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Mortelles canicules
- Par Thierry LEDRU
- Le 20/08/2025
Quand on est rentré de notre virée à vélo, on a été sidéré de voir à quel point la nature avait souffert de cette dernière canicule. En dix jours, un des grands chênes sur le terrain a viré au jaune. Il n'y a plus une seule feuille verte. Et quand on regarde à l'horizon, on voit un nombre incalculable de zones entières qui sont grillées. Si on n'avait pas une souce sur le terrain, si on n'avait pas paillé et si je n'avais pas construit une structure en bois pour y poser des paillasses sur toute la surface du potager, tout serait mort. Est-ce que les gens ont bien conscience que l'été va devenir la saison de tous les dangers, celle qui sera la plus mortelle, pour nous et pour la nature toute entière ?...
« Les canicules sont une bascule vers un autre monde »
La canicule amène à un vrai « silence de sécheresse », qui conduit à la mort des animaux et des plantes. L’autrice Irène Gayraud a choisi de montrer ces souffrances par la poésie, pour mobiliser sur l’écologie.
Irène Gayraud est autrice, traductrice et maîtresse de conférences à Sorbonne Université, spécialisée en écopoétique. Passer l’été est un livre composé en vers libres, paru aux éditions de La Contre allée en 2024.
Reporterre — « Passer l’été », votre dernier livre, raconte l’été caniculaire de 2022, le plus chaud jamais enregistré en Europe. Comment est né votre désir d’écrire à ce moment-là ?
Irène Gayraud — Cette canicule de 2022 a été très longue : elle a démarré en juin et s’est poursuivie, par intermittence, jusqu’en septembre. Quand elle a commencé, j’étais chez moi, dans l’Essonne, au sud de Paris, et puis j’ai rejoint un lieu dans l’Aveyron que j’aime beaucoup, au fond d’une vallée, avec des sources, un ruisseau… Un lieu où je vais chaque année depuis l’enfance, et que j’avais toujours imaginé très résistant. Cette année-là, ce lieu aimé était méconnaissable. Tout l’écosystème était dans un grand état de stress. C’est cela qui a déclenché le besoin d’écrire, cette souffrance physique du lieu.
En plein mois de juillet, les arbres avaient déjà perdu leurs feuilles, ou elles avaient déjà roussi. Le ruisseau avait quasiment disparu, lui qui avait toujours été si présent, si sonore, presque comme un être vivant à nos côtés. Dans certains villages plus au sud, par souci d’économie d’eau, ce sont les fontaines qui avaient cessé de gargouiller — un vrai « silence de sécheresse » s’était abattu, une sécheresse conduisant à la mort.
Elle conduit à la mort des animaux, notamment. Vous parlez beaucoup de leurs souffrances dans votre livre, alors qu’elles sont en général invisibilisées.
Les souffrances animales, et même végétales, sont généralement passées sous silence. C’est pourtant poignant de voir, d’entendre des sangliers, des chevreuils aussi, s’aventurer près des zones habitées à la tombée de la nuit pour trouver de l’eau. C’était eux qui souffraient le plus, dans cette ruralité où je me trouvais, les animaux, les arbres, les plantes que nous voyions mourir et que nous n’avions pas le droit d’arroser…
Bien sûr, nous, humains, souffrions aussi de la canicule. Comme je l’ai écrit : « À 8 heures c’est midi / À midi c’est impraticable / On reste à regarder le monde inaccessible par la fenêtre »… Mais, pour la plupart, nous allions quand même nous en sortir, avec l’eau en bouteille, les joggings de nuit en forêt avec une lampe frontale, etc.
« Deux busards passent et repassent
Sur la forêt carbonisée.
Ils crient. »Il est dommage que ces souffrances des autres espèces ne soient pas davantage éclairées, parce que beaucoup de personnes, même sans affinité avec l’écologie, ont une vraie sensibilité pour les animaux, les plantes, le milieu dans lequel elles vivent. Plusieurs lecteurs et lectrices m’ont d’ailleurs dit que les poèmes qui les avaient le plus touchés dans Passer l’été étaient ceux qui parlent des animaux et des plantes. Peut-être que montrer ces souffrances amènerait davantage de gens à se mobiliser sur les questions écologiques… Qui sait ?
Les médias ne témoignent pas assez de ces souffrances, selon vous ?
Les médias mainstream ne déplacent pas la focale, ils restent sur une focale humaine. Ils disent : « Voilà, c’est terrible, il y a des bois qui sont partis en fumée », presque comme si l’on ne sentait pas que c’étaient des arbres qui avaient brûlé.
Il n’y a pas de prise en considération qu’un arbre, ce n’est pas une chose. C’est un organisme vivant et un lieu d’habitation pour de multiples espèces. Parfois même ce sont des écosystèmes pluricentenaires qui disparaissent ! Notamment quand ce sont des forêts de chênes, et pas des forêts de pins industrielles. Mais les grands médias n’ont aucune hauteur de vue sur cette question. Ils continuent de traiter les incendies selon le point de vue humain, prométhéen — Prométhée, le dieu grec qui vole le feu à Zeus pour le donner aux humains, le dieu qui maîtrise le feu.
La seule question traitée est celle de la maîtrise du feu. C’est vrai que c’est essentiel de stopper les feux, bien sûr, mais notre rôle en tant qu’humains est-il encore exclusivement de dominer la nature, de la calmer, de la gérer, pour en tirer du profit, comme on le fait depuis longtemps dans l’Occident capitaliste ? Ne faudrait-il pas se demander, par exemple, si elle n’est pas en train de devenir immaîtrisable, justement, la nature, et pourquoi ?
La canicule, avec sa sécheresse, ses incendies, ce n’est donc pas seulement un mauvais moment à passer, c’est une bascule vers un « autre monde », selon votre expression ? Même aujourd’hui ?
Il me semble que c’est une bascule vers un autre monde. Cet été-là, on avait encore de l’eau, mais on sentait très bien que l’on était à deux doigts d’en être privé complètement. Cela signifiait la mort de tout : des animaux, des oiseaux, des arbres… Il y avait vraiment quelque chose de préapocalyptique, si je puis dire, à l’échelle du lieu.
J’ai voulu faire sentir cette bascule au lecteur de manière assez sensorielle, notamment en montrant que la sécheresse ne conduit pas seulement à la destruction d’êtres vivants, mais aussi de tout leur environnement, même sonore. Progressivement le monde se vide de ses habitants, de ses sons… Notre langue elle-même se modifie.
« L’air brûle en cramoisi en doré partout
un doré qui fait mal aux yeux
comme un éclat de lame. »Quand j’allais faire des courses au village, ou rendre visite à ma grand-mère, je n’entendais plus parler que de « fatigue », « accablement physique », « pénurie », « restrictions »… Ce n’étaient pas des mots que nous étions habitués à entendre ; nous n’avions jamais été en pénurie d’eau, elle avait toujours coulé à la demande au robinet. Mais notre nouvelle « triste langue », comme je l’ai écrit, témoignait de cette réalité infiniment triste qui est celle du désastre écologique actuel.
Les conflits commençaient aussi à germer autour des restrictions d’eau. Si beaucoup de gens n’ont d’autre choix que de les respecter, les plus riches, qui peuvent payer les amendes, peuvent utiliser plus d’eau. Tout comme les touristes aisés installés dans des gîtes ou hôtels peuvent profiter de l’eau qui manque aux habitants du lieu. C’est très problématique ! D’ailleurs, cela a engendré de la violence : des jacuzzis, par exemple, ont été vandalisés. L’ordre social était chahuté, l’écologie politique appelée à plus de justice sociale.
Cette année, la chaleur n’est pas comparable dans l’Essonne avec la canicule de 2022. Mais dans l’Aveyron, si, c’est peut-être même pire : mi-août, les températures avoisinaient encore les 40 °C, et les problèmes sont toujours les mêmes.
Quel était votre enjeu d’écrivaine avec ce livre ?
J’ai voulu documenter ce moment gravissime pour le rappeler à la mémoire dans le temps long de la poésie, de la littérature. Éviter qu’il soit balayé par l’actualité, « la vie continue », etc. Cela me paraissait important, dans la mesure où ce moment caniculaire risque de se répéter, et même de devenir la norme.
Avec la poésie, j’ai cherché à traduire davantage les émotions, les sensations ressenties durant cette période que, par exemple, la langue des médias. Pour moi, il était important de permettre aux lecteurs et lectrices de pouvoir les revivre par la suite.
Avec l’essor de la société industrielle capitaliste, notre monde s’est beaucoup désincarné. La presse, par exemple, affectionne les chiffres : « 80 % des insectes auraient disparu en Europe sur les trente dernières années », a-t-on pu lire il y a quelque temps. C’est bien de prendre la mesure de la catastrophe avec des chiffres, mais ça reste abstrait. Il n’y a pas d’émotion autour d’un chiffre, même vertigineux.
Si les citoyens sont coupés de leurs émotions, comment pourraient-ils s’engager pour défendre un monde commun plus viable ? Bien sûr, cette question des émotions n’est pas le problème essentiel — qui est beaucoup plus large, géopolitique —, mais, à mes yeux, elle est quand même très importante.
Passer l’été, d’Irène Gayraud, aux éditions La Contre allée, 2024, 80 p., 15 euros.
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L'étau se resserre
- Par Thierry LEDRU
- Le 19/08/2025
On vient de terminer un périple de 600 km en Bretagne, à vélo, avec les sacoches, en autonomie.
Partis de Guidel ( Morbihan), on est allé à Hennebont par la route (pistes cyclables et routes partagées) puis on s'est engagé sur la voie verte V8, le long du canal du Blavet. On est passé à Pontivy puis on a continué par "la rigole d'Hilvern" jusqu'à Saint-Brieuc. C'est un "chemin blanc", c'est à dire du stabilisé, terre, petits graviers, et empierrements. On voulait ensuite monter à Paimpol puis suivre la côte jusqu'à Perros-Guirrec par "la vélomaritime" mais on a été très déçu par le tracé. C'est vraiment un piège à touristes...Itinéraire principalement routier qui traverse des lotissements et des zones commerciales, la "riviera" briochine, une circulation dantesque, un monde de fou, tout le contraire de ce qu'on aime. On a quitté l'itinéraire quelques kilomètres avant Paimpol pour traverser dans les terres par des petites routes jusqu'à Morlaix puis on a pris une portion de la "Vélodyssée" (sur une ancienne voie ferrée, "chemin blanc "en stabilisé) jusqu'à Carhaix où on a suivi le canal de Nantes à Brest en direction de Mur de Bretagne et le lac de Guerlédan. De là, on a retouvé le canal du Blavet et on est rentré à Guidel en traversant Lorient de nuit.
Je ne sais plus combien de fois on est parti à vélo en France, avec nos vélos de raid. Trois fois en Bretagne, la GTMC de Clermont-Ferrand à Sète à VTT, deux fois la traversée intégrale du Jura, le tour de l'Aubrac, de Pontcharra à Sisteron par la grande traversée des plateaux du Vercors et le Diois, une virée de 700 km en Irlande etc... mais jamais on n'avait eu cette impression "d'encerclement." Au point que lorsqu'on a rejoint la côte nord entre Saint-Brieuc et Paimpol, on en est arrivé au malaise. Une foule permanente, du bruit incessant, des voitures, des vélos électriques à foison...Une difficulté jamais connue pour trouver un coin tranquille pour poser la tente. Des nuits gâchées par des musiques de "fêtes" portées à des kilomètres.
Plus de silence.
C'est effrayant. Cet encerclement par le bruit humain nous a amenés à nous enfuir de la côte et à traverser dans les terres, loin des lieux touristiques. Et c'est devenu difficile, vraiment difficile de trouver un lieu empli de silence.
L'étau se resserre.
L'impression de voir gonfler une masse grouillante et bruyante, nourrie par le désir immodérée de tout envahir, jusqu'aux recoins les plus perdus et pire que tout, à faire entendre leurs venues, sans aucune retenue, sans aucun respect pour ceux et celles qui ont besoin de silence. Je sais qu'on peut me répondre que "c'est l'été, les vacances, la fête, qu'il faut respecter la liberté de chacun"... Mais moi, quand je vis dans le silence, je n'impose rien à personne, je ne dérange personne, personne même ne sait que je suis là. Leur liberté de masse a-t-elle plus de valeur que la mienne parce qu'elle représente la norme ?
Pour quelles raisons les gens ont-ils besoin d'être aussi bruyants ? Ne cherchent-ils donc que ça ? Ne peuvent-ils trouver leur bonheur sans le faire savoir à la ronde ? Pourquoi sont-ils incapables de prendre en considération le fait que moi, et d'autres, nous souffrons de ce vacarme ?
Quand on s'installe sous les arbres, pour un bivouac, près d'un ruisseau ou d'un lac ou d'un chaos rocheux, nous prenons en compte tout ce qui vit là. Les oiseaux, les arbres, l'herbe, le ciel, les nuages, les insectes, tout ce qui vit là, près de nous, et qui ne se plaint pas de notre présence. Nous écoutons et nous parlons à voix basse.
De plus en plus, Nathalie et moi, nous réalisons que nous ne sommes pas "normaux". Et c'est réconfortant.
Tracé en jaune fluo
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Emballement climatique
- Par Thierry LEDRU
- Le 09/08/2025
Tout le monde a suivi l'incendie dans l'Aude.
Les images sont "brûlantes", tout comme l'est le problème de "l'emballement climatique".
Je vous invite à regarder la vidéo en lien ici : https://www.youtube.com/watch?v=6DbOZmbkh_o "
Emballement climatique 1 : Définition"
Le partage sur le blog n'est pas autorisé.
Si vous trouvez la force et que cette première vidéo ne vous a pas plombé le moral pour les dix prochaines années, il existe toute une série issue du même site :
épisode 2 : "conséquences"
épisode 3 : fonte du permafrost
épisode 4 : incendies de forêts
etc...
Un article du "Journal du CNRS" (2021)
https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-rechauffement-semballe-t-il
Le réchauffement s’emballe-t-il ?
29.10.2021, par
Mis à jour le 03.11.2021Temps de lecture : 13 minutesDe nombreux incendies dus à des chaleurs extrêmes ont touché la Grèce cet été, dont le village de Markati évacué le 16 août 2021.
Angelos Tzortzinis / AFP
Aucune région du monde n’est épargnée par le dérèglement climatique et la responsabilité des activités humaines ne fait plus aucun doute. L’heure est grave, et l’humanité doit réagir sans délais. État des lieux avant la Cop 26 qui débute le 1er novembre à Glasgow, en Écosse.
Cet article est issu du dossier « Climat : notre avenir en question », publié dans le n° 11 de la revue Carnets de science (link is external)(CNRS Éditions, en librairie le 4 novembre).
Le 9 août dernier, en entendant les membres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) deviser devant les médias du monde entier du premier volet de leur nouveau rapport (le sixième du genre depuis 1990), même les moins avertis se sont dit que l’affaire devait être grave. Inutile de le nier : l’affaire est grave. D’où les titres chocs des quotidiens, le lendemain : « Nos sociétés sommées d’agir » (Le Monde), « Au pied du mur » (La Croix), « Au bord du gouffre » (Libération)… « Ce rapport basé sur l’évaluation de 14 000 études publiées et approuvé par 195 pays n’est pas plus alarmant que les précédents, mais beaucoup plus solide scientifiquement, commente Jean Jouzel, ancien vice-président du Giec et membre de l’Académie des sciences. Il ne remet en cause aucune des conclusions antérieures du Giec mais les détaille, les affine, les enrichit, ce qui explique sans doute l’inquiétude qu’il suscite. »
L’effet de serre qui régule naturellement la planète s’est littéralement emballé au cours des quatre dernières décennies, dont la dernière est très probablement la plus chaude depuis 100 000 ans.
Une inquiétude renforcée par les événements climatiques graves survenus cet été, tels que les dômes de chaleur apparus sur le continent américain et le bassin méditerranéen, les inondations destructrices qui ont frappé l’Allemagne et la Belgique, ou encore les mégafeux qui ont sévi sur les différents continents. Le temps est loin où le président des États-Unis pouvait qualifier sans vergogne le réchauffement de « canular », et les climatosceptiques traiter leurs contradicteurs de… « nullards ». Certes, le climat terrestre n’a jamais été stable et fluctue naturellement depuis des millénaires.
Mais l’effet de serre qui régule naturellement la planète s’est littéralement emballé au cours des quatre dernières décennies, dont la dernière est très probablement la plus chaude depuis 100 000 ans. Un réchauffement vertigineux, véritable rupture aux échelles géologiques, est donc en marche depuis le début du XXIe siècle, 2020 ayant rejoint 2016 sur le podium des années les plus chaudes.
Surchauffe anthropique
À qui la faute ? Sans surprise aux êtres humains, locataires bien souvent insoucieux de leur propre « niche écologique » car cracheurs compulsifs de gaz à effet de serre (GES). Quelque 2 400 milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO2), le principal de ces gaz, se sont envolées dans l’atmosphère depuis 1850 ! Inédite par son ampleur et sa rapidité, la surchauffe actuelle de la basse atmosphère, où les GES s’accumulent avec une efficacité qui tient à leur longue durée de vie (plusieurs centaines d’années pour le CO2), est exclusivement imputable aux actions humaines (industrie, transport, agriculture, élevage, production d’énergie, usage des sols, déforestation…). Le léger doute qui subsistait, il y a peu encore, quant à l’influence possible des changements de l’activité solaire et du volcanisme est désormais levé. « Le rapport du Giec montre pour la première fois, sans équivoque possible, que l’entièreté du réchauffement observé au cours de la dernière décennie est d’origine anthropique », indique Christophe Cassou, chercheur au laboratoire Climat, environnement, couplages et incertitudes1 et l’un des auteurs du rapport.
Une centrale thermique au charbon rejette ses fumées dans un quartier de Shanxi, en Chine, le 26 novembre 2015.
Kevin Frayer / Getty Images Asiapac via AFP
De combien la température terrestre a-t-elle augmenté, globalement, depuis l’ère préindustrielle ? Le diagnostic est net et précis : 1,1 °C, chaque fraction de degré supplémentaire signifiant des bouleversements plus intenses, plus fréquents, plus longs et à plus grande échelle. « Le changement climatique n’est toutefois pas un phénomène homogène, ses effets ne sont pas identiques dans toutes les régions du globe, précise Pascale Braconnot, chercheuse au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement2. Les continents se réchauffent plus vite que les océans (+ 1,6 °C contre + 0,9 °C) et le réchauffement est particulièrement marqué aux hautes latitudes de l’hémisphère Nord (Sibérie, Canada septentrional) où il est deux à trois fois supérieur à la moyenne mondiale. Les zones qui se réchauffent le moins sont l’océan Austral et l’Antarctique. L’Arctique se réchauffe davantage parce qu’il est entouré de continents et l’Antarctique moins parce qu’il est encerclé par un océan. »
Concentration record de CO2
Bien d’autres chiffres laissent pantois. En 2019, les concentrations de CO2, en hausse de 47 % depuis le milieu du XVIIIe siècle, date d’apparition de la machine à vapeur, ont atteint 410 parties par million (ppm), un niveau sans précédent depuis 2 millions d’années. Celles de méthane, autre gaz à effet de serre particulièrement puissant, ont grimpé de 156 % et celles de protoxyde d’azote (issu principalement des engrais azotés et de certains procédés industriels) de 23 %, du jamais vu depuis 800 000 ans.
« La montée du niveau des mers est irréversible. Même si nous parvenons à réduire très fortement nos émissions de GES d’ici le milieu du siècle, le phénomène va continuer à augmenter pendant des siècles, voire des millénaires », selon Christophe Cassou.
Non moins inquiétant, les glaciers fondent à un rythme inédit depuis 2 000 ans. Et les océans, de moins en moins riches en oxygène et de plus en plus acides, au grand dam des poissons, des coraux et des coquillages, se sont réchauffés plus rapidement au cours du XXe siècle qu’à tout autre moment depuis la fin de la dernière glaciation, voilà 11 000 ans. Sans oublier l’élévation du niveau des mers, de l’ordre de 1,4 mm par an entre 1901 et 1990 et de 3,6 mm par an entre 2006 et 2015. Une hausse due principalement à l’expansion thermique (à hauteur de 50 %), la régression des glaciers continentaux (22 %) et des calottes polaires (20 %), et plus rapide depuis 1990 qu’au cours des trois derniers millénaires.
« La montée du niveau des mers est irréversible, dit Christophe Cassou. Même si nous parvenons à réduire très fortement nos émissions de GES d’ici le milieu du siècle, le phénomène va continuer à augmenter pendant des siècles, voire des millénaires. »
Quand l’extrême devient la norme
Une très mauvaise nouvelle pour les zones côtières et deltaïques. « Les grands deltas de la zone intertropicale (Gange, Irrawaddy, Mékong, Niger, Nil...), extrêmement fertiles, donc extrêmement attractifs, représentent moins de 2 % des terres émergées de la planète mais hébergent 7 % de la population mondiale, rappelle Mélanie Becker, chercheuse au laboratoire Littoral, environnement et sociétés3. Entre 1968 et 2012, le niveau des mers a progressé de 3 mm par an en moyenne dans le delta du Gange qui est le plus vaste et le plus densément peuplé (200 millions de personnes). Cette augmentation, qui résulte de la hausse globale du niveau des océans, est amplifiée par l’affaissement du sol (la “subsidence”), un processus lié à des facteurs naturels (tectonique des plaques, arrivée de près d’un milliard de tonnes de sédiments par an) et des actions humaines comme le pompage des nappes phréatiques par l’agriculture et l’industrie. Entre 1993 et 2012, le sol du delta s’est enfoncé de 1 à 7 mm, selon les endroits. Ce qui veut dire que d’ici à 2100, même dans un scénario de réduction des émissions de GES, la montée des eaux pourrait atteindre 85 à 140 cm suivant les régions et plusieurs millions de personnes être déplacées. » Au-delà de ce cas, selon un rapport de la Banque mondiale paru en septembre, le changement climatique pourrait contraindre 216 millions de personnes à migrer à l’intérieur de leur pays d’ici à 2050.
Comme le montre cette carte mondiale des feux d’août 2021, peu d’endroits ont été épargnés par les incendies ravageurs qui ont sévi cet été.
Source Nasa FIRMS application (https:// firms.modaps.eosdis.nasa.gov/) operated by the Nasa/GSFC ESDIS Project
Les événements extrêmes figurent, hélas, eux aussi en bonne place dans l’inventaire des répercussions liées au réchauffement. Vagues de chaleur et feux ravageurs dans l’Ouest canadien, en Californie, Sibérie, Turquie, Grèce, Algérie…, pluies diluviennes et crues dévastatrices en Wallonie, Allemagne, Chine, Australie… : l’été 2021 n’a pas été avare en catastrophes dont le nombre flambe presque partout depuis quelques années.
Le lien entre le réchauffement et les incendies, les inondations, les canicules et autres sécheresses hors norme est désormais clairement établi.
« Le lien entre le réchauffement et les incendies, les inondations, les canicules et autres sécheresses hors norme est désormais clairement établi », assure Pascale Braconnot. « Il faut considérer le changement climatique comme un amplificateur de phénomènes extrêmes déjà existants, et ce que nous vivons aujourd’hui comme un avant-goût de ce que nous vivrons demain », renchérit Christophe Cassou.
Bref, le futur ne s’annonce guère riant. D’autant que continuer à brûler des combustibles fossiles ne peut qu’amener les océans et les terres forestières, qui ont absorbé jusqu’à présent 56 % des émissions de CO2, à jouer moins efficacement leur rôle de « puits de carbone ». Autres épées de Damoclès pendues au-dessus de nos têtes : les événements dits « de faible probabilité mais à haut risque » tels que le dépérissement des forêts à l’échelle mondiale, la disparition rapide de la calotte glaciaire en Antarctique ou la perturbation des courants océaniques de l’Atlantique Nord. « Ces événements ont peu de chance de se produire mais, s’ils arrivaient, ils constitueraient des points de basculement pour le système climatique et leurs impacts sur les écosystèmes terrestres et marins, ainsi que sur les sociétés humaines, seraient dévastateurs », commente Christophe Cassou.
Autres événements extrêmes dus au dérèglement climatique : les tempêtes et les inondations destructrices comme celles qui ont frappé la ville d’Erftstadt-Blessem, en Allemagne, en juillet dernier.
Rhein-Erft-Kreis / Zuma Press / REA
Des cinq scénarios d’émissions de GES présentés par le Giec, seul le moins émissif, celui prévoyant une élévation de la température moyenne de la planète de 1,6 °C entre 2040 et 2060 (comparé à la période 1850-1900), et de 1,4 °C à l’horizon 2080-2100, respecte l’Accord de Paris scellé en 2015 par la quasi-totalité des dirigeants mondiaux et visant à rester « bien en deçà » de +2 °C. Or, au rythme actuel de réchauffement et vu la faible motivation de certains pays industriels pour baisser vigoureusement leurs émissions, les +1,5 °C ont de grandes chances d’être atteints entre 2030 et 2040, et la température de la planète d’avoisiner au minimum +3 °C vers 21004.
Demain, un monde zéro carbone ?
Qu’il faille aller plus vite et plus loin pour rattraper la bonne trajectoire ne fait aucun doute. Mais à quelques jours de la 26e conférence climat de l’Organisation des Nations unies (COP 26) organisée à Glasgow (Écosse) du 1er au 12 novembre, « moins de la moitié des pays signataires de l’Accord de Paris ont revu à la hausse leurs engagements de réduction de GES, constate Jean Jouzel. Le monde politique a pris la mesure des mises en garde des scientifiques, mais on est encore très loin du compte, d’autant que la principale aspiration des économies, à la sortie de la pandémie, est de repartir comme avant et non d’accélérer la transition écologique. Les ventes d’avions ont repris, le numérique poursuit de plus belle son expansion… »
« Le monde politique a pris la mesure des mises en garde des scientifiques, mais on est encore très loin du compte, d’autant que la principale aspiration des économies, à la sortie de la pandémie, est de repartir comme avant et non d’accélérer la transition écologique », constate Jean Jouzel.
Si l’Inde, la Russie, le Brésil, l’Australie, le Mexique, l’Indonésie, la Turquie, l’Arabie saoudite…, se montrent peu enclins à mettre en œuvre un mode de développement bas carbone, le « paquet climat » présenté à la mi-juillet par la Commission européenne ambitionne d’atteindre la neutralité carbone en 2050 moyennant, notamment, l’interdiction de la vente des véhicules à moteur à combustion dès 2035 et la refonte du marché du carbone. Autre signe encourageant, la Chine, premier pollueur mondial, s’est fixée comme objectif d’atteindre son pic d’émissions de CO2 vers 2030 et vise la neutralité carbone d’ici 20605 bien que Pékin ait annoncé début août la réouverture de quinze anciennes mines de charbon pour éviter une pénurie d’électricité…
De leur côté, les États-Unis ont promis de freiner l’emballement de la machine climatique en réduisant leurs émissions de GES entre 50 % et 52 % d’ici à 2030 par rapport à 2005. « Les Américains ne pouvaient pas ne pas emboîter le pas des Chinois, pointe Jean Jouzel. Le développement économique se fera, à plus ou moins long terme, dans un monde zéro carbone. La seule solution raisonnable, pour les trois blocs Europe/ Chine/États-Unis, est non seulement de participer à cette transition inéluctable, mais aussi et surtout d’en devenir le leader. Qui prendra la tête de la lutte contre le réchauffement gagnera la suprématie économique. »
Reportée d’un an pour cause de Covid-19, la COP 26 s’annonce comme la plus importante depuis 2015. Les négociateurs parviendront-ils à relancer une dynamique qui conduise à des engagements plus importants pour gagner la bataille contre le réchauffement ? « L’Union européenne va mettre dans la corbeille son engagement de réduire ses émissions de GES de 55 % d’ici à 2030, dit Jean Jouzel. Les États-Unis sont de retour sur la scène de la diplomatie climatique depuis l’élection de Joe Biden. Concernant les Chinois, la bonne nouvelle serait qu’ils annoncent un pic d’émissions pour 2025 et une descente rapide par la suite. Il faut en outre espérer davantage de solidarité vis-à-vis des pays en voie de développement. Sans financements adéquats, les pays du Sud n’auront aucune chance de faire face aux effets du changement climatique dont ils ne sont pratiquement pas responsables. Limiter le réchauffement de la planète, avant qu’il ne soit trop tard, reste un défi réalisable, mais l’effort à faire suppose une politique extrêmement volontariste. » ♦
Notes
1. Unité CNRS/Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique.
2. Unité CNRS/CEA/Université de Versailles Saint-Quentin.
3. Unité CNRS/La Rochelle Université.
4. Une étude parue en septembre dans Nature a conclu que pour ne pas dépasser la barre des 1,5 °C, il faudrait laisser dans le sol, d’ici 2050, près de 60 % des réserves de pétrole et 30 % de celles de charbon. Dire que le monde n’est pas sur cette trajectoire est un euphémisme.
5. « La Chine surprend en s’engageant à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2060 », A. Garric et F. Lemaître, Le Monde, septembre 2020.
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L'énergie qui guérit.
- Par Thierry LEDRU
- Le 08/08/2025
Presque vingt ans plus tard, je n'ai toujours pas d'explication. Ma jambe gauche était hors de contrôle, paralysée, les douleurs étaient au-delà de l'imaginable, je n'aurais jamais imaginé que ça puisse avoir cette ampleur, j'étais détruit, à ne plus être conscient de grand-chose sinon de ce mal permanent en moi. Je pourrais tenter de le décrire pendant des milliers de pages que ça ne servirait à rien. Cette réalité n'a pas de mots. Elle n'est qu'un désastre.
Et il aura suffi de quatre heures avec Hélène pour que je ressorte en marchant et j'aurais pu rentrer à pied chez moi. Mais au-delà de cette rémission incompréhensible et inespérée, ce que je m'explique encore moins, c'est l'extraordinaire voyage spatial, interstellaire, au-delà des confins, dans cette dimension éthérée où je n'étais plus que cette conscience plongée au coeur de la vie, une vie si miraculeuse que j'en suis revenu guéri.
Hélène m'a toujours affirmé qu'elle n'avait rien fait d'autre que de servir de "transmetteur", un point de contact entre mon âme et l'Esprit, le souffle créateur, la vie originelle, celle qui donne forme, celle qui anime, celle qui nourrit. Elle m'a toujours répété que je n'avais plus le choix, je devais tout abandonner pour accueillir l'énergie.
"Nous sommes comme des noix; pour être découverts, nous avons besoin d'être brisés". Khalil Gibran
J'étais sidéré par cette guérison mais plus encore par le fait de ne plus avoir peur de rien, ni que le mal revienne, ni que je perde au fil du temps les sensations phénoménales qui m'avaient envahi. Tout est toujours là.
C'est depuis cette période qu'il m'arrive parfois de rêver que je vole au-dessus des montagnes, je sens l'air, la vitesse, le déplacement de mon corps, je maîtrise totalement le parcours et je peux décider de ce que je veux aller voir. Il me suffit d'y penser pour y être aussitôt. Il m'arrive tout autant de retrouver les auras bleutées qui me parlaient, des formes légères, similaires à des méduses lumineuses, emplies de miroitements, comme des étincelles douces. Je n'ai jamais oublié les contacts de cette période et les phrases qui me restaient au réveil.
"Laisse la vie te vivre, elle sait où elle va."
Comment pourrait-on oublier ça ?
J'ai une sténose canalaire lombaire, une ossification du ligament jaune, une crête dure en bas du dos. Les hernies se sont solidifiées. Je ne devrais pas pouvoir marcher sans douleurs, dormir sans douleurs, rester assis sans douleurs, vivre sans douleurs. Et je n'ai rien. Je ne prends aucun médicament. Et je marche toujours, je monte sur les sommets, je fais des milliers de kilomètres à vélo. C'est inexplicable, médicalement parlant. J'ai une "électrification" dans le mollet gauche et des périodes de crampes nocturnes, une atrophie musculaire dont je limite l'extension par le sport d'endurance. Je suis toujours debout. Et il m'arrive de penser que c'est cette vie rencontrée, ce souffle vital dont j'ai pris conscience qui est toujours là.
"Je" ne suis pas debout; le souffle vital me tient debout.
Je sais que je ne serais pas le même si je n'avais pas vécu cette expérience. Je sais aussi combien il est difficile pour les autres de concevoir tout ça. Il m'est arrivé, de rares fois d'en parler, de vive voix. Je n'aimais pas ce que je ressentais, cette impression aux yeux de mes interlocuteurs d'être un "illuminé" ou un déglingué ou un mythomane.
Alors, j'écris. Et je reste caché.
LES ÉGARÉS
"L’apparition d’Hélène.
Un conseil d’une amie, une médium magnétiseuse, Leslie avait pris rendez-vous. Il avait étouffé les douleurs en triplant les doses de morphine. Se lever, marcher en traînant la jambe gauche, elle ne réagissait plus. Elle l’avait soutenu jusqu’à la voiture. Plus rien à perdre.
Une petite maison dans la montagne, un jardin très soigné, des volets et un portail violets.
Hélène en haut de l’escalier. Ce premier regard. Inoubliable. Tellement de force et tellement d’amour. Elle avait demandé à Leslie de les laisser. Elle lui téléphonerait quand ça serait fini. Il s’était effondré sur une banquette moelleuse. Les effets de la morphine qui s’estompaient, la terreur des douleurs à venir, tous ces efforts qu’il allait devoir payer. Une petite pièce lambrissée, aménagée pour la clientèle, des bougies parfumées, quelques livres. Ils avaient discuté, quelques minutes, tant qu’il pouvait retenir ses larmes puis elle l’avait aidé à se déshabiller.
« Je vais te masser pour commencer. Tu as besoin d’énergie. »
Il s’était allongé en slip sur une table de kiné.
Les mains d’Hélène. Une telle chaleur.
Elle parlait sans cesse. D’elle, de ses expériences, de ses patients, elle l’interrogeait aussi puis elle reprenait ses anecdotes, des instants de vie.
« Tu veux te faire opérer ?
- Non.
- Alors, il faut que tu lâches tout ce que tu portes. »
Il n’avait pas compris.
Elle avait repris son monologue, son enfance, ses clients, ses enfants, son mari, son auberge autrefois, maintenant la retraite, quelques voyages. Et tous ces clients. De France, de Suisse, de Belgique, de la Réunion … Elle n’avait rien cherché de ses talents. Ils étaient apparus lorsqu’elle avait huit ans, une totale incompréhension, des auras qui lui faisaient peur et puis elle avait fini par comprendre, nourrie par des révélations incessantes descendues en elle comme dans un puits ouvert.
Des auras … Les rêves qui habitaient ses nuits. Interrogations. Lui aussi ?
Les mains d’Hélène, sa voix, la chaleur dans son corps, ce ruissellement calorique. L’abandon, l’impression de sombrer, aucune peur, une confiance absolue, un tel bien-être, des nœuds qui se délient, son dos qui se libère, comme des bulles de douleurs qui éclatent et s’évaporent, une chaleur délicieuse, des déversements purificateurs, un nettoyage intérieur, l’arrachement des souffrances enkystées, l’effacement des mémoires corporelles, les tensions qui succombent sous les massages appliqués et la voix d’Hélène.
« Tu sais que tu n’es pas seul ?
- Oui, je sais, tu es là.
- Non, je ne parle pas de moi. Il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un que tu portes et tu en as plein le dos. Il va falloir que tu le libères. Lui aussi, il souffre. Vous êtes enchaînés.»
Il n’avait pas encore parlé de Christian.
Les mains d’Hélène, comme des transmetteurs, une vie insérée, les mots comme dans une caisse de résonance, des rebonds infinis dans l’antre insondable de son esprit, une évidence qui s’impose comme une source révélée, l’épuration de l’eau troublée, les mots comme des nettoyeurs, une sensation d’énergie retrouvée, très profonde, aucun désir physique mais une clairvoyance lumineuse, l’impression d’ouvrir les yeux, à l’intérieur, la voix qui s’efface, un éloignement vers des horizons flamboyants, il vole, il n’a plus de masse, enfin libéré, enfin soulagé, effacement des douleurs, un bain de jouvence, un espace inconnu, comme une bulle d’apesanteur, un vide émotionnel, une autre dimension, les mains d’Hélène qui disparaissent, comme avalées doucement par le néant de son corps, il flotte sans savoir ce qu’il est, une vapeur, plus de contact, plus de pression, même sa joue sur le coussin, tout a disparu, il n’entend plus rien, il ne retrouve même pas le battement dans sa poitrine, une appréhension qui s’évanouit, l’abandon, l’acceptation de tout dans ce rien où il se disperse, le silence, un silence inconnu, pas une absence de bruit mais une absence de tout, plus de peur, plus de douleur, plus de mort, plus de temps, plus d’espace, aucune pensée et pourtant cette conscience qui navigue, cet esprit qui surnage, comme le dernier élément, l’ultime molécule vivante, la vibration ultime, la vie, il ne sait plus ce qu’il est, une voix en lui ou lui-même cette voix, la réalité n’est pas de ce monde, il est ailleurs, il ne sait plus rien, un océan blanc dans lequel il flotte mais il n’est rien ou peut-être cet océan et la voix est la rumeur de la houle, l’impression d’un placenta, il n’est qu’une cellule, oui c’est ça, la première cellule, le premier instant, cette unité de temps pendant laquelle la vie s’est unifiée, condensée, un courant, une énergie, un fluide, un rayonnement, une vision macroscopique au cœur de l’unité la plus infime, des molécules qui dansent.
Où est-il ?
Fin du Temps, même le présent, comme une illusion envolée, un mental dissous dans l’apesanteur, ce noir lumineux, pétillant, cette brillance éteinte comme un univers en attente, concentration d’énergie si intense qu’elle embrase le fond d’Univers qui l’aspire, la vitesse blanche, la fixité noire, la vitesse blanche, la fixité noire, le Temps englouti dans un néant chargé de vie, une vie qui ruisselle dans ses fibres, des pléiades d’étoiles qui cascadent, des myriades d’étincelles comme des galaxies nourricières dans son sang qui pétille.
Il est sorti en marchant.
Que s’est-il passé ?
Aucune réponse.
Il ne sait rien.
Il se souvient d’Hélène qui l’embrasse sur le front alors qu’il est encore allongé. Il n’arrive pas à ouvrir les yeux. Comme l’abandon refusé d’un espace scintillant et la plongée douloureuse dans la lumière sombre de sa vie réintégrée.
Il aurait préféré ne jamais revenir."
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Jarwal et moi
- Par Thierry LEDRU
- Le 05/08/2025
« Bon, ça y est, le mollet gauche durcit, il va vers la crampe.
-Et plus tu y penses, plus tu accélères le processus.
-C’est facile à dire, ça, cher Jarwal, mais toi, tu ne l’as pas cette douleur, tu ne dois pas la gérer.
-Et si tu commençais par arrêter de vouloir la gérer, cette douleur.
-Ah, eh bien, ça m’intéresse de savoir comment.
-Arrête d’y penser et pense à tout ce qui fonctionne en toi. »
Silence.
« Est-ce que tu réalises vraiment, cher ami, que tu demandes à ton corps de fonctionner à la perfection et que lorsqu’un élément est perturbé, tu ne penses qu’à lui ? Tu n’as pas l’impression d’être quelque peu irrespectueux ? Est-ce que tu réalises que tu vieillis et que tu vas vers la mort et qu’elle peut même survenir n’importe quand ? Est-ce que tu ne crois pas que tu ferais mieux de te réjouir d’être là, en montagne, là-haut, ces lieux que tu aimes tant ? Ne crois-tu pas que ce bonheur que tu négliges au point de l’oublier pourrait nourrir les forces dont tu as besoin ? Ne comprends-tu pas que c’est toi qui te détournes de ce bonheur en te focalisant sur cette douleur ? Quand vas-tu comprendre que cette plainte que tu entretiens n’est qu’une forme de victimisation et que, non seulement elle ne t’apporte rien, mais elle te prive de la joie de vivre ? La joie de vivre guérit les douleurs. Voilà ce que tu dois saisir, non pas mentalement mais dans tes fibres, dans ton âme, dans l’intégralité de ton être.
-Pourquoi dis-tu que je me complais dans un rôle de victime ?
-Je n’ai pas dit que tu t’y complais. Je dis simplement que lorsque tu te laisses emporter par des ressentis néfastes, tu entretiens ce statut de « pauvre bonhomme tout abîmé avec son dos cassé » et en même temps une espèce « d’héroïsme » puisqu’en parallèle à ce constat médical, tu continues à marcher en montagne. Tu réalises combien tout ça est très infantile ? »
Silence.
J’ai mis deux bonnes heures à encaisser le coup, je tournais tout ça en boucle en continuant l’ascension vers le sommet, la pente était rude, des éboulis instables, parfois je devais pousser sur la plante des pieds, je me concentrais sur l'appui des bâtons, sur la poussée des épaules, sur la sangle abdominale serrée sans que ça ne perturbe la respiration, sur le cheminement que je devais trouver, puis sur la visualisation de mon sang dans mes muscles, puis sur l'absolue beauté de ce silence minéral, juste le crissement des pierres sous mes pas, ce rythme régulier, comme celui de mes souffles, j'ai levé les yeux aussi, vers les cimes et vers les nuages punaisés sur le bleu du ciel, j'ai veillé sur Nathalie dans les passages vertigineux, j'ai cherché le rapace qui venait de lancer son cri aigu, je l'ai vu dans les ascendances, parfaitement immobile, maître de son vol, puis on a traversé un champ de neige, un rescapé de l'hiver à l'ombre d'une falaise et le sommet s'est dessiné, à quelques encâblures.
Et j’ai réalisé soudainement que mon mollet gauche fonctionnait parfaitement.
Deux heures sans y penser.
Et j’ai éclaté de rire.
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Les sommets de Belledonne
- Par Thierry LEDRU
- Le 04/08/2025
J'ai fait le tour de mes photos des sommets de Belledonne et ça doit tourner entre 500 et 600...Et je pense que si je vis encore quelque temps, j'en referai tout autant. Des photos aux quatre saisons, à pied, à skis de randonnée, en raquettes, à neige, à VTT, dans les lacs, dans les torrents, dans les forêts, dans les tempêtes, sous le soleil, sous les nuages, dans le brouillard, sous la pluie, le matin, la nuit.
J'ai vu les rares glaciers qui subsistaient dépérir inexorablement mais pour le reste, rien ne change. Il n'y aura pas d'installations à touristes ici, pas d'extension de stations de ski et le Collet d'Allevard aura même du mal à tenir.
Il y a longtemps déjà que je ne mets plus les topos précis de nos sorties sur le blog et je sais que même si je parle de ce merveilleux massif, ça n'amènera pas grand-monde et que sans la motivation nécessaire, les curieux ne tiendront pas longtemps.
Belledonne se mérite. Ou se quitte.
Les précieux cairns qu'il faut trouver pour se repérer dans la brume.
Chercher les meilleurs passages tout en veillant sur elle. Trente-six ans à crapahuter ensemble dans les montagnes.
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Les bouquetins de Belledonne
- Par Thierry LEDRU
- Le 04/08/2025
Belledonne est un massif difficile d'accès, pentes raides, des étendues de rochers laborieux à franchir, peu de balisages, des sentes parfois difficiles à trouver et parfois rien du tout, des montées à vue, avec la carte et son "sens" de l'itinéraire, les vallons isolés sont nombreux.
Sur les crêtes, les arêtes, les sommets, au bord des lacs, on peut voir de nombreux bouquetins. Etre silencieux, sans gestes brusques, sans vouloir s'approcher trop près, surtout si les mères protègent leurs petits (tout le monde s'enfuira), ne pas avoir de chien avec soi, bien évidemment (et d'ailleurs, comment espérer voir des animaux sauvages en montant avec un chien...) C'est "amusant" de voir aussi ces groupes de quatre, cinq, six personnes qui montent en parlant fort et qui demandent s'il est possible de voir des marmottes, des chamois, des bouquetins... Et je leur réponds,
"Non, vous n'en verrez pas, ils sont partis depuis longtemps.
- Ah, mince, il n'y en a plus ici ?
-Si, il y en avait avant que vous arriviez, au revoir."
Je ne supporte pas les gens qui parlent en montagne autant qu'ils respirent.
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L'expérience nécessaire
- Par Thierry LEDRU
- Le 03/08/2025
On a passé sept jours dans le massif de Belledonne, un massif qu'on aime infiniment. D'abord parce qu'il est complexe, que les itinéraires pour atteindre un sommet ne sont jamais évidents, que les balisages se résument à pas grand-chose et qu'il faut de l'expérience, l'oeil du montagnard pour trouver le cheminement parmi les chaos rocheux, les arêtes, les crêtes, les couloirs, les éboulis, les sentes, les vires.
Pour atteindre le sommet de la Belle Etoile, sur le versant du col du Glandon, on a marché 20 kilomètres, passé les 2000 mètres de dénivelée, six heures de marche effective, aller-retour et on a vu six personnes au bord des lacs des Sept-Laux et plus personne au-dessus...Seuls avec les bouquetins. Dans un silence minéral absolu. Le vallon final qu'il faut remonter est si large qu'il y a de nombreux passages possibles mais il faut trouver le bon, celui qui consommera le moins d'énergie possible car atteindre le sommet est une chose mais en montagne, la sortie est finie au retour en bas, et pas avant. Donc, il faut savoir se préserver.
La sortie au Pic nord du Merlet n'a pas abouti par exemple. Parce que le final était devenu trop dangereux en raison de la brume tenace qui couvrait les sentes terreuses et les rendait trop glissantes, un cheminement invisible au-dessus des barres, les rochers mouillés, on a abandonné à 200 mètres du sommet après 1200 mètres de dénivelée et 3h30 de montée. Une chute sur l'arête finale aurait été fatale.
Par contre, on a atteint le sommet de l'Aup du Pont malgré une arête finale quelque peu délicate dans des couloirs ruiniformes où les prises n'avaient rien de bien solide. Mais rien n'est venu nous assurer qu'il était temps de faire demi-tour.
L'expérience.
La montagne n'est pas un lieu de facilité. Dès qu'on sort des sentiers balisés et qu'on s'engage dans des pentes aléatoires, on ne sait pas si on sortira en haut mais décider d'un demi-tour fait partie de l'expérience. Et pour accumuler de l'expérience, il faut rester en vie.
L'expérience, c'est ce qui permet d'assurer le cheminement. Elle se nourrit des milliers d'heures passées pour se projeter en avant en appliquant les connaissances pour que le pas à faire soit le plus sûr possible.
C'est évidemment cette exigence qui nourrit notre amour pour les montagnes.
Là-Haut, l'individu construit intérieurement un espace qu'il connaît, un assemblage parfaitement stable, chaque pièce du puzzle venant s'ajouter aux autres pour que l'image entière s'étende, s'agrandisse, prenne une ampleur qu'il n'est même pas possible d'estimer car on ne peut présager des événements, des situations complexes, des moments de sérénité, des peurs assumées, des émotions engrangées, des bonheurs accumulés et des savoirs acquis. Et tout ça construit l'expérience. Tant qu'on reste en vie.
Dans un couloir où je passais en premier à la recherche de l'itinéraire, Nathalie a préféré s'engager dans une brèche sur la gauche et elle s'est retrouvée bloquée, n'arrivant ni à monter, ni à descendre. J'étais trois mètres au-dessus d'elle et je suis redescendu au mieux pour revenir sous elle et la guider vers le couloir que j'avais commencé à remonter. Tous les deux, on a senti que la situation était tendue. Il ne fallait pas tomber, pas là. Mais on a vécu l'épisode du canyoning ( voir le lien "Délivrance") et de nombreux autres cas où la tension était réelle et ces expériences-là sont comme des ancrages qui affermissent les prises glissantes sous les pieds, décuplent l'acuité de la vision pour trouver "la" prise qu'il fallait trouver, nourrissent les forces nécessaires pour passer le pas.
L'expérience.