions sur les questions écologiques.

    Il propose notamment de mettre en place une régie communale agricole, un outil permettant à la collectivité de porter elle-même une activité de production agricole et d’en contrôler le cahier des charges. « Les gens ont assimilé ça à des propositions du Syndicat de la Montagne limousine, se souvient-il. Ils reprennent tous ce que les médias dominants, la préfecture et Bartholomé Lenoir leur vendent et ils se complaisent dans cette définition : ça leur permet de rejeter en bloc toutes contraintes environnementales qui seraient en opposition avec la pleine jouissance de la propriété privée. »

    La Villedieu, en Creuse.

    Tout en percevant un réel climat anti-écologiste chez certains habitants du territoire, des membres du collectif Méga-Scierie Non Merci nuancent l’importance du clivage entre néoruraux et anciens habitants. « Certains ruminent mais ils boivent aussi un coup avec toi ! On arrive à se parler », déclare l’un d’entre eux. « Les réactions anti-écolos viennent aussi du fait que les luttes écologistes sont perçues comme une critique morale des gens, complète son camarade. Mais nous, on s’attaque au modèle économique et aux gros projets industriels : pas aux pratiques des personnes qui font des coupes rases pour gagner leur vie. »

    Ainsi, la plupart des militants insistent sur les nombreuses convergences possibles entre habitants du territoire. « Face au climat national de multiplication de projets industriels totalement incohérents d’un point de vue écologique, il y a aussi un côté rassurant, estime David. Parce qu’en face, une prise de conscience gagne le cœur des populations et une fronde sérieuse s’organise : les habitants tissent des liens militants. C’est un système immunitaire écologique. » 

    1. Arrêté préfectoral modifiant l’arrêté n°23-2024-10-01-008 du 1er octobre 2024 autorisant la captation, l’enregistrement et la transmission d’images au moyen de caméras installées sur les aéronefs, préfecture de la Creuse.

    2. « Vote solennel sur la première partie du projet de loi de finances pour 2025. Suite de la discussion de la seconde partie du PLF 2025 ». Assemblée nationale, 12 novembre 2024.

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  • Duplomb et la FNSEA

    Ce soir, la pétition contre la loi Duplomb dépasse le cap du million de signatures. 

    Agriculture

     

    https://reporterre.net/Loi-Duplomb-un-texte-ecocidaire-redige-par-la-FNSEA

    Loi Duplomb : un texte écocidaire rédigé par la FNSEA

     

    Loi Duplomb : un texte écocidaire rédigé par la <span class="caps">FNSEA</span>

    La proposition de loi sur l’agriculture a été largement coécrite par la FNSEA. Concentré de reculs environnementaux, elle est portée par le sénateur Laurent Duplomb, lui-même ancien élu du syndicat productiviste.

    « Enfin ! » : mardi 6 mai, Arnaud Rousseau ne cachait pas sa joie. Le patron de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) saluait l’arrivée à l’Assemblée nationale de la proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Un texte controversé, au contenu explosif : réautorisation des néonicotinoïdes, soutien aux projets de mégabassines et d’élevages industriels... Du pain bénit pour l’agrobusinessman, qui encensait ce « moteur législatif dont notre agriculture a besoin pour redémarrer ».

    Si le président du puissant syndicat agricole apparaît si satisfait, c’est que le texte — examiné les mardi 13 et mercredi 14 mai en commission des affaires économiques — reprend quasiment mot pour mot ses revendications productivistes. Fin août 2024, FNSEA et Jeunes agriculteurs présentaient en effet leur loi idéale, pour « entreprendre en agriculture ». Au menu, déjà : l’épandage par drone, la réintroduction de pesticides interdits et la remise en cause du fonctionnement de l’Anses, l’agence chargée de donner le feu vert à la vente des produits phytosanitaires.

    « Connivence » avec la ministre de l’Agriculture

    « Clairement, il y a une filiation entre les demandes du syndicat et plusieurs articles de la loi », remarque Yoan Coulmont, chargé de mission plaidoyer de l’association Générations futures. Rien d’étonnant à cela : avant d’être le sénateur portant cette proposition de loi, Laurent Duplomb a été président FNSEA de la chambre d’agriculture de Haute-Loire, président pour sa région du géant du lait Sodiaal, membre du conseil de surveillance de la marque Candia. En bref, il est le petit messager de l’agro-industrie au palais du Luxembourg.

    Une liaison dangereuse facilitée par « la connivence » entre l’élu auvergnat et la ministre de l’Agriculture, Annie Genevard, selon Thomas Uthayakumar, directeur des programmes et du plaidoyer de la Fondation pour la nature et pour l’Homme. La locataire de la rue de Varenne s’est toujours montrée en phase avec les positions du syndicat majoritaire. Sans surprise, elle a défendu bec et ongles cette proposition de loi, qu’elle juge « consensuelle ».

    « Le RN agit comme le relais parlementaire de la FNSEA »

    Mais la FNSEA ne s’est pas contentée de tenir le stylo du sénateur Duplomb. Comme relevé par « l’éco-lobbyiste » Jordan Allouche, la députée Renaissance Danielle Brulebois a ainsi déposé huit amendements explicitement coécrits avec le syndicat agricole. Ceux-ci proposent de supprimer la séparation entre vente et conseil en matière de pesticides, de reconnaître les bassines comme d’intérêt majeur, ou encore de restreindre la définition des zones humides afin de limiter leur protection.

    Même scénario avec le Rassemblement national : sur les 54 amendements du parti d’extrême droite, pas moins de 15, tous déposés par la députée du Lot-et-Garonne Hélène Laporte, ont été « travaillés en collaboration avec la FNSEA ». La plupart concernent les élevages industriels, selon le pointage de Jordan Allouche, pour qui « le RN agit comme le relais parlementaire » du syndicat.

    Par ailleurs, d’autres articles déposés par des députés du Rassemblement national reprennent fidèlement les positions de la FNSEA, sur l’Anses, notamment. Aucun de ces amendements n’est sourcé, mais rien n’oblige les députés à le faire. « C’est là que le bât blesse, pour le lobbyiste citoyen. Cette opacité pose une question de transparence démocratique. »

    Coup de téléphone à François Bayrou

    Outre cette influence rédactionnelle, l’organisation agricole a fortement poussé pour accélérer l’examen du texte. Mi-mars, Arnaud Rousseau téléphonait directement à François Bayrou afin de mettre la proposition Duplomb en haut de l’agenda parlementaire.

    Avec succès. « Alors qu’on croule sous les textes à examiner, qu’on peine à trouver du temps pour débattre de l’énergie ou de la fin de vie, on arrive à débloquer une semaine entière pour étudier ce texte, s’agace la députée écologiste Marie Pochon. Et ce, alors même que des textes qui parlent plus directement des revenus agricoles, comme celui baptisé Egalim 4, ont été remis aux calendes grecques. »

    Dernier point de pression, et non des moindres : nombre de députés ont reçu lettres, courriels et coups de fil de représentants agro-industriels les incitant à voter le texte. L’association nationale des producteurs de noisettes a par exemple écrit aux parlementaires du Sud-Ouest en dénonçant « les situations de distorsion de concurrence auxquelles ce texte pourrait mettre fin ». Lors d’une rencontre avec les élus de la Loire, la FNSEA leur a remis une « note d’analyse » — que Reporterre a consultée — sur la proposition de loi, rappelant la position « favorable » du syndicat sur ce texte.

    Lire aussi : Pesticides : la fuite en avant des cultivateurs de noisettes

    Une force de frappe inégalée par les associations écologistes. Tandis que certaines ONG ne sont jamais reçues par le ministère de l’Agriculture, « le syndicat majoritaire a ses entrées dans le bureau d’Annie Genevard », illustre Henri Clément, membre de l’Union nationale de l’apiculture française.

    Pour l’apiculteur, le poids de la FNSEA tient aussi à ses muscles. « Ils peuvent bloquer des routes avec leurs tracteurs, mettre le bazar jusque dans des ministères [comme le saccage du bureau de Dominique Voynet en 1999], rappelle-t-il. Et bien souvent, ils ne sont pas — ou peu — poursuivis. »

    « Ces revendications n’émanent pas de la base »

    Qu’il soit discret ou offensif, « il y a un fort lobbying de la FNSEA », constate Pierrick Courbon, député socialiste de la Loire et apiculteur amateur. Avec un discours bien rôdé : « Tandis qu’ils minimisent fortement les enjeux autour des néonicotinoïdes, ils sur-dramatisent la portée de ce texte, observe-t-il, avec des propos comme “si vous êtres contre ce texte, c’est que vous êtes contre apporter une réponse à la crise agricole”. »

    D’après l’élu, l’effervescence autour de la loi Duplomb tient surtout de « la mobilisation corporatiste ». En clair : le texte est davantage porté par la direction nationale de la FNSEA plutôt que par une volonté paysanne. « On entend partout que la loi répondrait aux demandes des agriculteurs, mais je n’ai pas entendu d’agriculteurs réclamer plus de néonicotinoïdes ou d’élevages industriels, abonde Marie Pochon. Ces revendications n’émanent pas de la base. »

    « La FNSEA et les sénateurs de droite savent qu’ils ont l’oreille attentive de la ministre de l’Agriculture, donc ils foncent »

    Un avis partagé par le sénateur socialiste de la Loire Jean-Claude Tissot, lui-même agriculteur : « Est-ce que le fait de supprimer toutes les avancées environnementales va apporter du revenu aux agriculteurs ? Pas du tout », nous disait-il en janvier. Le texte ne propose rien sur les prix agricoles, rien non plus sur le changement climatique. Selon un sondage du collectif Nourrir, seuls 4 % des agriculteurs répondants se disent préoccupés par « l’interdiction et la réduction de l’usage des phytosanitaires », quand ils sont 21 % à s’inquiéter du dérèglement climatique.

    Alors, pourquoi une telle offensive ? « C’est une politique de la terre brûlée, estimait Jean-Claude Tissot en janvier. La FNSEA et les sénateurs de droite savent qu’ils ont l’oreille attentive de la ministre de l’Agriculture, donc ils foncent. » Pour Marie Pochon, les défenseurs de l’agroproductivisme entendent également surfer sur la vague réactionnaire. « Il existe une “internationale fasciste” qui a une lourde capacité d’entraînement et d’influence, dit-elle, avec des relais politiques et médiatiques qui sont des fabriques de l’ignorance et des fake news. »

    Des décennies de bataille

    Apiculteur retraité, Henri Clément connaît bien la FNSEA, pour avoir ferraillé contre elle depuis trente ans. « C’est l’agrobusiness qui pilote le syndicat, estime-t-il. Et c’est le syndicat qui copilote les politiques agricoles en France depuis des décennies. » Pour lui, la loi Duplomb n’est donc qu’un énième épisode dans une bataille de longue date.

    « Dès la fin des années 1990, le syndicat agricole et ses antennes, comme l’Association générale des producteurs de maïs, ont tout fait pour défendre les néonicotinoïdes, se souvient le défenseur des abeilles. Ils n’ont jamais cessé de se battre contre leur interdiction. »

    Dit autrement, les dirigeants syndicaux profitent d’un contexte favorable à leurs idées productivistes pour pousser leur avantage. Mais cette machine apparemment bien huilée n’avance pas sans embûches. Le 7 mai, la commission développement durable de l’Assemblée a vidé de sa substance la proposition de loi, en supprimant toutes les mesures controversées. Bien que cette instance n’ait été saisie que « pour avis », « c’est une première victoire, insiste le député insoumis Sylvain Carrière. Il y a un fort rejet de ce texte, parmi la population et parmi les députés. »

    Le texte doit désormais être examiné les 13 et 14 mai par la commission des affaires économiques, dont la version sera soumise en séance plénière à la fin du mois.